Sur le faible échantillon de fruits obtenus par les fécondations manuelles déjà expérimentées, très peu ont donné naissance à une graine viable depuis les premiers essais de 1985, sans que personne ne puisse vraiment l’expliquer. Pourquoi ses graines semblent-elles stériles ? Pour le comprendre, le ministère de l’Agriculture mauricien et le service des parcs nationaux ont conduit de multiples programmes de recherche et se sont entourés de partenaires du monde entier.
En 1987, des biologistes irlandais ont ainsi tenté la culture in vitro d’embryons immatures, prélevés dans les graines de Hyophorbe amaricaulis, sans succès. En 2006, après de longues négociations avec les autorités mauriciennes, Viswambharan Sarasan, directeur de recherche de l’un des plus prestigieux centres de recherche botanique au monde, Kew Gardens à Londres, a obtenu le droit de prélever des fruits. Cette fois, la culture in vitro a fonctionné et la victoire n’a jamais semblé si proche. Mais trois mois plus tard, quand les précieuses plantules sont sorties de leurs fioles, elles ont rendu l’âme une à une…
Conserver les fruits au frigo
Nouvelle tentative en 2010. Cette fois, c’est le « messie des plantes » qui s’est penché sur le cas du palmier. Électron libre tendance survolté, l’Espagnol Carlos Magdalena a adopté ce surnom que lui a donné la presse de son pays – sa longue chevelure brune n’y est sans doute pas pour rien –, au point d’en faire quelques années plus tard le titre de son livre, récit d’une vie à courir le monde au chevet des végétaux rares. Parmi ses faits d’armes, le sauvetage du café marron, un arbuste des îles Mascareignes. Pour le palmier, le personnel des parcs nationaux de Maurice a suivi les recommandations du botaniste : conserver les fruits en sac stérile et les stocker au frigo.
Avant de reprendre l’avion pour l’Europe, Carlos Magdalena s’est arrêté pour récupérer le matériel à la pépinière, tombant nez à nez avec un ouvrier horticole en train de mâcher les fruits de l’arbre à protéger. Le coupable a immédiatement précisé que c’était la première fois qu’il goûtait cette variété. Quiproquo, indifférence ou provocation, personne ne sait ce qui a rendu l’incident possible. Au bord de la crise de nerfs, Carlos Magdalena a quitté l’île avec trois graines, qui ont péri peu après.
Pendant ce temps, le palmier a vieilli, il montre aujourd’hui des signes de faiblesse. Ses fruits tombent au bout de quelques mois, bien avant qu’on puisse y déceler un embryon. Une plaie se creuse sur son stipe – son tronc. Les cas désespérés n’effraient pas Stéphane Buord. On peut même dire qu’il les affectionne, en digne héritier du fondateur du Conservatoire de Brest, Jean-Yves Lesouëf, l’un des premiers à s’être alarmé du sort des plantes dès les années 1960.
À coups de gourdin
Si le paysage de Maurice paraît verdoyant vu du ciel, on estime que seuls 2 % des forêts qui couvraient l’île avant l’arrivée des hommes existent encore. Déforestation, pression démographique, urbanisation : l’histoire s’est ici écrite en accéléré, au détriment de nombreuses espèces. « L’île Maurice fut l’un des derniers territoires au monde à être colonisés par les hommes et c’est l’un des plus détruits. On est un peu une caricature du monde, en pire », résume l’universitaire Vincent Florens, capable d’autant de cynisme que d’abattement quand il dépeint son pays.
Les Hollandais, les premiers à s’établir sur cette île, vierge de toute occupation humaine jusqu’en 1598, ont découvert une terre paradisiaque couverte d’arbres rares et précieux. La nourriture était abondante et la faune peu farouche. Une gravure montre deux marins chevauchant une tortue géante sur la plage tandis que d’autres persécutent des oiseaux à coups de gourdin. L’éden s’est vite transformé. Avec les Européens ont débarqué des animaux exotiques – singes, rats ou cochons – qui ont mis en péril l’équilibre insulaire et causé des ravages sur la faune locale, inadaptée à toute forme de concurrence. Les Hollandais ont abattu les arbres du rivage, notamment les ébéniers, pour exploiter le bois noir du centre de leur tronc.
Quand les Français ont pris possession de l’île en 1715, ils ont continué le saccage pour la transformer en colonie rentable, jusqu’à ce que les Anglais la leur ravissent et intensifient la production de canne à sucre. Le plateau sur lequel pousse Hyophorbe amaricaulis est l’une des dernières zones à avoir subi la déforestation. À l’époque, les colons, établis sur les côtes, ne s’y hasardaient que pour poursuivre les esclaves marrons. Peu à peu, les plantations de canne ont progressé. Sur les hauteurs, la forêt a été exploitée à partir de 1850, et des villas ont jailli de terre. En 1890, on comptait déjà 10 000 habitants à Curepipe. La ville a émergé si vite « qu’on pourrait croire son plan dessiné par un halluciné », rapporte l’historien Charles Giblot Ducray, dans son Histoire de la ville de Curepipe (1957).
