Pour défendre les migrants, six avocats se jettent à l’eau

Écrit par Fabien Perrier et Taina Tervonen Illustré par Cat O’Neil
7 avril 2025
Pour défendre les migrants, six avocats se jettent à l’eau
Parce qu’ils ont tenu la barre des embarcations les conduisant vers l’Europe, des milliers d’exilés sont considérés par la justice comme des « capitaines », des passeurs. Et sont lourdement condamnés. À leurs côtés, en Espagne, en Grèce, en Angleterre, des avocats tentent de faire respecter leurs droits dans un contexte de plus en plus répressif.
20 minutes de lecture

« Moi aussi, j’y croyais, à cette histoire des capitaines criminels. Ce récit, on nous l’impose et on l’intègre. » Irma Ferrer est avocate à Lanzarote, l’une des plus grandes îles des Canaries. L’archipel atlantique situé au large du Maroc est la principale porte d’entrée des routes migratoires vers l’Espagne – selon le ministère de l’Intérieur espagnol, plus de 40 000 personnes y sont arrivées en 2024, dans 610 bateaux. La même année, 147 d’entre elles ont été arrêtées pour aide au séjour irrégulier, en tant que « capitaines ». Autrement dit : comme passeurs.

En Espagne, en Grèce et en Grande-Bretagne, nous avons suivi des avocats qui les défendent, parfois comme avocats commis d’office, parfois à la demande de réseaux solidaires. Tous racontent le choc de l’injustice de la machine judiciaire, puis l’envie d’agir face à des lois qui leur laissent si peu de marges de manœuvre pour défendre leurs clients. Pourtant, ils tentent au fil des procès de trouver les brèches, pour que la justice soit véritablement rendue.

Chapitre 1

Le mur de l’Atlantique

Il est rarissime qu’un vrai passeur tente la traversée. Certains embarquent puis abandonnent le bord en cours de route, laissant les passagers livrés à eux-mêmes. Les plus amarinés d’entre eux – parfois pêcheurs de profession – sont alors forcés de prendre la barre. Mais toute personne qui a gouverné ces embarcations est considérée comme « capitaine », la loi ne faisant pas de différence entre les véritables organisateurs de ces périples et de simples migrants en quête d’un avenir meilleur.

La première fois où cette réalité a effleuré Irma Ferrer, « c’était en 2020, en pleine crise du covid ». Les arrivées sur les îles Canaries avaient décuplé en l’espace d’un an, passant de 2 000 à 20 000. Bénévole de l’association Derecho y Justicia (« droit et justice »), qui propose une assistance légale aux détenus, elle avait vu, au fil de ses visites à la prison de son île, un quartier entier se remplir de « capitaines ». Cette même année, elle reçoit un appel d’un réseau de solidarité aux personnes migrantes, tout récent sur l’île, qui la sollicite comme avocate – Irma Ferrer jouit d’une solide réputation pour la lutte contre la corruption qu’elle mène à Lanzarote depuis vingt-six ans comme pénaliste, dans le cadre d’actions populaires.

Je suis née et j’habite sur un point d’arrivée de la migration, mais je ne savais rien de ce monde-là.

Irma Ferrer, avocate à Lanzarote

« Je ne connaissais ni le droit des étrangers ni les réalités de la migration. Je suis née et j’habite sur une île qui est un point d’arrivée, mais je ne savais rien de ce monde-là », raconte-t-elle, installée dans la véranda de sa maison entourée d’un jardin fleuri, à quelques centaines de mètres de la prison – une proximité qui la fait sourire. Pour autant, l’avocate connaît bien la violence d’un système judiciaire « clément avec les criminels en col blanc et intransigeant avec des voleurs de poules » : à l’époque, elle sort d’un procès pour corruption qui a duré six mois, avec dix accusés, une montagne de preuves… et la certitude dès le premier jour que les prévenus seraient acquittés. Alors, pour penser à autre chose, elle répond « oui » à l’appel du réseau et commence à s’informer.

« Là, j’ai compris l’étendue de la tromperie. » Derrière ce terme, Irma Ferrer pointe la mécanique implacable mise en œuvre par les lois, la police et la justice aux frontières de l’Union européenne (UE) pour désigner des coupables quand un bateau arrive en Espagne, en Grèce ou en Italie. Elle s’appuie sur des lois nationales criminalisant l’« aide au séjour irrégulier », en application notamment d’une loi européenne de 2002, en cours de révision : la directive définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers.

