En coulisses  |  Géographies

« On est loin de l’image du djihadiste fou furieux »

Écrit par Camille Drouet Chades
La photographe Bénédicte Kurzen, « femme venue de cet Occident honni par la secte », retrace son expérience dans le huis clos du camp de Goudoumaria.
Dans les coulisses du récit Avec les repentis de Boko Haram

Comment émerge une secte ? Et pourquoi ? C’est pour répondre à ces questions que la photographe Bénédicte Kurzen s’installe à Lagos en 2011. À cette époque, Boko Haram – qui a pris les armes deux ans plus tôt – multiplie les attaques à la bombe et les attentats-suicides contre les églises, les bâtiments officiels, les commerces… principalement au Nigeria. Au fil des mois, la zone d’action du groupe djihadiste s’étend. Le lac Tchad devient son sanctuaire. Les habitants, ses victimes ou ses mercenaires. Parfois les deux.

Après avoir documenté les exactions des groupes armés et la lutte quotidienne des peuples du Sahel pour leur survie, Bénédicte Kurzen part en 2017 à Goudoumaria, à la rencontre de repentis de Boko Haram internés dans un « centre de réinsertion » géré par les autorités du Niger. Cette opportunité lui est offerte grâce à un journaliste français qui se rend sur place.

« Je suis une femme, venue de cet Occident honni par la secte, mais je n’ai pas ressenti d’animosité à mon endroit. Lors de ce reportage, je n’étais pas entourée de fondamentalistes, mais de pauvres bougres, de mecs paumés », se souvient-elle. « La religion n’est qu’une ligne de fracture visible, analyse-t-elle. Selon la photographe, d’autres facteurs poussent les hommes dans les bras sanguinaires de Boko Haram : la pauvreté, l’abandon des représentants politiques mais aussi la possibilité, pour ces jeunes désœuvrés venus de villages poussiéreux, d’être quelqu’un.

Les repentis s’ennuient du matin au soir. J’essaie de retranscrire ce temps arrêté en captant de petits gestes nonchalants.

Bénédicte Kurzen

« On est loin de l’image du djihadiste fou furieux », résume Bénédicte Kurzen qui veut « humaniser ces types, même s’ils ont commis des horreurs ». Pour gagner leur confiance, la Française reste plusieurs jours dans le camp, sans dormir sur place, et travaille avec un tout petit appareil « pour qu’eux aussi voient mon visage ».

Dans ce huis clos de barbelés, elle rencontre d’autres ennemis de l’intérieur. En premier lieu, l’ennui : « Il ne se passe rien. Les repentis s’ennuient du matin au soir. J’essaie de retranscrire ce temps arrêté en captant de petits gestes nonchalants : une main sur une hanche, une tête qu’on gratte, un corps affalé. »

Et puis il y a le soleil du Sahel, qui aplatit tout de sa lumière crue et oblige à sous-exposer les photos. « J’ai dû jouer avec les contrastes. Finalement, ça m’a permis d’anonymiser, de conférer une certaine universalité aux silhouettes et de laisser dans l’ombre les visages de ceux qui ne voulaient pas être reconnus. » Pour capter les autres, elle trouve refuge dans les tentes ou les bâtiments érigés grâce à l’aide internationale et qui la décontenancent : « Rien n’est vraiment fini. Les toits sont en taule, les fenêtres en métal, les murs en dur. Tout l’inverse de ce qu’il faut faire pour lutter contre la chaleur étouffante du Sahel. Ce sont des baraquements occidentaux plantés en plein désert. »

Une approximation architecturale assez symptomatique, avance Bénédicte Kurzen : « Quand on voit les bâtiments, les hommes qui s’ennuient, on n’a pas l’impression d’être dans un programme pilote visant à lutter contre le djihadisme en profondeur, mais plutôt dans l’incarnation un peu ratée d’un rapport d’experts. »

Cette série de Bénédicte Kurzen fait partie d’un travail plus large intitulé « Lake Chad Chronicles » où la Française documente la vie quotidienne dans le Sahel. Ses photographies sont à retrouver sur son site internet et son compte Instagram.

Explorer le thème
Culture
visage de femme avec mobile comme une sucette
Octobre 2025
Jeux mobiles : la recette pour hacker les cerveaux disponibles
À Istanbul, Atilla Kabakcıoğlu conçoit des applications qui rendent le joueur toujours plus accro à son smartphone.
La vraie vie des algorithmes  |  Octobre 2025 | Algorithmes
écrivains, religieux et manifestants autour d’une abbaye
Octobre 2025
À Lagrasse, Mao, le Christ et leurs deux apôtres
L’écrivain et le prêtre auraient pu être amis. Ils racontent leur abbaye scindée entre intellos de gauche et chanoines aux accointances réacs.
Reportage  |  Octobre 2025 | Aventures
artiste pratiquant de parkour sur un toit à Kharkiv
Mai 2025
À Kharkiv, l’Ukraine en résilience artistique
Le photographe Amadeusz Świerk est allé à la rencontre d’artistes luttant pour faire vivre la culture dans cette ville lourdement touchée par la guerre.
Récit photo  |  Mai 2025 | Aventures
portrait de Jul, l’ovni du rap français
Avril 2025
Jul, l’insaisissable ovni du rap
Il est le plus gros vendeur de disques de hip-hop en France. Et un véritable phénomène. Défi : le rencontrer pour écrire son portrait. Mission impossible ?
Portrait  |  Avril 2025 | Aventures
Un métro new-yorkais dans les années 1980. Le graff est aujourd’hui dans les galeries d’art, mais à ses débuts il était considéré comme du vandalisme.
Mars 2025
« Avant le tournant sécuritaire, il y avait un vrai lien entre le rap et les valeurs des MJC »
Animateur radio, DJ, ancien responsable d’une MJC, Brice Fusaro a vécu de près la rencontre entre le hip-hop et l’éducation populaire.
Entretien  |  Mars 2025 | Aventures
homme distribuant des micros à des rappeurs
Mars 2025
L’école du micro d’Orly, pouponnière de rappeurs à succès
Dans les années 1990, les pionniers du hip-hop avaient leur prophète : Azzedine Zoghbi, directeur d’une MJC mythique et bouillonnante. Un monde disparu.
Portrait  |  Mars 2025 | Pouvoirs
dessin du monde foisonnant de Wikipédia
Mars 2025
Propos d’un patrouilleur de Wikipédia
Malmenée par des contributeurs malveillants, la neutralité de l’encyclopédie est défendue par des bénévoles. Un travail sans fin.
La vraie vie des algorithmes  |  Mars 2025 | Algorithmes
danseur indien portant un masque de créature surnaturelle
Février 2025
Masques hindous, une divine explosion de couleurs
Le travail du photographe Charles Fréger sur les rituels indiens nous emmène dans un tourbillon de parures artisanales ultra-sophistiquées.
Récit photo  |  Février 2025 | Aventures
Septembre 2024
Les Beyoncé de la rime
Elles se montrent sur les réseaux et déclament dans les bistrots. Ces nouvelles voix littéraires et féministes font sortir la poésie du boudoir.
Reportage  |  Septembre 2024 | Aventures
Août 2024
Abduljelil Turan, des livres pour sauver la culture ouïghoure
Depuis la Turquie, le directeur des éditions du Taklamakan conçoit et expédie à la diaspora ouïghoure des ouvrages dans cette langue persécutée par Pékin.
Défricheurs  |  Août 2024 | Géographies