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Lobbyiste clandestin de Shein, Christophe Castaner impose sa loi

Écrit par Noëmie Leclercq Illustré par Vincent Sorel
En ligne le 09 mars 2025
Lobbyiste clandestin de Shein, Christophe Castaner impose sa loi
L’ancien ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, devenu conseiller de Shein, le géant chinois de la mode, mobilise ses réseaux contre la loi anti-fast-fashion. Du port de Marseille à l’Élysée en passant par le Parlement, révélations sur un lobbying qui ne dit pas son nom.
12 minutes de lecture

Comme chaque semaine quand il vient à Marseille, Christophe Castaner loge au Sofitel du Vieux-Port. Dans l’hôtel cinq étoiles, où il réside du jeudi au dimanche – l’homme a ses habitudes –, il apprécie particulièrement la vue sur le Mucem et la cuisine du chef Sylvain Touati. Il lui arrive de temps à autre de préférer l’InterContinental, moins pratique mais plus tape-à-l’œil. L’ex-ministre de l’Intérieur (2018-2020) n’a de toute façon pas à se soucier de la note. En tant que président du conseil de surveillance du grand port maritime de Marseille, c’est gratuit – du moins, payé par l’État, qui abonde l’infrastructure en financements publics. Sauf que, depuis décembre dernier, Christophe Castaner cumule son poste marseillais avec celui de conseiller « responsabilité sociale et environnementale » (RSE) de Shein. Un domaine-clé pour le géant chinois de la fast-fashion, qui casse les prix en fabriquant des vêtements à la chaîne et en un temps record. Et un rôle inédit pour Castaner, plus habitué aux arcanes de l’État qu’aux spécificités de l’industrie textile.

Quoi qu’il en soit, ce mercredi 12 février 2025 à Marseille, la casquette made in China est supposée rester au placard. L’ancien socialiste, macroniste dès 2016, espère croiser son ancien boss – et ami – Emmanuel Macron lors d’une visite d’État du Premier ministre indien. Narendra Modi vient voir à quel point le port de Marseille, premier de France et troisième de Méditerranée, est une machine bien huilée.

Shein n’est pas au programme, nous assure l’Élysée. Même si le fabricant voit au même moment sa survie en France – l’un de ses plus gros marchés – remise en jeu par la très médiatique proposition de loi « anti-fast-fashion » et tout un tas d’enquêtes administratives européennes. Même si le camp du Président français a initialement porté le texte à l’Assemblée nationale. Même si l’Inde vient d’autoriser, quelques jours plus tôt, le retour de Shein sur son territoire, à condition que l’entreprise développe une production locale. Christophe Castaner, bien qu’évidemment convié aux festivités, n’est de toute façon pas enregistré comme lobbyiste pour Shein auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, la HATPV, qui doit valider les reconversions dans le privé des ex-ministres.

L’ancien ministre de l’Intérieur dénonce une loi « dégueulasse »

Alors, Shein ne serait pas au programme des discussions ? « Bullshit », tranche Jocelyn Meire. Le fondateur de Fask Academy, une école de confection textile, est également président du syndicat de l’industrie textile locale Mode in Sud (ex-UPMH PACA). Fervent défenseur de la proposition de loi anti-fast-fashion, il a organisé ce jour-là un « comité d’accueil » et réuni pour l’occasion plusieurs ONG environnementales, dont Greenpeace et Zero Waste France. Mais le lieu de la la réception d’État est resté secret jusqu’à quinze minutes avant le début : alors qu’il était question qu’elle se déroule dans les bureaux du conseil de surveillance du port, elle a été déplacée par l’Élysée au siège du géant mondial du transport maritime CMA CGM, dirigé par un autre ami du président, Rodolphe Saadé. Un moyen d’éviter que les médias ne parlent toute la journée du géant chinois de la fast-fashion.

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Jocelyn Meire a voulu créer l’événement et inonder en même temps les réseaux sociaux des décideurs. La guerre qui oppose les pro-Shein et les anti-Shein se joue en grande partie sur LinkedIn, à coup de déclarations, de partage de données chiffrées – plus ou moins sourcées –, de témoignages personnels et, comme le veut le réseau professionnel, de photos en bonne compagnie. Meire, lui-même libéral et adhérent du Medef, y a appelé le Sénat à voter cette loi pour « protéger » la France du « fléau » de la fast-fashion. Et s’est outré d’une remarque de Castaner, qui estimait fin janvier sur le plateau de BFM que la proposition de loi était « dégueulasse ».