Criminalisation de l’aide humanitaire en Europe

Concrètement, en vertu de cette directive, le fait de conduire un bateau traversant une frontière avec des personnes ne disposant ni de visa ni d’un droit au séjour est passible de peines de prison – chaque État pouvant décider, au moment de transposer le texte dans son droit national, de ne pas appliquer ces peines si le but est « d’apporter une aide humanitaire à la personne concernée ». Une exception que la proposition de nouvelle directive, présentée par la Commission européenne en novembre 2023, supprimerait.

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Le but affiché de cette législation est clair : lutter contre le trafic et la traite d’êtres humains. Mais la réalité qu’Irma Ferrer affronte quand elle défend un premier cas de « capitaines », en 2022, est tout autre. Les deux accusés, deux jeunes hommes sénégalais, sont des passagers comme les autres, cherchant à atteindre l’Europe pour y travailler. Ils affirment ne pas avoir participé à l’organisation de la traversée et n’avoir pas empoché les sommes payées par les migrants. Ils sont cependant accusés d’avoir tenu la barre et suivi le GPS, sur la base de témoignages d’autres passagers. Conformément à la loi espagnole, ces derniers sont considérés comme des témoins protégés et peuvent bénéficier d’un droit au séjour et au travail en échange de leur collaboration avec la police.

Dans les zones d’obscurité fleurissent corruption et abus.

L’avocate canarienne Irma Ferrer

L’avocate est tombée des nues devant ce système qui se contente de la seule parole des témoins. « Pour que ces témoignages soient recevables devant la cour, ils devraient être soutenus par d’autres preuves. » Or ce n’est que très rarement le cas dans ce genre d’affaire, comme elle le constate rapidement au fil des procès. En outre, ces témoignages sont obtenus dans des conditions qui interrogent. Ils sont recueillis dès l’arrivée au port, sans la présence d’un avocat, en suivant toujours le même processus. Les tout premiers entretiens sont effectués par des agents de Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes, présents dans les ports d’arrivée. Ces entretiens dits « de débriefing » sont, selon l’agence, volontaires et anonymes, et servent officiellement à récolter des données statistiques sur les routes migratoires.

Mais les informations recueillies sont transmises à la police nationale, qui procède ensuite à ses propres interrogatoires puis aux arrestations. « Ces premières 24 à 48 heures après l’arrivée sont une zone d’obscurité. Or on sait que c’est précisément dans les zones d’obscurité que fleurissent corruption et abus, souligne Irma Ferrer. Quand j’arrive, les capitaines ont déjà été arrêtés, sans que je sache précisément comment les preuves qui justifient l’arrestation ont été obtenues. Leurs téléphones ont parfois été saisis, alors que normalement cela ne devrait pas se faire sans la présence d’un avocat. »

Arme psychologique

Ce qui apparaît comme des irrégularités manifestes au regard du droit pénal espagnol ne constitue pas pour autant une brèche juridique facile à exploiter. En effet, pour pouvoir dénoncer la qualité des preuves utilisées par l’accusation, il faut arriver jusqu’à une audience devant un juge. Or les délais sont souvent de plusieurs mois, parfois de deux ans. Un temps pendant lequel, placés en détention provisoire dès leur arrestation, les accusés dorment en prison. La première fois qu’ils pourront parler à un juge, ce sera lors de la présentation de l’acte d’accusation. Une seule question leur sera alors posée : reconnaissez-vous les faits ou pas ? Et ce n’est que si l’accusé nie les faits reprochés qu’une audience aura lieu, des mois plus tard, et très rarement en présence des témoins.

« La détention provisoire est une arme psychologique », pointe Loueila Sid Ahmed Ndiaye, avocate d’origine sahraouie très active comme Irma Ferrer dans le réseau d’entraide de l’île. Nier les faits, c’est en effet s’exposer à la peine maximale – huit ans de prison –, qui s’alourdit en cas de morts à bord, selon le Code pénal espagnol. Et attendre des mois un procès.

