En plein hiver, l’homme le plus puissant de Chine débarque en tournée d’inspection dans une ferme rustique d’un lointain village du Hunan. Un néon exténué jette une lueur fade sur le misérable intérieur en terre battue. Éberluée de voir surgir un haut dirigeant qu’elle ne connaît pas, avec son entourage bruyant et des caméras, la maîtresse de maison, illettrée, demande : « Comment dois-je vous appeler ? » Une manière polie de s’enquérir. « Je suis un serviteur du peuple », répond Xi Jinping un demi-sourire aux lèvres, avec sa tête joufflue de sympathique Monsieur Tout-le-Monde. Les cheveux teints en noir et peignés en arrière comme tous les dirigeants chinois depuis Mao, il demande l’âge de la femme avant de lui prendre la main pour la faire asseoir et la rassurer : « Pour moi, vous êtes ma grande sœur. »
Cette savante mise en scène est diffusée à travers tout le pays. Xi Jinping aime montrer qu’il est proche du peuple. « Les souverains de jadis se devaient de nourrir la population. S’ils ne le faisaient pas, ils étaient renversés. Le rôle principal des empereurs consistait à nourrir le peuple, et c’est plus important que les droits de l’homme et la société civile », glisse-t-il un jour candidement à l’oreille de Barack Obama pendant un aparté.
Potentiel dirigeant à vie
Président de la deuxième puissance économique mondiale et de ses 1,4 milliard d’habitants, Xi Jinping prône « la grande renaissance », c’est-à-dire le retour à un puissant et prospère empire, et « le rêve chinois », destiné à replacer la Chine (zhongguo en chinois, ce qui signifie littéralement « pays du milieu ») au centre du monde.
« Il est temps pour nous d’endosser un rôle central dans les affaires mondiales et d’apporter une plus grande contribution à l’humanité », proclamait-il en octobre 2017 lors du 19e congrès du Parti communiste qu’il dirige. L’homme fort caresse aussi l’idée de bâtir une radieuse « communauté de destin » grâce à « un nouveau type de système politique » qu’il appelle « la solution chinoise ».
En un mot : le XXIe siècle sera chinois et Xi Jinping veut en être son prophète. Depuis le printemps dernier, un amendement constitutionnel supprime la limite des deux mandats de cinq ans imposée aux présidents chinois depuis les années 1980. Xi est donc devenu un potentiel dirigeant à vie, comme l’était le fondateur de la République populaire, Mao Zedong. Chef de l’État, chef du Parti et chef des armées, il s’est conféré le titre de lingxiu (« leader »), comme Mao. Et tous les murs du pays affichent des citations de sa « pensée ».
En Chine continentale, la moindre bribe de vérité non estampillée par le pouvoir est pourchassée comme un lèse-majesté, une rumeur malsaine.
Personnage obscur, kaléidoscopique, complexé, autoritaire, aussi pétri de contradictions que la Chine d’aujourd’hui, l’inaccessible autocrate a depuis cinq ans concentré tant de pouvoirs qu’on le surnomme le « président de tout ». Fini la direction collégiale instaurée voilà plus de trois décennies par le réformiste Deng Xiaoping. Xi est désormais au sommet d’un système pyramidal, où le chef a toujours raison. Son règne marque un tournant.
Une biographie du Leader entérinée par les plus hautes autorités a été promulguée. Elle est aussi sèche que succincte. S’enquérir d’autres faits et indices en dehors de ce portait figé s’annonce compliqué, tant le régime s’ingénie à obscurcir les contours du personnage. En Chine continentale, la moindre bribe de vérité non estampillée par le pouvoir est pourchassée comme un lèse-majesté, une rumeur malsaine. Des témoins de son parcours sont rappelés à l’ordre. « Bien sûr que je l’ai bien connu, mais vous n’y pensez pas ! c’est impossible », me répond-on lorsque je sollicite furtivement à Pékin un entretien auprès d’un compagnon de jeunesse de Xi Jinping.