Plusieurs personnes ne veulent pas être vues à mes côtés. Elles craignent Castaner.

Jocelyn Meire, chef d’entreprise du textile, défenseur de la loi anti-fast-fashion

Depuis l’arrivée de l’ancien ministre de l’Intérieur chez Shein, Jocelyn Meire a intensifié son lobbying anti-fast-fashion, en ligne et dans la vraie vie. « Cette année, je me suis farci toutes les cérémonies de vœux des politiques de la région, soupire le Marseillais. Et vous savez quoi ? Pour la première fois, plusieurs personnes m’ont explicitement dit que, bien qu’elles soutiennent mon engagement, elles ne veulent pas être vues, et encore moins photographiées, à mes côtés. Parce qu’elles craignent de se faire taper sur les doigts par Castaner. » Plusieurs responsables politiques locaux, contactés sur le sujet, ont décliné nos demandes d’interview – sans donner d’explication.

L’ex-« premier flic de France » bénéficie d’un certain pouvoir, à force d’empiler les mandats. Il préside depuis 2022 le conseil d’administration de deux tunnels majeurs, celui du Mont-Blanc et celui du Fréjus, ce qui l’oblige à se déplacer fréquemment. Et, en 2023, à la demande de la présidente de la métropole d’Aix-Marseille-Provence, Martine Vassal, il a accepté un autre poste, au conseil de surveillance du port de Marseille, donc. Une activité officiellement bénévole. Elle comprend tout de même une confortable enveloppe de frais de représentation (150 000 € annuels, selon nos informations), ainsi que la mise à disposition d’une voiture avec chauffeur dans la région et la prise en charge des déplacements internationaux pour la représentation du port aux conventions internationales. Un titre hautement stratégique pour l’ancien ministre.

Le pouvoir de faire et défaire des carrières politiques

Concrètement, la proposition de loi visant à réduire l’impact environnemental de l’industrie textile propose plusieurs mesures pour lutter contre la fast-fashion, notamment l’interdiction de la publicité, l’introduction d’un système de bonus-malus écologique et l’obligation pour les entreprises de sensibiliser les consommateurs à l’impact environnemental de leurs achats. Si elle était votée, ce serait une première mondiale. Aussi Shein et ses concurrents y sont-ils fermement opposés, car elle risque de faire péricliter leur modèle économique en réduisant leur visibilité et en augmentant leurs coûts.

C’est Anne-Cécile Violland, élue Horizons de Haute-Savoie, qui a d’abord porté le texte, début 2024. La Macronie – la République en marche et ses alliances successives avec Horizons et le Modem – s’est alors montrée unanime, relayant et promouvant le texte comme une grande avancée écologique. Ce consensus s’est depuis largement effrité. Il faut dire que le sujet a le pouvoir de faire et défaire des carrières politiques et que personne, depuis l’arrivée de Christophe Castaner chez Shein, ne sait comment agir. La désormais ministre de la Transition écologique, Agnès Pannier-Runacher – dont le père, Jean-Michel Runacher, est un proche de Castaner – semble devenue radioactive. Malgré sa présence dans tous les gouvernements successifs dès 2018, elle est, depuis quelques semaines, totalement isolée à la table des ministres.

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Les retrouvailles de vieux « amis » à la présidence de l’Assemblée

Le 23 janvier, peu avant la visite de Narendra Modi à Marseille, Jocelyn Meire signait avec Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin, une lettre envoyée à Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, pour souligner les conflits d’intérêts potentiels que la nomination de Christophe Castaner chez Shein pouvait présenter. La présidente venait de recevoir Bernard Spitz au Palais-Bourbon – un rendez-vous discret, d’apparence anodine, qui a suscité l’ire des deux militants.