Viser l’acquittement, une stratégie risquée

Souvent, les clients de Loueila Sid Ahmed Ndiaye finissent donc par plaider coupable, à l’image des deux jeunes Sénégalais qu’elle a défendus en 2021 – son premier cas de « capitaines ». Reconnaître les faits permet en effet de bénéficier d’une réduction de peine et de s’en sortir en général avec trois ans de prison, dont sont déduits les mois de détention provisoire. Avec les années, l’avocate a appris à mesurer ses victoires autrement. « Même si l’acquittement serait l’idéal, éviter la détention provisoire en est une. »

Deux décisions récentes rendues en 2024 par la justice espagnole, où la parole des témoins a été jugée insuffisante, lui donnent de l’espoir. Dans les deux cas, les accusés avaient plaidé non coupable – c’est la condition pour qu’une audience avec examen des preuves ait lieu. Pour que la jurisprudence change, il faut donc que des prévenus s’estiment suffisamment armés et acceptent de prendre le risque d’une peine plus lourde si la cour les condamne. « C’est une décision très difficile pour les clients, et je refuse de l’influencer de quelque façon que ce soit », insiste Irma Ferrer.

Chapitre 2

Amère Méditerranée

À quelques milliers de milles nautiques de là, au bord de la Méditerranée, l’avocat Alexandros Georgoulis sort d’une salle d’audience du tribunal de Kalamata, au sud du Péloponnèse. Plus de 2 100 personnes sont aujourd’hui détenues dans les prisons grecques, accusées ou condamnées dans ce type d’affaire, au point de représenter la deuxième population carcérale du pays. Les îles grecques, à quelques encablures de la Turquie, sont des portes d’entrée dans l’Union européenne.

« Ils jouent avec nos nerfs. La procédure ne devrait prendre que deux minutes… » s’agace l’avocat à la barbe bien taillée ce mardi 19 novembre 2024. Avec son compère Dimitris Choulis, barbu lui aussi, et une poignée d’autres avocats, il était venu déposer plainte contre l’État grec pour non-assistance à personne en danger, au nom de rescapés et de familles des victimes du naufrage de Pylos de juin 2023, l’un des plus meurtriers en mer Méditerranée au cours des dernières décennies.

Tactiques et frustrations

Comme Irma Ferrer et Loueila Sid Ahmed Ndiaye, eux aussi sont habitués à encaisser leur frustration. C’est ce qui se passe une fois de plus, ce matin-là, à Kalamata : après avoir étudié d’autres cas, le président du tribunal a annoncé que les auditions se poursuivraient le lendemain. Cette tactique de report n’est pas une surprise pour ces deux ténors depuis que les dossiers impliquant des migrants leur sont « tombés dessus », selon l’expression de Dimitris Choulis.

Cet avocat originaire de l’île de Samos, qui a commencé à défendre des migrants en 2010, s’est impliqué de plus en plus face à l’aggravation de la situation. En 2015, la Grèce connaît une augmentation du flux migratoire sur son territoire : rien qu’entre mars 2015 et mars 2016, plus d’un million de demandeurs d’asile sont passés par le pays. Des centaines d’embarcations tentent le passage, parfois mortel. Devant l’urgence, Dimitris Choulis et d’autres avocats « s’auto-organisent » : ils créent leur propre association, tissent un réseau de solidarité et s’investissent également dans Captain Support, une plate-forme qui met en relation les migrants accusés d’être des capitaines avec des avocats locaux.

Prison à vie pour avoir tenu la barre

C’est à cette période que Dimitris Choulis rencontre Alexandros Georgoulis, qui vit, lui, sur l’île de Chios, l’un des points d’arrivée des migrants. Les deux hommes sont de la même génération – le premier est né en 1987, le second en 1981 –, se comprennent et font le même constat : à côté des ajournements d’audience à répétition, et des procès en première instance expédiés, la justice grecque semble rendre ses verdicts de façon quasiment systématique. Les juges s’appuient sur une loi de 2014 qui dispose que toute personne qui tient la barre est considérée comme passeur, et qu’elle encourt une peine de quinze ans par personne transportée – et même la prison à vie pour chaque passager mort lors du trajet.