Casino délabré
À l’arrivée à la gare routière de Curepipe aujourd’hui, les clichés enchanteurs des agences de voyage sont bien loin. Un microclimat assure un ciel souvent gris. L’air est gorgé d’humidité. La ville construite sur des marécages a été asséchée par un système de drains, mais comme l’explique un Curepipien, en pataugeant en sandales dans son jardin, « lors des grosses pluies, l’eau reprend ses droits ». Au cœur du centre-ville, le marché se déploie dans un étrange bâtiment en forme de silo à grains. En face, le casino est tellement délabré qu’on lui trouve au premier abord le charme d’un établissement abandonné. En regardant de près, on découvre qu’il ne l’est pas. La presse locale indique néanmoins qu’il n’a plus de quoi payer les gains des clients.
À quelques arrêts de bus de là, le Jardin botanique est désert au petit matin. Seule une promeneuse en fait le tour d’un pas pressé. Elle interrompt sa marche le temps d’une mise en garde : « Attention, des voleurs peuvent surgir des bosquets ! » Mais il n’y a que des chiens errants pour rôder autour du kiosque à musique victorien et le long des bassins remplis de nénuphars. À l’abri de l’agitation de la ville, le jardin de deux hectares abrite de nombreuses espèces indigènes, comme le bois macaque aux larges feuilles luisantes ou encore l’arbre du voyageur, déployé comme un éventail.
Le voilà enfin, le palmier orphelin, à côté d’une poubelle et protégé par une cage en métal. « C’est ça, une plante rare ? »
Au détour d’une allée, le voilà enfin, le palmier orphelin connu des botanistes du monde entier, juste à côté d’une poubelle et à l’ombre d’un opulent camphrier. Son stipe grêle et grisâtre, entaillé d’une profonde fissure, soutient sa maigre couronne formée de quatre palmes. La cage de métal de plusieurs mètres de haut qui l’encercle pour le protéger et permettre de grimper jusqu’à ses fleurs ne fait que renforcer la pitié qu’il inspire. « C’est ça, une plante rare ? » Voilà ce qu’a pensé Émeline Renou, jardinière au Conservatoire botanique de Brest quand elle a pris ses fonctions auprès des espèces menacées. Et c’est bien la première impression que provoque la plante la plus rare au monde sous le ciel gris de Curepipe.
L’après-midi, le jardin s’anime, mais aucun flâneur ne daigne s’attarder devant le vieux palmier. En face de la plante esseulée, trois générations d’une même famille dégustent des sablés recouverts d’un glaçage aux couleurs nationales, en l’honneur des 55 ans de l’indépendance de la République mauricienne, célébrés la veille. Ils connaissent vaguement l’histoire d’Hyophorbe amaricaulis, mais ouvrent des yeux stupéfaits en apprenant que l’espèce n’existe nulle part ailleurs. « Peu de Mauriciens ont conscience de l’exceptionnelle biodiversité de leur île. Sur un territoire où l’on a détruit 95 % des forêts, comment voulez-vous que les gens aiment la nature ? », se désole Vincent Florens.
Ramener la corne à la maison
Stéphane Buord reconnaît que ce vieux palmier est « dégingandé ». Chaque année, avec Catherine Gautier, il se rend à Maurice pour différents programmes de conservation. Quand il pense à Hyophorbe amaricaulis, il entend le tic-tac du chronomètre. Les essais en cours sont encourageants, mais rien n’est encore joué. En l’absence de graines suffisamment matures pour extraire un embryon, Catherine Gautier a réussi à mettre en place un protocole en travaillant sur une espèce voisine mais bien moins rare. En parallèle, elle tente depuis un an la culture in vitro de l’inflorescence. Après deux échecs, le dernier essai en date a produit de minuscules amas de cellules. La piste est prometteuse : l’équipe brestoise veut retenter le même protocole afin de multiplier ses chances de régénérer une plante. Catherine Gautier a demandé à son intermédiaire à Maurice, Kersley Pynee, de lui expédier du matériel frais.
Le technicien du service des parcs nationaux est incollable sur Hyophorbe amaricaulis. Et il veut croire au succès de cette opération de sauvetage. Ce fervent pentecôtiste d’origine créole ne manque pas de « remercier Dieu » quand il raconte son apprentissage tardif de la botanique, entre mémorisation des termes latins et sorties dans les bois dès l’aube. La cinquantaine, tout en muscles, il s’est acharné, jusqu’à si bien connaître la flore de son île que deux espèces portent son nom, ce qui le remplit de fierté.
Ce jour-là, armé d’un sécateur, Kersley Pynee grimpe à l’échelle pour atteindre la couronne du palmier. D’un coup sec, il tranche le seul rameau de fleurs en formation et glisse la corne luisante dans un sac de congélation. Il vérifie les tampons sur les documents officiels car même les végétaux ont besoin de papiers pour passer les frontières, et me tend le paquet en silence, d’un air confiant. Dans ma valise s’envole vers la France un morceau du dernier Hyophorbe amaricaulis, seul souvenir qui mériterait que les douaniers demandent, à l’aéroport : « Transportez-vous des objets de valeur ? »