Lorsqu’il combattait les armes à la main, on ne le connaissait que sous son nom de guerre : Abou Mohammed al-Joulani. Depuis sa victoire contre la dictature de Bachar al-Assad, le 8 décembre 2024, il a repris son état civil : Ahmed al-Charaa. « En public, il parle désormais comme nous. Mais son discours est-il sincère ou destiné à l’Occident ? » s’interroge un démocrate syrien revenu d’exil.
En 2015, dans l’une de ses premières interviews, il qualifiait d’hérétiques les alaouites, la minorité dont sont issus les Assad. Il promet maintenant de défendre toutes les communautés. Mais, début mars 2025, après une attaque des partisans de l’ancien régime contre ses nouvelles forces de sécurité, les alaouites ont subi des représailles aveugles, faisant 1334 morts, selon l’ONG Syrian Network for Human Rights. Il s’est engagé à les punir, mais il n’a procédé à ce jour à aucune arrestation.
Cinq ans pour organiser des élections
Ahmed al-Charaa se déclare par ailleurs président par intérim, mais dispose de cinq ans pour organiser des élections et promulguer une nouvelle charte. « C’est très long, souligne le juriste syrien Abdulhay Sayed. D’autant qu’au terme de la déclaration constitutionnelle qu’il a signée, il concentre presque tous les pouvoirs. »
Cette dualité caractérise l’ensemble de l’appareil qu’il a mis en place. Son second gouvernement, formé le 29 mars 2025 sous la pression internationale, comprend une chrétienne, un Kurde, un druze et un alaouite. Des personnalités respectées, issues de la société civile. Mais les postes régaliens continuent d’être occupés par ses fidèles, des chefs rebelles issus de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), son mouvement islamiste aujourd’hui dissous.
« J’avais l’impression de rêver »
De jeunes entrepreneurs de la tech, rencontrés dans un vieux palais damascène, n’en reviennent pas d’avoir pu discuter la veille avec le nouveau ministre de la communication, Abdulsalam Haykal, un quadragénaire créateur d’une start-up aux Émirats arabes unis. « J’avais l’impression de rêver, dit l’un d’eux. On a pu débattre librement. » Un responsable d’une ONG s’enthousiasme d’avoir croisé la ministre chargée des affaires sociales, Hind Kabawat, une chrétienne laïque venue de la recherche : « Elle marchait comme tout le monde dans la rue, sans garde du corps. C’est inimaginable ! »
Mais, dans ce théâtre d’ombres, difficile de savoir qui commande vraiment. Nommée à la tête de la banque centrale par Ahmed al-Charaa, Maysaa Sabrine a démissionné au bout de trois mois. « Elle n’était gouverneur que sur le papier. Le vrai patron, c’était quelqu’un dont on ne connaît que le nom de guerre, un certain Abou Abdelrahman, confie un banquier. Le nouveau titulaire du poste, Abdel Qader Hasriyya, passé par le cabinet Ernst & Young et la Banque mondiale, jouit d’une stature plus solide. Mais quelle sera sa marge de manœuvre ? »
Abou Machin et Abou Truc
Le même scénario se répète partout. « À la tête des administrations, on ne connaît pas le nom des gens, même à un très haut niveau. “Abou Machin”, “Abou Truc”… Ils ne vous donnent que leur alias », se plaint un médecin. « Cinq jours après la chute du régime, Abou Hassan est arrivé », raconte le directeur d’une usine saisie par les nouvelles autorités. Il ne sait rien d’autre sur cet homme venu chapeauter son entreprise pendant plusieurs semaines.
À Damas, ce « dédoublement des fonctions » évoque de mauvais souvenirs. « Du temps des Assad, vous aviez des ministres et des hauts fonctionnaires. Mais leur autorité n’était qu’apparente. Les véritables décisionnaires, c’étaient les gens des services de sécurité », souligne le juriste Abdulhay Sayed, qui craint que le même système se reproduise.
