Fin 2024, l’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur a provoqué la colère du monde agricole européen. Au cœur des crispations : l’importation de viande sud-américaine. Un steak sur quatre dans le monde est produit au Brésil, leader incontesté du secteur. La photographe brésilienne Carolina Arantes a passé six ans à documenter ce marché aussi complexe qu’opaque, devenu un enjeu central de la vie économique et politique du pays.
Les espèces bovines élevées au Brésil sont issues du zébu d’Inde, introduit dans le pays à partir de la fin du XIXe siècle, notamment pour sa résistance au climat local. La famille Garcia Cid compte parmi les pionniers. Krishna, l’un de ces bovidés importés, a tant contribué au succès de la maison qu’il est aujourd’hui empaillé dans le salon de la ferme familiale, située dans l’État du Paraná. « Le zébu, animal sacré dans l’hindouisme, est devenu très important pour l’économie brésilienne » , précise la photographe Carolina Arantes. L’expansion de ces empires a suivi un processus immuable : déforestation, installation d’une nouvelle ferme et développement d’un village alentour. Puis, dans un second temps, récupération des pâturages pour les transformer en champs céréaliers, et déplacement du bétail moyennant un nouveau grignotage de la forêt. « Pendant longtemps, la déforestation a été valorisée, on considérait qu’elle aidait au développement du pays. Les fermiers étaient vus comme des aventuriers » , poursuit la photographe. Basés à Uberaba (État de Minas Gerais), les Rodrigues da Cunha sont une autre grande famille d’éleveurs brésiliens. Pour atteindre cette ferme du Mato Grosso – l’une des onze qu’ils possèdent –, ses membres prennent l’avion. Cette région frontalière de la Bolivie est difficile d’accès par la route. « La propriété est tellement grande qu’on a passé quatre heures en voiture pour la visiter » , raconte Carolina Arantes. 30 000 zébus y sont élevés. Le Brésil compte plus de bovins que d’habitants, et la production s’accroît chaque année. En 2024, selon le ministère brésilien du Commerce et de l’Industrie, 2,9 millions de tonnes de viande bovine ont été exportées, soit 26 % de plus qu’en 2023. Dans ce système d’élevage en plein air où une vache occupe environ un hectare, la pression sur les terres est considérable. « Aujourd’hui, on arrive à la frontière verte, la limite de l’Amazonie sauvage. Ce sont des zones de forêt dense ou qui appartiennent à des populations natives » , rappelle la photographe. Dans cette région amazonienne de l’État de Pará située sur un territoire indigène protégé, 739 hectares de forêt viennent d’être brûlés quand la photographe prend ce cliché grâce à un drone. « Sur place, j’avais des cendres jusqu’à la cheville, elles rentraient dans mes bottes, relate Carolina Arantes. Cela faisait des années que le peuple Arara dénonçait une occupation dans cette partie de leur territoire. Ils n’ont jamais été pris au sérieux. » Pour déforester cette zone, 20 personnes ont travaillé illégalement pendant deux mois. Une piste d’atterrissage a même été aménagée. Ces taureaux appartenant à la famille Garcia Cid sont plus évolués que leur ancêtre Krishna. Les recherches génétiques et les divers croisements effectués ont permis d’obtenir des bovins toujours plus résistants et productifs : « Ils s’adaptent au changement climatique et à son lot de pluies ou sécheresses intenses. Ils grossissent aussi plus rapidement pour aller plus vite à l’abattoir. » Les vaches et les taureaux les plus performants sont dédiés à la reproduction. Ce business parallèle à l’élevage est extrêmement lucratif. Un technicien collecte la semence d’un taureau sur le site d’une entreprise internationale de génétique bovine, implantée dans la ville d’Uberaba. Au Brésil, ce marché est dominé par plusieurs sociétés américaines. La reproduction passe parfois par le clonage, sans obligation de le signaler à l’export. Ces bovins de reproduction ne sont jamais envoyés à l’abattage. Vivant dans des fermes de luxe, ils sont chouchoutés par des nutritionnistes et des vétérinaires qui vont jusqu’à masser les scrotums des mâles pour qu’ils produisent plus de sperme. Un échantillon de semence peut se vendre jusqu’à plusieurs