Fin juillet, une dispute éclate entre le mari, l’amante et la gérante devant les employés du château. Ils se parlent en russe, Alexandru comprend tout. Kateryna Rusanova exige que les recettes soient déposées à la banque chaque fin de semaine, mais le couple Rudolph-Olga lui rétorque que ce sont eux qui décident. Ils ont pris l’habitude de puiser dans les caisses en fonction de leurs besoins, constate-t-elle, paniquée par les libertés qu’ils prennent. Elle insiste : « Certains ouvriers ne sont pas déclarés », faisant référence aux Moldaves logés dans une dépendance, qui effectuent des travaux dangereux, assurés par une simple corde, ou qui dessouchent des restes d’arbres dans le parc à coups de pioche. Elle a « peur de finir en prison ». Face à sa détresse, les châtelains explosent de rire : « Ce n’est pas toi qui iras en prison, mais Alla. C’est déjà prévu pour elle. » L’Ukrainienne est scotchée. « Que pouvais-je faire ? Appeler la police ? » Dès le lendemain, elle claque la porte, avertissant Alexandru et sa femme : « Sauvez-vous, vous ne le connaissez pas ! »
Quelques semaines après cet épisode, Alexandru trouve une feuille, qui ne lui est pas destinée, à l’arrière de la C6. Quelques phrases y sont griffonnées en ukrainien : « Concernant le licenciement de Katya… est-ce qu’un citoyen européen peut être gérant ? […] En attendant la préparation de tout ça, ne pas avertir Katya […] Alex – nouveau gérant – préparer la direction de la SCI. » Lui, le simple chauffeur, gérant d’un château ?! « J’ai pensé, “bingo, je vais enfin être déclaré”, alors j’ai accepté », confie-t-il à la présidente du tribunal de Nancy. Naïveté ? Reconstitution des faits ? À partir du 16 septembre 2016, Alexandru Arman est officiellement nommé gérant de la SCI luxembourgeoise Domaine de La Rochepot. Avec sa femme, ils s’installent au village, dans une petite maison, tandis que son patron mène la grande vie à Beaune.
Le jeune Moldave ne s’émeut de rien, habitué qu’il est à préparer des valises de billets pour l’Ukraine.
Alexandru Arman a appris avec Rudolph à ne pas voir, ne pas entendre et surtout ne pas répéter ou demander. Le procureur de Nancy le dit autrement : « Sa souplesse à l’égard de son employeur, qui consiste à lui rendre un certain nombre de services sans poser la moindre question, n’a d’autre contrepartie pour Alexandru Arman que de pouvoir conserver sa place et sa situation. » Son patron utilise « Rudolph » avec les inconnus, comme Sylvie Carnot, le maire de La Rochepot ou les habitants du village. Le nom de « Marius Daniel Mirza » figure sur ses analyses médicales ou sur le badge avec lequel il entre comme dans un moulin au Conseil de l’Europe à Strasbourg. Dans certains magasins de luxe, l’homme a déjà donné le nom de « Dmitri Tsitsianov » pour mettre des achats de côté.
Mais le jeune Moldave ne s’émeut de rien, habitué qu’il est à lui préparer des valises de billets pour l’Ukraine. Ainsi, quand son patron le missionne, à la rentrée 2017, pour aller scolariser ses quatre enfants à l’école privée Saint-Cœur, à Beaune, sous le nom de Tsitsianov, il s’exécute. C’est l’école que fréquente sa fille à lui, il explique travailler avec leur père, et l’inscription se fait sans problème. Mais, au retour des vacances de la Toussaint, la directrice de l’établissement lui tombe dessus : les enfants de son patron sont repartis à Cannes, chez leur mère. Et Alexandru ne peut pas s’empêcher d’entendre : « Vous savez que leur père s’appelle en réalité Dmitri Malinovsky et qu’il se fait passer pour mort en Ukraine depuis 2014 ? »
Petit poisson très gourmand
En février 2014, l’Ukraine est secouée par une guerre qui gronde dans le Donbass, opposant le gouvernement à des séparatistes pro-russes soutenus par Vladimir Poutine. Au sud du pays, à Odessa, ville portuaire sur la mer Noire et royaume de la contrebande comme des mafias, Dmitri Malinovsky est, depuis quelques années déjà, dans le collimateur des autorités judiciaires. C’est ce que raconte par le menu l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de Nancy lorsqu’elle évoque la personnalité de l’intéressé en vue de son procès.
