N’est-ce pas un comble pour un photographe d’architecture que de s’intéresser aux chantiers jamais achevés ? Depuis 2009, Roberto Giangrande, Italien installé à Nantes, documente les projets d’aménagement ou de réaménagement de la Cité des ducs. De réunions de planification en consultations citoyennes, « j’ai pris conscience de la différence qu’il y avait entre la France et mon pays en matière d’urbanisme et d’utilisation de l’argent public ». Dans les années 1980 déjà, Gabriele Basilico, grand spécialiste de la photographie de paysages urbains, s’était penché sur la question de l’incompiuto en Sicile. « Mais le phénomène est bien plus large. Petit, j’ai joué dans ces chantiers abandonnés à Rome : j’ai voulu parcourir le pays. »
En 2015, le photographe entame des recherches « longues et fastidieuses », faute de registre exhaustif de ces projets inachevés. Puis vient le temps des choix parmi le millier de monstres de béton répertoriés par le Simoi (système informatique de suivi des travaux inachevés). Entre 2016 et 2019, Roberto Giangrande sillonne la péninsule en camping-car, dès qu’il en a l’occasion, sur les traces « des exemples les plus parlants et les plus accessibles ».
Des économies d’une vie perdues
Parfois, il faut ruser, déjouer la vigilance des équipes de surveillance, couper quelques barbelés ou monter dans un zodiac. En tout, de la Ligurie à la Sicile, il immortalise une centaine de lieux « en tentant de donner une dimension esthétique à ces ouvrages démesurés, ni ruines, ni monuments, ni décombres, suspendus entre un passé non vécu et un futur hautement improbable. Pour qu’on les regarde en face ».
D’abord intéressé par la dimension économique et écologique de ces « aberrations », il découvre « un phénomène social très fort » : il rencontre « des couples qui ont perdu les économies d’une vie, des agriculteurs expropriés pour faire place à une route qui ne mène nulle part, des personnes âgées obligées de parcourir des kilomètres pour se faire soigner, alors que l’hôpital situé à quelques kilomètres de chez elles, jamais inauguré, pourrit sous l’érosion du temps ».
Au moment d’en faire un livre (Incompiuto, paru en août 2024, aux éditions Light Motiv), Roberto Giangrande s’est penché sur le devenir des clichés pris quelques années plus tôt : « Les ouvrages démolis ou terminés depuis mon reportage se comptent sur les doigts d’une main. »