En dépit d’une liberté de parole en théorie garantie pendant cinquante ans après la rétrocession de 1997, Hongkong ne constitue pas un meilleur terrain d’enquête. Un éditeur de l’ancienne colonie britannique purge une peine de dix ans de prison en Chine continentale pour avoir simplement tenté de publier, en 2012, une biographie non conforme. Afin d’entraver la mise sous presse d’un autre projet d’édition, cinq libraires et éditeurs basés à Hongkong ont été enlevés en 2015 par des agents chinois. L’un d’eux, un Suédois, a été kidnappé dans sa maison de vacances en Thaïlande.
On ne touche pas à Xi Jinping. Reste à concentrer ses projecteurs sur les cercles périphériques du pouvoir et sur les réseaux chinois en exil. La trame officielle adroitement tissée fait de l’ascension du « prophète » une nécessité historique : en réalité, dans ce singulier « destin chinois », rien n’était écrit.
« Fils de catégorie noire »
Xi Jinping, dont le prénom signifie littéralement « la paix est proche », voit le jour en 1953, quatre ans après la prise de Pékin par l’armée communiste. Son père, Xi Zhongxun, occupe alors le poste de chef du département de la Propagande du Parti. Le jeune Xi jouit des privilèges de l’aristocratie rouge. Il se fait promener dans une voiture de fonction avec chauffeur. Protecteur, son père veille aussi à l’endurcir en lui faisant prendre des bains d’eau froide. Mais rien ne peut préparer le garçon de 9 ans à l’épreuve qui l’attend en 1962.
Cette année-là, le catastrophique Grand Bond en avant de Mao s’achève : 45 millions de morts, tués par la faim pour la plupart. Le père Jinping devient un « élément anti-Parti » pour avoir protesté contre la purge dont l’un de ses amis a été la cible. Tombé en disgrâce, il est expédié en province pour travailler dans une usine de tracteurs. L’infamie rejaillit sur ses quatre enfants car dans la Chine d’alors, les flétrissures s’héritent. Un long calvaire commence.
En 1966, Mao lance la Grande Révolution culturelle prolétarienne pour évincer ses opposants. Les écoliers communistes dénoncent, humilient et parfois tuent leurs enseignants accusés d’entretenir des idées « bourgeoises ». Les « catégories noires », dont fait partie le père, et les « fils de catégorie noire », tel Xi Jinping, alors adolescent, sont la cible des miliciens maoïstes, les Gardes rouges. Le rejeton est capturé : « Les Gardes rouges m’ont demandé d’estimer la gravité de mes crimes. Je leur ai répondu : “Qu’est-ce que vous en pensez… vous croyez que je mérite l’exécution ?” Ils m’ont dit que je méritais d’être exécuté cent fois… là je me suis dit qu’il n’y avait pas grande différence entre être exécuté une fois ou cent fois », a raconté Xi en 2000 dans une rare interview accordée au journaliste Yang Xiaohuai. « Après ça, je me suis mis à psalmodier les citations de Mao tous les jours et jusqu’à tard le soir. »
Le Grand Timonier fanatise la jeunesse et l’encourage à détruire le patrimoine culturel. écoles et universités ferment. L’éducation du jeune Xi, 13 ans, s’interrompt. La Chine plonge dans un chaos inouï. Au moins 1 800 personnes sont exécutées à Pékin en deux mois, leurs cadavres souvent laissés à l’abandon en pleine rue. Le père de Xi est périodiquement exhibé face aux foules dans un camion, tête baissée, un écriteau accroché au cou. Bien qu’à peine âgé de 14 ans, Xi Jinping est lui-même exposé à la foule sur une estrade en compagnie de cinq « catégories noires ». Il doit tenir à deux mains un chapeau pointu en fer blanc. Lorsque la foule scande « À bas Xi Jinping ! », au pied de la tribune, sa mère n’a d’autre choix que de reprendre le slogan à l’unisson et de lever le poing. Une sœur aînée du jeune Xi se suicide.