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Malgré la sévérité de cette loi, il arrive que pointent quelques lueurs d’espoir. Le duo d’avocats a ainsi réussi, en 2022, à faire acquitter trois personnes qui avaient été condamnées en première instance à des peines très lourdes – de 50 à 142 années de prison. Et ce grâce aux témoignages d’autres passagers qu’ils ont pu retrouver. Cette victoire a jeté un premier grain de sable dans la mécanique bien huilée des tribunaux qui, jusque-là, appliquaient les peines systématiquement, sans prendre la peine d’écouter les récits des migrants.

À l’énoncé du verdict, des slogans, des applaudissements, des youyous et des larmes.

Dimitris Choulis et Alexandros Georgoulis se sont ensuite attaqués avec succès à une autre faille dans les processus juridiques : celle de la compétence des tribunaux, en plaidant le fait que les capitaines des bateaux naufragés ne peuvent être jugés par une cour nationale – au simple motif que ces naufrages ont eu lieu dans les eaux internationales, et non dans les eaux territoriales grecques.

Ce sont précisément ces précédents qui ont servi à construire une stratégie victorieuse dans le procès du naufrage de Pylos – le drame, qui remonte au 14 juin 2023, n’a laissé la vie qu’à 104 des quelque 650 passagers que transportait l’Adriana. Près d’un an plus tard, Dimitris Choulis et Alexandros Georgoulis sont à la barre avec quelques autres avocats pour défendre les neuf accusés. Ceux-ci sont finalement innocentés. À l’énoncé du verdict, historique, des applaudissements, des slogans, des youyous jaillissent dans la salle, et des larmes coulent sur des joues. Les deux avocats laissent poindre de vastes sourires… et un soulagement. En raison du nombre élevé de victimes et de la médiatisation du procès, « ce verdict crée un précédent judiciaire qui sera appliqué dans d’autres cours par la suite », explicite Alexandros Georgoulis.

Une jurisprudence est-elle, alors, en train d’être élaborée en Grèce ? Procès après procès, ceux qui défendent les exilés révèlent, en tout cas, les manquements de la loi, et plus encore de son application. Pour l’avocat, c’est au niveau européen que se situe la vraie marge de manœuvre : « Il faut changer le cadre juridique de l’Union européenne, dont la loi grecque n’est que la mise en œuvre. Cette législation absurde ne condamne pas les véritables passeurs, qui ont réellement tiré profit de cette activité. »

Chapitre 3

Gagner une Manche

Mais dans les batailles juridiques, rien n’est jamais acquis, comme le montre la situation en Grande-Bretagne où la juridiction du pays, hors de l’UE depuis le Brexit, pose le même type de difficultés aux avocats. Dans les couloirs de la cour criminelle de Canterbury, où sont jugés les capitaines des bateaux arrivant à Douvres, nous croisons Aneurin Brewer, dossier et perruque sous le bras. Il a été aux premières loges d’un retour de bâton dans la législation appliquée aux migrants. La situation d’aujourd’hui n’est plus celle d’il y a six ans.

« Les cas de capitaines ont commencé à arriver devant la cour criminelle de Canterbury à partir de 2019, quand les traversées depuis les côtes françaises ont augmenté. La cour traitait ces affaires de manière routinière, voire expéditive, sans véritable écho médiatique », se souvient-il, choisissant ses mots, quand nous nous retrouvons pour un entretien téléphonique plus tard – les small boats (« petits bateaux ») qui partent depuis les côtes françaises étant un sujet hautement inflammable dans le débat public.

Une faille pour la défense

Aneurin Brewer lui-même ne s’était jamais penché sur ces affaires avant d’être sollicité par Canel Halil, un confrère qui défendait Fouad Kakaei, Iranien de 33 ans intercepté avec d’autres personnes sur un zodiac en mer. C’était en 2020, en période de confinement, et Aneurin Brewer avait plus de temps que prévu. Ensemble, les deux avocats ont décortiqué la loi pour trouver une faille qu’ils pourraient utiliser pour la défense. La législation britannique punit alors l’aide au séjour irrégulier d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à quatorze ans.

C’est en s’attaquant à la définition de l’« entrée illégale » que les avocats trouvent un chemin pour leur plaidoirie. Les passagers d’un zodiac, débarqués dans un port anglais et sollicitant l’asile, ne sont techniquement pas « entrés » sur le territoire britannique, plaide Aneurin Brewer à Canterbury en mars 2021. Il obtient gain de cause, et Fouad Kakaei est acquitté après dix-neuf mois de détention provisoire. Depuis, plusieurs autres « capitaines » ont fait appel et ont été libérés en vertu de cet argument.