milliers de dollars et certains animaux stars se monnaient à des prix astronomiques – en 2024, un nouveau record a été atteint avec la vente d’une vache pour 4,9 millions de dollars. « De telles sommes sont propices au blanchiment d’argent. Le milieu des ventes aux enchères d’animaux est connu pour ça » , précise Carolina Arantes. Nous sommes à Marabá (État de Pará), à 700 kilomètres de l’océan. Au mariage d’un éleveur, les invités ont rempli généreusement une boîte pour les nouveaux époux. « Les fermiers sont très riches mais ils ne sont pas bling-bling. Ce qui est important pour eux, c’est le nombre d’hectares qu’ils possèdent » , commente la photographe. Discrets, les fermiers côtoient des personnalités politiques importantes et font partie, avec le clergé évangélique et l’armée, d’un puissant lobby surnommé « Bœuf, Bible et Balles ». Soutien de l’extrême droite, ce dernier se regroupe autour de valeurs conservatrices. « Ce courant est majoritaire à la Chambre des députés. Certains fermiers ont soutenu financièrement la tentative de coup d’État de Jair Bolsonaro en janvier 2023 [après la victoire de Lula à la présidentielle, ndlr]. » Aujourd’hui, Lula, qui se pose en défenseur de l’environnement, semble coincé, analyse Carolina Arantes : « Le Congrès bloque certaines décisions de l’exécutif ou du judiciaire. » Antonio Ronaldo Rodrigues da Cunha, issu d’une famille d’éleveurs pionniers, a vendu en 2014 une partie de ses terres – 1000 prairies à vaches, pour un montant d’1,5 million de dollars. Le patriarche de 80 ans pose ici dans son salon à Uberaba, « entouré d’objets coloniaux » , précise Carolina Arantes. « Son fils est l’administrateur de l’entreprise et son petit-fils travaille avec eux. » La famille continue de s’adapter aux évolutions du marché, notamment avec l’ouverture au marché chinois en 2019 qui a nécessité d’accroître la production. En six années de travail sur le sujet, la photographe a constaté une évolution des mentalités chez les éleveurs : « La nouvelle génération est plus moderne, plus ouverte aux avancées scientifiques. » Certains investissent dans la recherche sur la fertilisation et l’amélioration du pâturage, qui permettent de réduire la taille des exploitations. Quelques instants avant sa mort, cette vache tente de s’enfuir pour sauver sa peau. « Les bovins sont conscients que leur mort est proche. Quand ils sont menés vers l’abattoir, ils deviennent agités et anxieux. » Cette vache s’est cassé une patte dans sa fuite, mais elle sera tout de même conduite à la mort. Les propriétaires de fermes vivent généralement en ville et laissent aux vachers le soin de s’occuper des animaux jusqu’à leur départ à l’abattoir. Confinées et engraissées dans un espace restreint quelques jours avant d’être conduites vers un abattoir de l’État d’Espirito Santo, ces vaches sont destinées à la Chine. Traditionnellement peu friands de viande rouge, les Chinois ont changé leurs habitudes de consommation depuis quelques années, notamment à la suite d’épidémies de peste porcine. Depuis 2019, ce marché n’a cessé de croître jusqu’à représenter aujourd’hui 44,5% de l’export bovin brésilien, selon le ministère du Commerce. Ce gros client ne demande aucune traçabilité ni engagement environnemental. Sa seule exigence : que les zébus soient jeunes, pour éviter la vache folle. Les Chinois consomment essentiellement des morceaux de bœuf peu nobles. Les membres de la très officielle Confrérie de la carcasse se réunissent une fois par an pour discuter de l’avenir de l’élevage bovin, mais aussi déguster des morceaux de choix. Tous recherchent la pièce parfaite : une viande plus grasse, aux fibres plus douces, ou plus facile à digérer. Objectif : parvenir à une qualité proche du bœuf européen ou argentin. Pour les producteurs, le traité UE-Mercosur, signé le 6 décembre 2024, est un gage de la qualité de la viande brésilienne, bien que ce marché ne devrait représenter que 2 à 3 % de l’exportation du pays. « Pour le Brésil, l’Europe est un baromètre, car ce marché a des critères exigeants en termes de respect de l’environnement et de traçabilité, analyse Carolina Arantes. Une fois que l’Europe achète de la viande, cela peut encourager d’autres pays à faire pareil. »