En janvier 1969, le futur président chinois a 15 ans. On l’expédie à la campagne comme des millions d’autres jeunes. Cet exil intérieur de sept ans constitue une expérience fondatrice de sa personnalité. Ces citadins bannis sont appelés les zhiqing, les « jeunes instruits ». Contrairement aux ruraux avec lesquels ils doivent cohabiter, eux savent au moins lire et écrire.
Du purin au Parti
Xi est débarqué à Liangjiahe, un village du Shaanxi à la terre jaune, ravinée et aride, pratiquement dépourvue d’arbres. Il habite une maison troglodyte creusée dans la terre, et couche avec quelques autres bannis sur un même kang, ce lit de briques infesté de poux, chauffé par en dessous, qui empeste la suie. Ils parviennent à se débarrasser momentanément de la vermine en se mettant nus puis en faisant bouillir vêtements et couvertures. La nourriture est rare, les fosses dans lesquelles il faut déféquer, nauséabondes.
Partout dans le village et jusque dans les champs, des haut-parleurs braillent de la propagande maoïste. Dans des meetings de « critique-lutte », le jeune Xi doit encore dénoncer son père en lisant la liste de ses méfaits. Il devient lui-même l’instrument de son propre lavage de cerveau. « Même si tu ne comprends pas, on te force à comprendre… Tu deviens vite adulte », confie-t-il, en 1992, dans une interview au Washington Post. Au bout de quelques mois, il s’enfuit, et se réfugie chez sa mère à Pékin. Repris, il est envoyé creuser des trous dans un camp de travail, avant d’être réexpédié dans son calamiteux exil de Liangjiahe.
Un ami d’enfance, Wang Qishan, a lui aussi été affecté dans un village de la région. Xi obtient des autorisations de déplacement qui lui permettent d’aller le voir. Ils partagent leur kang, quelques lectures, et échangent leurs idées. Wang est depuis resté l’homme en qui Xi a le plus confiance. Quand, en 2018, le Leader se nomme président à vie, il fait de son compagnon un « vice-président à vie ». C’est durant ce bannissement que Xi choisit sa voie : il postule neuf fois pour entrer au Parti, sans succès. À chaque tentative, on lui rappelle qu’il demeure un « fils d’élément anti-Parti ». Jusqu’au jour où l’indulgent secrétaire du Parti du village le convoque pour lui dire qu’il est prêt à brûler l’extrait de son dangan (le dossier qui suit tous les Chinois) qui pose problème. Cet écart de discipline permet à Xi d’entrer enfin, en 1974, sous les ordres de la faucille et du marteau. Renier sa famille pour le Parti est alors considéré comme un des plus éminents signes de loyauté à Mao.
Une ascension méthodique
Dans l’aride Shaanxi à la terre jaune, Xi est interpelé par une initiative originale relatée dans le journal local : récupérer les excréments permet d’alimenter des réchauds à gaz. Entrepreneur, le jeune communiste crée sa petite « start-up » en développant des fosses à purin. Et ça marche. En 1975, rares sont les provinciaux qui peuvent entrer à l’université à Pékin. La seule place disponible pour tout le comté Shaanxi est accordée à celui que l’on surnomme désormais « Monsieur méthane ».