Malinovsky a été conseiller municipal à Odessa en 2006 pour le Parti des régions – formation pro-russe longtemps dirigée par l’ancien président Viktor Ianoukovitch. Son nom est ensuite cité dans plusieurs dossiers louches qui l’ont mené en prison de mars à juillet 2014 : escroqueries, pots-de-vin et corruption. Dans ces milieux, il est considéré comme un petit poisson. Mais l’Ukrainien est malin, et surtout très gourmand. À sa sortie, il a été mis en cause dans une nouvelle affaire. Un contrat de 13 millions d’euros, dans lequel il aurait joué le rôle d’intermédiaire, pour la fourniture d’engrais à une entreprise spécialisée dans les fertilisants chimiques, Dreymoor Fertilizers, installée à Singapour et détenue par un homme d’affaires russe, Alexander Shishkin. Ce dernier n’a jamais réceptionné la marchandise, et l’argent de la transaction s’est envolé.
Le mari d’Alla aurait succombé à un accident de la route près de Louhansk, en pleine zone de guerre.
Étrangement, quelques mois après la signature du contrat, l’épouse Malinovsky signale la mort de son mari aux autorités. Alla affirme que celui-ci a disparu depuis des semaines et qu’elle a récemment reçu par l’entremise d’un inconnu une urne funéraire contenant ses cendres. Son mari aurait succombé à un accident de la route près de Louhansk, en pleine zone de guerre. Aucune enquête n’est diligentée par la police ukrainienne. Un acte de décès est délivré, indiquant que l’homme est mort le 24 octobre 2014.
Mais le procureur d’Odessa, Igor Chorniy, est persuadé qu’il s’agit d’un mensonge, orchestré par l’homme et ses proches, pour sauver sa peau et détourner les millions d’euros. Un mandat d’arrêt est délivré par les autorités ukrainiennes le jour de l’ouverture de son procès devant la cour d’Odessa, auquel il ne se présente évidemment pas. Sa fuite entraîne son inscription en septembre 2015 au fichier des personnes recherchées d’Europol.
Tombé pour des impayés
C’est la fronde des artisans qui met le feu aux poudres en septembre 2017. Elle couve depuis plusieurs mois, menée par les ouvriers et employés du château, ulcérés de ne pas avoir été payés. Alexandru a essayé d’éteindre l’incendie comme il a pu en réglant quelques-unes des factures. Les autres sont allés raconter leur infortune à Manuel Desbois, journaliste au Bien Public, le quotidien régional. Intrigué, le reporter a mené l’enquête. « J’ai rencontré un premier artisan qui m’a parlé d’une ardoise de 8 000 euros, puis il m’a envoyé en voir un autre qui réclamait le double et ainsi de suite, jusqu’à l’office du tourisme qui ne vendait plus de tickets d’entrée pour le château car la cotisation annuelle de l’établissement – 550 euros – n’avait pas été payée. » Trois mois plus tard, le journal titre en une : « Factures impayées : le château a perdu son crédit ». Parmi les lecteurs, le procureur du parquet de Dijon, qui saisit la section de recherches de Dijon d’une enquête préliminaire.
Au cours des recherches, les enquêteurs français découvrent une plainte de l’épouse, Alla, déposée des mois auparavant par son avocat, au procureur de Grasse, disant : « Madame Malinovska Alla vient d’avoir la révélation que monsieur Malinovsky n’était en fait pas décédé » et « que, selon toute vraisemblance, il avait organisé sa disparition pour échapper à d’éventuelles poursuites pénales dont il faisait l’objet en Ukraine ». La jeune femme évoque des « pressions et menaces » notamment sur leurs enfants qu’il aurait tenté d’enlever au cours de l’été 2017. Les dominos n’en finissent plus de tomber.
L’enquête détermine que l’escroc a blanchi plus de 4,7 millions d’euros, notamment lors de l’achat du château.
