Vous avez commencé à étudier la grotte Chauvet il y a vingt-sept ans. Comment a-t-elle fait changer notre compréhension de l’art préhistorique ?
À l’époque, les préhistoriens considéraient que l’art paléolithique suivait une évolution linéaire très lente, guidée par l’amélioration des techniques et des savoir-faire humains sur des milliers d’années. C’était la position de l’archéologue André Leroi-Gourhan, qui dominait la discipline. Selon ce paradigme, l’art pariétal avait commencé par de simples gribouillages géométriques il y a trente-six mille ans – la période de l’aurignacien – après l’installation des premiers Sapiens en Europe, pour aboutir aux magnifiques figures d’animaux d’Altamira ou de Niaux au magdalénien, il y a environ quinze mille ans. Le réalisme anatomique était le critère qui déterminait la période d’une œuvre. J’étais moi-même imprégnée de ce dogme. La découverte de la grotte Chauvet, en Ardèche en 1994, l’a fait voler en éclat.
Les peintures y sont impressionnantes, le réalisme le dispute à la délicatesse. Or leur datation révèle qu’elles ont été exécutées il y a trente-six mille ans. Soit près de vingt mille ans avant Lascaux. Le concept d’évolution linéaire de l’art est donc un leurre : il n’y a pas d’enfance de l’art. Si certains préhistoriens contestent encore ces dates, nous cherchons plutôt à comprendre désormais ce que nous racontent les magnifiques figures de l’art pariétal.
Précisément, où en sont aujourd’hui les scientifiques de leur interprétation ?
À Chauvet, il y a plus de 500 figures d’animaux dessinées, ou gravées, qui ne sont pas placées là par hasard. Les parois et fissures sont judicieusement exploitées pour donner vie à ces images réalisées au charbon de bois ou à la peinture rouge. Quand on pénètre dans la grotte, on a vraiment l’impression qu’on nous raconte une histoire avec un scénario dont le sens nous est plus ou moins intelligible.
Des séquences animées évoquent des scènes de chasse notamment. Ainsi, dans la salle du Fond, plusieurs lions fixent avec intensité un groupe de bisons qui s’enfuient. Dans la galerie des Panneaux rouges, où toutes les images sont peintes à l’ocre rouge, sept félins font fuir des rhinocéros dans deux directions opposées. De telles mises en scène nécessitent une réflexion préalable.
Cela signifie que leurs auteurs possédaient le bagage cognitif suffisant et un imaginaire en phase avec leurs besoins sociaux et spirituels. Car, pendant vingt-quatre mille ans, de -36 000 à -12 000, les mêmes thèmes se retrouvent dans les grottes paléolithiques du « continent » eurasiatique : chevaux, bisons, bouquetins, lions, vulves, mains négatives [oeuvre picturale réalisée en appliquant un pigment autour d’une main posée, doigts écartés, sur une paroi rocheuse, NDLR]… Pour les préhistoriens, cette permanence indique qu’il s’agit de mythes structurants pour ces sociétés de chasseurs-cueilleurs, comme le furent les religions par la suite. L’art pariétal reflète les mythes de la préhistoire.
Que représentent ces mythes ?
Pour comprendre les mythes associés aux images, nous pouvons seulement émettre des hypothèses par analogie avec des civilisations plus proches. Selon Lévi-Strauss, les mythes sont là pour expliquer l’inexplicable, les origines, la vie, la mort. L’animal occupe une place essentielle dans la vie des paléolithiques, à la fois ressource essentielle pour se nourrir ou se vêtir et, pour certains d’entre eux, un prédateur dont il faut se défendre.
Le lion des cavernes, tant redouté qu’admiré, pourrait aussi symboliser la puissance de l’homme, qui est peu présent sur les parois. Les humains ne représentent en effet que 6 % des figures de l’art pariétal, probablement parce qu’ils sont peu nombreux, vivent avec les animaux et ne se sentent pas distincts d’eux.
Les images féminines, souvent centrées sur le sexe, valorisent probablement la fécondité. Les mains, négatives et positives – comme des pochoirs –, symbolisent quant à elles certainement la présence humaine. Mais, pour aller plus loin, plusieurs théories ont été avancées – ça pourrait être une signature, un signe d’accueil, un ornement, une trace de chamanisme – sans qu’aucune ne fasse consensus, faute de preuves. Il nous faut rester humbles dans nos hypothèses !
Que continuez-vous à déchiffrer à Chauvet ?
Nous travaillons sur les liens entre l’humain et le non-humain, Chauvet étant la seule grotte au monde dans laquelle on a découvert une interaction entre l’homme et l’ours des cavernes : des dessins sont recouverts par des griffades et vice versa. Les ours en hiver pour l’hibernation et les humains à la fin du printemps ou en été se sont donc partagé le même espace.
Pour analyser leurs liens, nous datons leurs traces, notamment dans la salle du Crâne, où de nombreux vestiges ont été retrouvés sur le sol et un crâne d’ours posé sur un rocher. A-t-il été mis là par hasard ? En recoupant de multiples indices – empreintes de pieds humains, analyse de pigments, position des ossements… – et en croisant les disciplines, nous tentons de comprendre ce que l’ours symbolisait pour l’homme, il y a plus de trente-six mille ans.