Admis à l’université Qinghua, section chimie, en tant qu’« ouvrier-paysan-soldat », Xi n’est pas très à l’aise. C’est la première fois qu’il remet les pieds dans une salle de classe depuis son éviction du système scolaire neuf ans plus tôt. Un autre « prince rouge » qui a lui aussi fait partie de ces millions de jeunes instruits déscolarisés, a écrit : « Ce qui caractérise notre génération, c’est qu’elle a forgé des gens qui ont beaucoup de culot, des lacunes éducatives et un gros complexe d’infériorité. »
La hantise d’être considéré comme un homme rustique poursuit Xi Jinping. « Quand il se rend en visite officielle à l’étranger, remarque le dissident Zhang Lifan, historien de la Chine moderne, Xi récite toujours une longue liste de romanciers célèbres qu’il aurait lus. » En France en 2014, il se vante devant François Hollande d’avoir lu Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, Saint-Simon, Fourier, Sartre, Montaigne, La Fontaine, Molière, Stendhal, Balzac, Hugo, Dumas père et fils, George Sand, Flaubert, Maupassant et Romain Rolland. En visite en Russie la même année, il cite une liste de grands auteurs russes tout aussi longue.
Malgré ces lacunes, sa carrière décolle juste après la mort de Mao, en 1976. Alors que le réformiste Deng Xiaoping est rappelé aux affaires en 1978, la plupart des cadres victimes de purges idéologiques sont réhabilités – dont Xi Zhongxun, le père de Xi Jinping, qui languissait en prison. Quand le miraculé revoit son fils pour la première fois, c’est un choc : il ne le reconnaît pas. Pistonné par le revenant, Xi sert trois ans durant de secrétaire particulier au ministre de la Défense Geng Biao. Le vent en poupe, il épouse la fille de l’ambassadeur de Chine en Grande-Bretagne, mais ils divorcent quand elle lui annonce qu’elle préfère vivre à Londres.
En 1989, le père de Xi s’illustre en s’opposant à la répression sanglante. Sanctionné, il ne pourra plus remettre les pieds à Pékin jusqu’à la fin de ses jours.
Plus à l’aise les pieds dans la glaise que sur les parquets des chancelleries, Xi prend une voie différente de ses frères et sœurs, presque tous dans les affaires. Lui choisit de repartir « de la base », comme secrétaire du Parti de Zhengding, un petit comté de la province du Hebei. Travailleur, obéissant, terre à terre, il grimpe les échelons sans heurts. Au point de paraître un peu simplet. Même sa nouvelle femme, Peng Liyuan, chanteuse star de l’armée épousée en 1987, le taquine sur son air ingénu en lui donnant du « cul-terreux » de temps à autre.
Lorsqu’éclate le mouvement prodémocratique de Tian’anmen en juin 1989, Xi occupe un poste subalterne à la mairie de Fuzhou, ville côtière face à Taïwan. Son père s’illustre en s’opposant à la répression sanglante – sanctionné, il ne pourra plus remettre les pieds à Pékin jusqu’à la fin de ses jours. À l’inverse, Xi Jinping laisse son épouse chanter place Tian’anmen en l’honneur des « troupes de la loi martiale » qui ont perpétré le massacre de la nuit du 3-4 juin. « Xi Jinping est le fils biologique de Xi Zhongxun, mais c’est bel et bien le fils spirituel de Mao, note le biographe Yu Jie, exilé aux États-Unis. Tout comme Mao, il a soif de pouvoir. »
Il cache bien son jeu. Kerry Brown, diplomate britannique et auteur d’une biographie non autorisée du Leader, n’est pas du tout impressionné quand, en 2007, il rencontre Xi, alors secrétaire du Parti de Shanghai. « Je faisais partie d’une délégation de la municipalité de Liverpool, qui est jumelée avec Shanghai. Xi est venu saluer notre groupe de représentants. Il était bien informé mais rien ne le distinguait des autres cadres de haut rang, et surtout rien ne m’a donné à penser que ce type sans grand charisme allait devenir le leader de “la” superpuissance émergente mondiale… », dit-il. Et pourtant quelques mois plus tard, Xi est secrètement désigné pour succéder à Hu Jintao à la tête du pays à l’échéance de son mandat, en 2012.
