Entretien  |  Géographies

« Les nouvelles autorités syriennes ont été dépassées par l’ampleur de l’insurrection »

Écrit par Jihâd Gillon
Après une série d’attaques sanglantes en Syrie, le chercheur Thomas Pierret décrypte une situation tendue et pleine d’incertitudes.

Début mars 2025, la situation a dégénéré en Syrie. En particulier sur la côte méditerranéenne, où des militaires alaouites fidèles à Bachar al-Assad ont lancé des attaques sanglantes contre les forces de sécurité, faisant au passage des victimes civiles. L’étincelle a rallumé l’incendie de la rancœur communautaire, de nombreux Syriens tenant les alaouites collectivement responsables des crimes de l’ex-président et les soupçonnant de sentiments hostiles à la révolution.

Malgré les appels au calme du président syrien Ahmed al-Charaa, la riposte a été aussi brutale que désordonnée. Le bilan provisoire est de plusieurs centaines de civils tués. Une actualité dramatique tempérée par un accord signé entre les nouveaux maîtres de Damas et le Kurde Mazloum Abdi, le commandant en chef des Forces démocratiques syriennes (FDS), qui laisse apparaître l’espoir de la fin des violences dans le Nord-Est du pays. Thomas Pierret, chargé de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam) et spécialiste de la Syrie, décrypte cette équation à plusieurs inconnues.

dessin d’une grand-mère tenant des photos dans ses mains
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Mars 2025
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Que peut-on attendre de l’accord entre les nouvelles autorités syriennes et les Kurdes des FDS ?

Thomas Pierret : Pour l’heure, c’est un accord-cadre assez large, qui ne détaille pas grand-chose. Le document précise toutefois deux principes généraux qui guideront les discussions à venir : les FDS doivent revenir dans le giron de l’État syrien, et les Kurdes sont reconnus comme une composante à part entière de la nation syrienne. On s’orienterait plus vers un système décentralisé que vers un système fédéral.

Surtout, l’accord atteint un double objectif : pour Damas, il crée une dynamique positive avec les « minorités », qui permet de détourner les regards des massacres sur la côte. Pour les FDS, l’accord intervient dans un contexte de grande incertitude sur la politique syrienne suivie par Donald Trump, et anticipe un éventuel retrait américain du Nord-Est syrien. Cela dit, le président américain nourrit une étrange fascination pour les puits de pétrole. Même si la Syrie n’est pas un gros producteur, il pourrait être tenté de rester pour contrôler cette ressource, malgré la nette tendance isolationniste de la nouvelle administration.

Comment analyser l’insurrection pro-Assad sur la côte ? A-t-elle été encouragée par l’Iran, comme le laissent entendre les autorités syriennes ?

L’intérêt de l’Iran pour une insurrection alaouite n’est pas clair. Créer une tête de pont pro-iranienne dans le pays ? Combat d’arrière-garde pour sauver ce qui peut l’être de la politique arabe de l’Iran, dont la stratégie s’est effondrée avec le régime Assad ? Tout cela est possible, même si les débats internes sur la politique à suivre en Syrie existent dans le système iranien, avec des partisans d’une relation normalisée avec Damas. Mais les combats de ces derniers jours entre le Hezbollah soutenu par l’Iran et les forces de sécurité syriennes ne rendent pas cette hypothèse probable à court terme.

Les nouvelles autorités syriennes sont-elles complices des massacres de civils sur la côte ?

Je crois que les nouvelles autorités ont été dépassées par l’ampleur de l’insurrection. [Le président par intérim] Ahmed al-Charaa a beau se méfier de l’armée syrienne et compter en priorité sur les hommes qu’il contrôle directement, il a été contraint de faire appel aux différentes forces regroupées, encore superficiellement pour certaines, sous la bannière du ministère de la Défense. Les regards se tournent ainsi vers l’« Armée nationale syrienne » [ANS, qui regroupe des milices directement liées à la Turquie] et leur chef Mohammad Hussein al-Jassim, déjà responsables de violations des droits de l’homme contre les Kurdes dans la région d’Afrin. Il s’agit davantage d’un groupe criminel qui se livre volontiers à des pillages que d’une milice jihadiste. Mais il est difficile pour l’heure de se prononcer avec certitude sur le niveau de responsabilité.

Pour Ahmed al-Charaa, tout l’enjeu est désormais d’éliminer la rébellion sans retomber dans une guerre civile à caractère confessionnel. De leur côté, les Européens semblent avoir compris ces données et accordent encore le bénéfice du doute aux nouvelles autorités, de crainte qu’un régime isolé ne bascule dans une radicalisation qui serait encore plus dangereuse pour les minorités. En cas de poursuite des massacres, les Européens seront toutefois obligés de réviser leur approche.

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