Éclairage  |  Pouvoirs

En Syrie, un pouvoir à double jeu

Écrit par Christophe Boltanski
Le président intérimaire Ahmed al-Charaa a formé un gouvernement pluraliste… sur le papier. Mais les démocrates s’interrogent : qui sont les vrais patrons ?

Lorsqu’il combattait les armes à la main, on ne le connaissait que sous son nom de guerre : Abou Mohammed al-Joulani. Depuis sa victoire contre la dictature de Bachar al-Assad, le 8 décembre 2024, il a repris son état civil : Ahmed al-Charaa. « En public, il parle désormais comme nous. Mais son discours est-il sincère ou destiné à l’Occident ? » s’interroge un démocrate syrien revenu d’exil.

En 2015, dans l’une de ses premières interviews, il qualifiait d’hérétiques les alaouites, la minorité dont sont issus les Assad. Il promet maintenant de défendre toutes les communautés. Mais, début mars 2025, après une attaque des partisans de l’ancien régime contre ses nouvelles forces de sécurité, les alaouites ont subi des représailles aveugles, faisant 1334 morts, selon l’ONG Syrian Network for Human Rights. Il s’est engagé à les punir, mais il n’a procédé à ce jour à aucune arrestation.

Cinq ans pour organiser des élections

Ahmed al-Charaa se déclare par ailleurs président par intérim, mais dispose de cinq ans pour organiser des élections et promulguer une nouvelle charte. « C’est très long, souligne le juriste syrien Abdulhay Sayed. D’autant qu’au terme de la déclaration constitutionnelle qu’il a signée, il concentre presque tous les pouvoirs. »

Cette dualité caractérise l’ensemble de l’appareil qu’il a mis en place. Son second gouvernement, formé le 29 mars 2025 sous la pression internationale, comprend une chrétienne, un Kurde, un druze et un alaouite. Des personnalités respectées, issues de la société civile. Mais les postes régaliens continuent d’être occupés par ses fidèles, des chefs rebelles issus de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), son mouvement islamiste aujourd’hui dissous.

« J’avais l’impression de rêver »

De jeunes entrepreneurs de la tech, rencontrés dans un vieux palais damascène, n’en reviennent pas d’avoir pu discuter la veille avec le nouveau ministre de la communication, Abdulsalam Haykal, un quadragénaire créateur d’une start-up aux Émirats arabes unis. « J’avais l’impression de rêver, dit l’un d’eux. On a pu débattre librement. » Un responsable d’une ONG s’enthousiasme d’avoir croisé la ministre chargée des affaires sociales, Hind Kabawat, une chrétienne laïque venue de la recherche : « Elle marchait comme tout le monde dans la rue, sans garde du corps. C’est inimaginable ! »

Mais, dans ce théâtre d’ombres, difficile de savoir qui commande vraiment. Nommée à la tête de la banque centrale par Ahmed al-Charaa, Maysaa Sabrine a démissionné au bout de trois mois. « Elle n’était gouverneur que sur le papier. Le vrai patron, c’était quelqu’un dont on ne connaît que le nom de guerre, un certain Abou Abdelrahman, confie un banquier. Le nouveau titulaire du poste, Abdel Qader Hasriyya, passé par le cabinet Ernst & Young et la Banque mondiale, jouit d’une stature plus solide. Mais quelle sera sa marge de manœuvre ? »

Abou Machin et Abou Truc

Le même scénario se répète partout. « À la tête des administrations, on ne connaît pas le nom des gens, même à un très haut niveau. “Abou Machin”, “Abou Truc”… Ils ne vous donnent que leur alias », se plaint un médecin. « Cinq jours après la chute du régime, Abou Hassan est arrivé », raconte le directeur d’une usine saisie par les nouvelles autorités. Il ne sait rien d’autre sur cet homme venu chapeauter son entreprise pendant plusieurs semaines.