Pourquoi lui ? Certes, c’est un « prince rouge », un fils de la première génération de révolutionnaires – un type d’hommes en qui les caciques du Parti ont instinctivement confiance. L’historien Zhang Lifan, érudit presque septuagénaire pour qui les arcanes du pouvoir n’ont que peu de secrets, y voit une autre explication : « Généralement, les clans au sein du Parti ne favorisent pas les personnalités fortes et préfèrent les candidats ordinaires, a priori plus faciles à contrôler pour les vieux dirigeants. Si Xi Jinping a été choisi, c’est précisément parce que sa carrière n’a rien eu de remarquable… Mais ses sponsors ont très vite regretté leur choix, car Xi a foudroyé tous les clans et factions qui l’avaient soutenu. »
740 personnes purgées par jour
Derrière ses traits de bouddha joufflu se cache un Machiavel. Dès le début de son règne en 2012, Xi Jinping mène sabre au clair une campagne anticorruption d’ampleur inédite. Un million et demi de cadres, 170 ministres et vice-ministres, 4 000 officiers de l’armée sont purgés. Sa propre famille est épargnée alors qu’elle semble bénéficier de largesses. En 2012, une enquête de l’agence financière Bloomberg établit que son entourage – en particulier sa sœur aînée Qi Qiaoqiao, son mari et leur fille – possède une villa de 25 millions d’euros sur l’île de Hongkong ainsi que des parts dans diverses sociétés de terres rares et de technologie. Au total, un patrimoine d’au moins 291 millions d’euros, principalement investi à Hongkong. La fille unique du couple présidentiel, Xi Mingze, achève en 2015, sous une fausse identité, des études fort coûteuses à Harvard.
Pendant les cinq premières années de son mandat, pas moins de 740 fonctionnaires et militaires sont emprisonnés ou « disciplinés » chaque jour. Parmi eux, de vrais ripoux. Un chef du parti d’une préfecture est arrêté : il possède dix-neuf propriétés, dont six en Australie. Le général Xu Caihou, âgé de 71 ans, qui fut pendant huit ans numéro deux de l’armée, s’est, lui, enrichi à millions en vendant des grades et des positions dans la hiérarchie militaire. Un autre général condamné, Gu Junshan, est arrêté dans la réplique d’un pavillon de la Cité interdite qu’il s’est fait construire ; on saisit chez lui un lavabo et une statue de Mao en or, des produits de luxe, des valises d’argent… Quatre camions ne suffisent pas à emporter tous ces trophées.
Mais Xi Jinping cible surtout ses ennemis politiques. « La purge est un moyen très efficace de consolider son ascendant, car toutes les familles de dirigeants sont corrompues. Rien n’est plus simple que de les attaquer par ce biais », observe l’historien Zhang Lifan. Mao s’était servi de mouvements idéologiques contre ses adversaires ; Xi, lui, manie la massue anticorruption. L’homme à la tête de ces opérations n’est autre que Wang Qishan, son vieux copain de chambrée du Shaanxi. Le seul auquel Xi s’en remet, et avec lequel il travaille à centraliser un pouvoir que les réformes économiques des trente dernières années avaient rendu plus diffus.
Le 31 octobre 2017, le voilà en costume noir et cravate pourpre, qui se mue en grand prêtre du Parti et de ses 89 millions de membres. Sur le marbre blanc du site sacré où a été fondé le Parti en 1921 à Shanghai, il récite ce serment solennel avec les six autres membres du comité permanent du Politburo alignés derrière lui : « Je jure de lutter pour le communisme. Je jure de ne jamais trahir le Parti. Je jure de toujours préserver les secrets du Parti. » Comme dans une secte, tous sont vêtus à l’identique. Leurs poings sont levés face à un drapeau frappé de la faucille et du marteau. La logique du Parti est circulaire : il ne peut y avoir d’alternative car il n’est permis à aucune alternative d’exister.