Le 5 octobre 2018, Alexandru et sa femme sont arrêtés. Elle est rapidement écartée de l’enquête ; lui passe deux mois et dix-sept jours en prison avant d’être relâché sous contrôle judiciaire, le jour de Noël. À son domicile, les enquêteurs ont trouvé des mallettes contenant des chèques-vacances et 16 500 euros en espèces, « petit pécule » qu’il s’est constitué parce qu’il n’a « pas confiance dans le système bancaire mondial ». Constitué comment ? Pas avec ses salaires en tout cas : « Dmitri lui avait promis 3 000 euros par mois mais ne le payait pas », indique la femme du Moldave aux enquêteurs. Les sommes proviennent des recettes du château.
Relaxé du chef de travail dissimulé et de complicité de blanchiment, Alexandru est condamné pour abus de biens sociaux à une peine d’emprisonnement couverte par la détention provisoire. S’ajoutent un peu plus de 120 000 euros de dommages et intérêts, à payer solidairement avec Malinovsky en dédommagement des sommes détournées au détriment des sociétés Château de La Rochepot et Roche Pot – notamment pour assurer le train de vie de son patron, même si Alexandru Arman n’en a pas profité, il en était le gérant.
À la barre, l’Ukrainien ne reconnaît rien. Pas plus qu’Olga Kalina, Alla Malinovska ou Katya Rusanova, jugées pour les mêmes faits, les armes et les faux papiers en moins. Pourtant, l’enquête détermine que l’escroc a blanchi entre 2014 et 2018 plus de 4,7 millions d’euros, dont 3,3 millions lors de l’achat du château, de gravures de Salvador Dalí, de la Rolls-Royce Phantom VI – ultra rare – cachée dans une dépendance, et de l’hôtel-restaurant à l’entrée du village. Le reste – les valises remplies de billets de 500 euros et l’argent pioché dans la caisse du château – permettait d’assurer son train de vie somptuaire, celui de sa femme et de sa maîtresse – des sacs Hermès aux opérations de chirurgie esthétique en Suisse. Le tout grâce à des sociétés domiciliées dans des paradis fiscaux – Belize, République dominicaine ou Panama.
Le mobilier du château a été mis aux enchères pour solder une partie des dettes.
Partie civile au procès, Dreymoor Fertilizers est déboutée, même si Alexander Shishkin, son riche patron russe aux souliers rouges en cuir de crocodile, reste persuadé d’avoir été spolié. L’infraction n’ayant pas eu lieu sur son territoire, la justice française n’en est pas saisie. Une procédure en Ukraine est toujours en cours. « Nous attendons une décision ukrainienne qui nous permettra de consolider l’infraction initiale d’escroquerie », indiquent les avocates de Dreymoor.
Le 21 novembre 2022, Dmitri Malinovsky est condamné par le tribunal correctionnel de Nancy à quatre ans et demi d’emprisonnement sans mandat de dépôt certes – ordre immédiat d’incarcérer – ainsi qu’à une lourde amende de 100 000 euros à titre de peine principale, condamnations frappées toutes les deux de l’exécution provisoire. Ayant déjà passé plus de trois ans en détention dans l’attente de son procès, il ne lui reste en théorie que onze mois de prison à effectuer. Mais parce qu’il a interjeté appel, avec Alexandru Arman et Olga Kalina, les cartes pourraient être rebattues à l’issue d’un second procès. En conséquence, la justice française ne s’évertue pas vraiment à faire exécuter les peines de l’Ukrainien. À mesure que les semaines et les mois passent, Malinovsky ne semble plus intéresser grand monde et une seule contrainte lui incombe : celle de rester à disposition de la justice ukrainienne puisqu’une enquête est toujours en cours dans son pays d’origine. Concrètement, Malinovsky a l’obligation d’habiter à Nancy et de pointer au commissariat deux fois par semaine.
Depuis plus de cinq ans maintenant, le château, dont la présence est toujours signalée par des pancartes le long de l’autoroute A6, est fermé au public. Son sort est entre les mains de la justice, qui l’a confisqué. Son mobilier, des chaudrons en cuivre aux services Baccarat, a été mis aux enchères pour solder une partie des dettes. Le bouddha en bois sculpté, laqué et doré, de l’impératrice Tseu-Hi, assis en padmasana, a été adjugé 59 425 euros à un Bourguignon. Quant à Alexandru, il vit toujours au village de La Rochepot, dans sa petite maison au pied du château. Il a trouvé un emploi au Novotel de Beaune, où il a débuté comme réceptionniste. Il est maintenant assistant chef de réception.