À Damas, ce « dédoublement des fonctions » évoque de mauvais souvenirs. « Du temps des Assad, vous aviez des ministres et des hauts fonctionnaires. Mais leur autorité n’était qu’apparente. Les véritables décisionnaires, c’étaient les gens des services de sécurité », souligne le juriste Abdulhay Sayed, qui craint que le même système se reproduise.

oligarques jouant aux petits camions sur les ruines
Reportage  |  Juin 2025 | Pouvoirs
Juin 2025
Fin de règne pour les seigneurs des ruines syriennes
La dictature avait bâti son économie sur une prédation méthodique au profit d’oligarques. Aujourd’hui, le nouveau régime règne sur un pays en miettes.
Explorer le thème
Environnement
Portrait des deux frères Parikh
Octobre 2025
Les frères Parikh, diamantaires à la mine comme au labo
À la tête d’un groupe international, Saurin et Nishit Parikh taillent des diamants naturels. Mais les cultivent aussi, de plus en plus, en laboratoire.
Défricheurs  |  Octobre 2025 | Aventures
du plastique sur une plage
Octobre 2025
Aux Philippines, les bonnes affaires de la pollution plastique
Une ancienne star du showbiz a créé un système permettant aux entreprises de payer pour polluer. Une fausse bonne idée ? Enquête en BD.
Bande dessinée  |  Octobre 2025 | Écosystèmes
petite zone de gazon dans un golf brûlé par la sécheresse
Septembre 2025
Ultime parcours de golf dans le nouveau désert britannique
L’Angleterre est désormais touchée par des sécheresses. Témoin ce golf où subsistent de rares zones vertes, comme peintes par un artiste de land art.
Coup d’œil  |  Septembre 2025 | Écosystèmes
homme assis sur le capot d’une voiture et regardant le ciel
Août 2025
Les rêves fous d’un apprenti sorcier du climat
Récit en BD d’un projet contesté, qui séduit les industriels du fossile : répandre du soufre dans la stratosphère pour faire baisser la température.
Bande dessinée  |  Août 2025 | Écosystèmes
bovidé nageant dans un fleuve
Août 2025
L’aveuglement volontaire du Minotaure
En Inde, l’île de Majuli va bientôt disparaître, emportée par les flots. Le photographe Andras Zoltai fait d’un buffle le symbole de ce naufrage annoncé.
Coup d’œil  |  Août 2025 | Écosystèmes
trois hommes s’abritent derrière une digue où s’écrasent d’immenses vagues
Juillet 2025
Atlantes modernes face au déluge du monde
Que faut-il faire pour qu’une simple image capte notre attention ? S’appuyer sur un mythe fondateur, répond le photojournaliste Asanka Brendon Ratnayake.
Coup d’œil  |  Juillet 2025 | Écosystèmes
façade du Collège de France dans une goutte de pétrole
Juin 2025
Pour 2 millions, le Collège de France perd le droit de critiquer Total
L’institution doit s’abstenir de tout propos susceptible de porter atteinte à l’image de la firme pétrolière, mécène de sa chaire Avenir Commun Durable.
À la source  |  Juin 2025 | Pouvoirs
un incendie au-dessus de la ville californienne de Paradise
Juin 2025
Paradise dans les flammes de l’enfer
Le photographe Maxime Riché nous donne à voir le mégafeu qui, en 2021, embrasait la Californie. Une image forte, saisie grâce à une pellicule particulière.
Coup d’œil  |  Juin 2025 | Écosystèmes
dessin d’un contrebandier avec une cagoule faite de plantes et de fleurs
Mai 2025
Corruption et braconnage chez les cartels du cactus
En Afrique du Sud, des gangs s’attaquent aux succulentes, ces plantes décoratives prisées dans le monde entier. Un trafic aussi lucratif que ravageur.
Enquête  |  Mai 2025 | Écosystèmes
jeune femme dans l’eau prenant un selfie
Avril 2025
Selfie à tout prix
Une jeune femme brandit son smartphone au cœur d’une inondation meurtrière. Moment apaisé ou défi narcissique à l’heure des catastrophes climatiques ?
Coup d’œil  |  Avril 2025 | Écosystèmes