Un esprit de conquête
À cette soif de pouvoir absolu, Xi Jinping allie une volonté de propulser la République populaire de Chine, deuxième puissance économique de la planète, au premier rang. Disposant d’une force de frappe titanesque, elle est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique, de l’Inde, du Brésil et, bientôt, des États-Unis et de l’Union européenne. Le libéralisme fait bon ménage avec l’appareil communiste tant qu’il contribue à légitimer le Parti grâce à l’augmentation du niveau de vie de la population : il ne faudrait pas qu’il le concurrence – Xi Jinping se montre inflexible sur ce point.
Le nouveau PDG de la Chine a pour objectif d’ici à 2025 de maîtriser toutes les technologies de pointe de l’Occident. Jusqu’alors complémentaire des économies américaine et européenne, l’« usine du monde » devient un concurrent sérieux. Pour absorber la machine infernale de la surproduction et écouler les marchandises chinoises, l’autocrate préfère miser sur la hausse de la demande mondiale plutôt que de réformer son économie. Les banques et entreprises d’État ont pour instruction de moderniser à coup de prêts les infrastructures d’une soixantaine de pays en développement. Il est prévu de consacrer mille milliards de dollars à ce programme démesuré baptisé « Nouvelles Routes de la soie ». Pour un pays déjà très endetté, cette vision conquérante constitue une forme de fuite en avant.
Autre sujet d’inquiétude pour les dirigeants mondiaux : la vision militaire du leader. Si, sur la scène internationale, Xi revêt les habits d’un sage confucéen et promet de « rendre le monde paisible, tranquille, prospère et beau », il affiche aussi un penchant prononcé pour les défilés militaires et les démonstrations de force. « Je veux une armée puissante, et des soldats prêts à mourir », lance-t-il en 2015 en uniforme depuis un promontoire, à plusieurs divisions au garde-à-vous.
Xi Jinping considère l’expansion militaire au cœur d’une zone où transite près de la moitié du commerce international comme légitime.
La puissance nucléaire chinoise ne cesse de moderniser son armée, numériquement la plus grande au monde. Son budget militaire est cinq fois plus élevé que celui de l’Inde ou du Japon. Petit à petit, le nouvel empereur de la « renaissance chinoise » avance ses pions. Initialement à l’insu de tous, il fait transformer en îles des récifs de la mer de Chine du Sud situés non loin des côtes du Viêtnam et des Philippines, en se servant de la laborieuse technique du dredging, qui consiste à remblayer ces écueils à peine submergés avec des millions de mètres cubes de sable pompés au fond de la mer. En un temps record, ces polders ont été convertis en bases aéronavales hérissées de missiles et capables d’accueillir des bombardiers. Pour Howard French, auteur d’un ouvrage sur la stratégie maritime chinoise, il s’agit de « la plus grande annexion territoriale en Asie depuis la conquête impériale japonaise des années 1930-1940 ».
Xi Jinping en personne dirige les opérations depuis son bureau de Zhongnanhai, une aile de la Cité interdite. Il considère cette audacieuse expansion militaire au cœur d’une zone où transite près de la moitié du commerce international comme légitime. Pour lui, la Chine doit recouvrer la souveraineté qu’elle aurait eue jadis sur presque toute l’étendue de la mer de Chine du Sud. Un tribunal international a débouté Pékin de toutes ses revendications en 2016, ce qui n’a fait qu’enhardir l’esprit de conquête du chef des armées. Alors que la Chine jurait qu’elle n’établirait jamais de bases militaires outre-mer, plusieurs milliers de soldats de son Armée populaire de libération se sont installés l’an dernier à Djibouti sur une base rutilante.
« Le “rêve chinois” de puissance est en train de se réaliser », s’émerveille le colonel Liu Mingfu en gesticulant. Frappé de nostalgie impériale, ce militaire retraité ultranationaliste au visage anguleux affirme vouloir « retrouver la puissance de la Chine antique et chasser les États-Unis de la région Asie-Pacifique ». Son livre, Le Rêve chinois, a été publié deux ans avant que Xi Jinping baptise son idéologie du même nom. Nul doute que le président chinois s’est aussi inspiré de la prose de ce faucon belliqueux. « Taïwan ! Voilà longtemps qu’on aurait dû reprendre l’île. Une guerre de réunification est la seule solution. » Ce que n’ose pas encore dire Xi, le colonel Liu l’expose sans filtre : il prône une Blitzkrieg contre cette île de 25 millions d’habitants qui, pour Pékin, fait partie intégrante de la « mère patrie ». Et ce, malgré le risque d’une intervention américaine.