Mise à mal du statut de réfugié

« J’ai alors pensé, assez naïvement, que les poursuites cesseraient. Après tout, la loi était formulée ainsi pour respecter la convention de Genève relative au statut des réfugiés », explique l’avocat, un brin d’ironie dans la voix. Ce texte de 1951, ratifié par 145 pays, établit qu’un réfugié – c’est-à-dire une personne qui a obtenu le droit d’asile – ne peut pas être refoulé à la frontière. Cela signifie également qu’un demandeur d’asile ne peut pas être refoulé ou expulsé tant que sa demande d’asile n’a pas été examinée et rejetée.

Mais la suite a donné tort à Aneurin Brewer. Une nouvelle loi entrée en vigueur en juin 2022 en Grande-Bretagne a criminalisé toute arrivée sur le territoire, permettant de poursuivre non seulement les capitaines, mais aussi les passagers. Ces derniers encourent désormais une peine maximale de quatre ans de prison. L’« aide aux arrivées illégales » est, quant à elle, passible de perpétuité.

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Accusé de quatre homicides involontaires

C’est dans ce contexte-là qu’Aneurin Brewer a défendu le jeune Ibrahima Bah, accusé non seulement d’aide aux arrivées illégales, mais également de quatre homicides involontaires survenus lors d’une traversée depuis les côtes françaises vers l’Angleterre dans la nuit du 14 au 15 décembre 2022. Le jeune Sénégalais avait piloté le bateau en échange d’un voyage gratuit. Un des morts était son ami. Il a été condamné à neuf ans et six mois de prison en février 2024.

Depuis, Aneurin Brewer craint que la justice de son pays ne revienne désormais au fonctionnement d’avant 2021 : des procédures expéditives, sans réelle marge de manœuvre pour la défense. Ou alors si ténue, comme aux Canaries. « Nous constatons que, si les capitaines poursuivis pour aide aux arrivées illégales plaident coupable à l’audience, ils sont finalement condamnés pour arrivée illégale, ce qui réduit leur peine à moins d’un an. Au-delà d’un an, la peine est automatiquement assortie d’un ordre d’expulsion. Les personnes ont donc tout intérêt à collaborer… » Quant aux passagers, leur nombre variant entre 20 000 et 40 000 par an depuis le Brexit, selon le Home Office, la justice renonce en général à les poursuivre.

La libre circulation des personnes, pilier de l’Union européenne, est en train de s’effondrer.

L’avocat grec Dimitris Choulis

 « L’ironie de l’histoire, ajoute le Britannique, c’est qu’avant le Brexit, ces personnes pouvaient être renvoyées dans le premier pays d’arrivée en Europe, dans le cadre de la procédure de Dublin. Ce mécanisme, qui relève de l’Union européenne, n’est plus applicable. Ceux qui ont plaidé pour le Brexit en arguant que cela arrêterait les arrivées avaient tout faux. Mais personne ne pointe cette ironie sur la place publique. » L’avocat grec Dimitris Choulis, lui, souligne l’hypocrisie de l’Europe : « Nous construisons à nouveau des murs et nous rétablissons les frontières, y compris à l’intérieur de l’Union. La libre circulation des personnes, pilier fondateur de l’UE, est en train de s’effondrer. »

Avec le pacte migratoire de l’Union européenne, un ensemble de textes adopté en 2024, un autre verrou est en train de sauter : en « situation de crise », par exemple en cas d’arrivées massives dues à l’ouverture de la frontière par un État tiers, les États européens pourront refouler des personnes à la frontière, dérogeant ainsi aux principes de la convention de Genève. Ce que fait déjà la loi anglaise, qui criminalise tous les arrivants. Pour les avocats, pas question de baisser les bras pour autant. Comme le dit Irma Ferrer, l’avocate canarienne : « C’est simple : l’injustice me révolte, et il faut la rendre visible, c’est tout. Gagner ne doit pas être un critère pour les luttes qu’on mène. Sinon je n’aurais plus qu’à changer de profession. »

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