Mater les « sept périls »
Xi Jinping se verrait bien en grand unificateur de la nation chinoise. Quitte à « siniser » aux forceps ces populations en marge que sont les minorités ethniques. Pour mater l’irrédentisme des 11 millions de turcophones musulmans des ethnies ouïgoure et kazakh du Xinjiang, la Chine enferme arbitrairement depuis 2017 jusqu’à un demi-million de personnes dans des camps de rééducation.
Dans certaines contrées méridionales de cette région du Xinjiang, vaste comme trois fois la France, près de la moitié de la population se retrouve dans ce goulag réservé aux ethnies. Des villages entiers ont été vidés de leur population. Enfermés pour des durées indéterminées, les prisonniers doivent apprendre le chinois, renier leur religion, remercier le Parti ou scander, avant chaque repas, une ode à la gloire du Leader : « Je ne crois pas en Dieu, je crois dans le Parti communiste ! Xi Jinping est grand ! Je mérite d’être puni pour ne pas comprendre que seuls Xi Jinping et le Parti peuvent m’aider ! » Les rétifs sont privés de nourriture et de sommeil, envoyés au mitard, parfois torturés. Des dizaines d’entre eux auraient succombé.
« Il faut frapper avec les deux mains », disait Mao. Comme son modèle, Xi Jinping réprime aux quatre coins du pays.
Consulter un site internet non chinois ou recevoir un coup de téléphone de l’étranger, même d’un membre de sa famille en exil, peut se solder par la déportation. « La dernière fois que j’ai eu mon père au téléphone, c’était il y a deux ans. On était sur une messagerie cryptée et on a pu parler. Il m’a dit : “Xi Jinping a décidé d’éliminer notre culture et notre peuple !” » C’est Rahila, une étudiante ouïgoure installée en Europe qui parle. Fille d’un cadre ouïgour du Parti, elle a dû couper les ponts avec ses proches, dont beaucoup ont mystérieusement disparu. « Mon père m’a fait jurer de ne plus jamais l’appeler : “Si tu nous appelles, ils le sauront car tous les téléphones sont sur écoute, et ils m’obligeront à te demander de rentrer au Xinjiang. Or si tu reviens, ils te mettront aussitôt en camp car tu as résidé à l’étranger. Si un jour je t’appelle pour te dire de rentrer, surtout, ma fille, ne rentre pas !” »
« Il faut frapper avec les deux mains », disait Mao. Comme son modèle, Xi Jinping réprime aux quatre coins du pays. Hanté par l’éclatement de l’Union soviétique, il s’escrime à conjurer la réédition d’un tel scénario en Chine. Sous sa mandature, le budget alloué à la sécurité intérieure a dépassé le budget de la Défense : il représente 6,1 % du PIB en 2017. Le président de tout veut repousser ce qu’il appelle dans un document secret les « sept périls », parmi lesquels « la démocratie constitutionnelle occidentale », les « valeurs universelles » des droits de l’homme, la « société civile » et la « liberté de la presse ».
Tombent pêle-mêle dans un trou noir : avocats, féministes, militants de la société civile, syndicalistes, activistes, internautes, artistes, historiens, journalistes, écrivains… Certains disparaissent pendant plusieurs années avant d’être forcés de confesser leur « crime » à une heure de grande écoute à la télévision officielle. Pour que les aveux aient l’air convaincants, la police politique leur fait répéter leur texte. Et la liste des prisonniers politiques décédés en prison faute de soins s’allonge. En 2017, le philosophe et prix Nobel de la paix Liu Xiaobo s’éteint dans sa cellule, officiellement en raison d’un cancer tardivement diagnostiqué. « Je suis convaincu que Xi Jinping a provoqué ou accéléré volontairement sa mort », dit l’un des fidèles amis du dissident, l’écrivain Yu Jie. Impossible de le vérifier.
Une dictature digitale
Un jour de 2016, le président de tout s’assoit dans le fauteuil du présentateur du journal télévisé officiel, diffusé sur toutes les chaînes à 19 heures. « Bonjour président Xi », lancent en chœur les journalistes. Son message : « Les médias qui œuvrent sur le front de la propagande ne doivent avoir qu’un seul nom de famille : le Parti. » Simple piqûre de rappel. Pour imposer le silence, Xi Jinping veille aussi à verrouiller Internet et les réseaux sociaux. Un tweet peut envoyer son auteur en prison. Des millions de petites mains biffent, proscrivent, caviardent et expurgent les voix non orthodoxes d’une Toile protégée par le « Great firewall ». Cette « grande ceinture de feu » exclut de longue date Google, Facebook, le New York Times et toutes les plates-formes qui permettraient aux Chinois de s’informer et de communiquer sans entraves.
Désormais métamorphosé en Intranet géant, le Net chinois se double d’une plate-forme de propagande où sévissent les wumao, ces sentinelles stipendiées par le Parti pour inonder sites et réseaux sociaux de bonnes nouvelles et d’odes au tout-puissant lingxiu, le Leader. « Voilà quelques années encore, on rigolait en pensant au sidérant contrôle idéologique en vigueur en Corée du Nord… sans nous rendre compte que ça allait bientôt nous arriver », pouvait-on lire l’an dernier sur un message de la plate-forme Wechat vite censuré.
Là où Mao avait usé de la terreur pour imposer sa férule, la « contrôlo-cratie » de Xi Jinping compte sur la technologie. En 2014, il inaugure un projet expérimental de « crédit social ». Basé sur la collecte systématique d’informations sur l’ensemble de la population, il doit progressivement être mis en place à l’échelle nationale d’ici à 2020. Les données électroniques sont extraites des téléphones portables et de leurs applications, des réseaux de caméras de surveillance urbaines à reconnaissance faciale, des banques, des hôpitaux et de diverses administrations locales et nationales. Les recherches effectuées sur Internet et les commentaires sont archivés.
Stockées sur un « police cloud » de taille démesurée, réactualisées en permanence, ces « big data » servent à noter le comportement de chaque citoyen et à lui accorder ou à lui soustraire des « privilèges » selon les fluctuations de son score. Les mauvaises têtes pourraient se voir refuser un prêt immobilier ou une place dans une école prisée pour leur enfant. Six millions de personnes ayant une note inférieure à un certain seuil sont d’ores et déjà dans l’impossibilité d’acheter un billet de train ou d’avion. Ce projet fou qualifié officiellement de « système sociopsychologique » doit permettre de « bâtir une société socialiste harmonieuse ». Plus encore que porter atteinte à la liberté d’expression, son but ultime est de faire courber l’échine à une population surveillée et évaluée en permanence, de la sommer d’adopter un comportement conformiste. Il vise aussi à s’assurer que les contestataires encore en liberté se retrouvent isolés et réduits à l’état de citoyens de seconde zone.
« Il y a quelques années, quand je sortais de chez moi, j’étais pris en filature par un véhicule. Mais ce n’est plus le cas, car maintenant la police peut suivre tous mes déplacements avec ses caméras et ses équipements de surveillance, relate l’historien dissident Zhang Lifan. En termes de technologie et de financement, on est bien au-delà des méthodes de la Stasi en RDA. On est même bien au-delà de “1984” de George Orwell. Big Brother est déjà partout. À chaque endroit, à chaque moment un œil te surveille, et cet œil, c’est celui de Xi Jinping. »