S’il est moins sous les feux des projecteurs que son désormais collègue, l’ancien haut fonctionnaire et lobbyiste des assureurs a été recruté par Shein en même temps que Christophe Castaner, également en tant que conseiller RSE. Officiellement, Spitz figurait à l’agenda de Yaël Braun-Pivet en tant que président des Gracques – un lobby aux valeurs sociales-libérales composé de hauts fonctionnaires, qu’il dirige depuis 2007. Les Gracques n’avaient pas été reçus par la présidence de l’Assemblée nationale depuis des années. Mais peu importe. « Mme la présidente et M. Spitz sont juste amis », balaye Quentin Ruffat. Le directeur de la communication de Shein insiste : Christophe Castaner et Bernard Spitz ne sont pas lobbyistes, ils ne font que siéger au conseil d’administration. Et le déploiement des forces de l’entreprise en France vise justement à permettre à Shein de « faire mieux ».

Soudain, le gouvernement bloque la loi anti-fast-fashion

La lettre de Meire et Rivoallan est restée sans réponse jusqu’à présent. Tandis que la loi anti-fast-fashion est bloquée dans les méandres des deux chambres du Parlement depuis le printemps 2024. Elle a bien failli être discutée au Sénat, pourtant. Début février, une date avait finalement été trouvée pour la première lecture : le 26 mars 2025. Aucun sénateur macroniste ne s’étant proposé, elle devait être portée par Sylvie Valente-Le Hir, élue de l’Oise apparentée aux Républicains. Pourtant, à la surprise générale, le gouvernement a opposé un veto à cette date, sans motif.

Une autre date, début avril, pourrait être proposée. En pleine niche socialiste, période pendant laquelle le groupe minoritaire a le droit de décider de l’ordre du jour. « Il aura fallu qu’un ex-ministre de l’Intérieur soit recruté par Shein pour que les choses bougent enfin », ironise Yann Rivoallan, qui a multiplié depuis un an les rendez-vous avec les sénateurs de tous bords pour trouver un volontaire susceptible de prendre la relève.

La RSE est devenue l’Ehpad des anciens ministres et parlementaires.

Olivia Andrez, ex-directrice de cabinet d’Olivier Véran

Avant le veto gouvernemental, la question de l’influence de Christophe Castaner sur le passage de la loi devant les sénateurs faisait sourire. Du moins, on ne s’en inquiétait pas. L’ancien ministre de l’Intérieur entretient des relations privilégiées avec plusieurs chefs de file au Sénat, comme François Patriat, premier soutien d’Emmanuel Macron et président du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (l’ex-groupe La République en marche). Mais dans les autres camps, son nouveau poste donnait surtout lieu à des traits d’esprit. « On parle bien du kéké de la République ? » ironisait un conseiller parlementaire, reprenant le titre de la biographie au vitriol de l’ex-ministre, qui avait fait grand bruit à sa sortie, en 2020. « C’est clair que s’ils l’ont embauché ce n’est pas pour ses compétences, [mais] juste parce qu’il connaît les rouages de la République et qu’il a du réseau, tacle un autre sur LinkedIn. Ce n’est ni plus ni moins qu’un lobbyiste qui ne dit pas son nom. »

« La RSE est devenue l’Ehpad des anciens ministres et parlementaires, clashe Olivia Andrez, experte en communication de crise chez The Arcane et ancienne directrice de cabinet du porte-parole du gouvernement Olivier Véran. Il s’agit essentiellement de normes, de labels… Des choses qu’ils maîtrisent bien, mais rien de stratégique. En temps normal. » Car si les anciens ministres et secrétaires d’État d’Emmanuel Macron empruntent en masse les « portes tournantes » entre l’État et le secteur privé, plus encore que dans n’importe quel gouvernement précédent, c’est la première fois qu’un ex-ministre, qui plus est de l’Intérieur, s’acoquine avec une entreprise chinoise – la communication de Shein insiste cependant sur le fait que l’entreprise est désormais singapourienne. Elle a été fondée en 2008 par Chris Xu, un entrepreneur chinois toujours à la tête du groupe, et s’est développée à Guangzhou, une ville-clé du textile en Chine où est encore produite la quasi-totalité des vêtements vendus par le géant de la fast-fashion.

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Les entreprises chinoises, friandes de relais politiques

Shein « est particulièrement forte pour pratiquer l’entrisme », concède Olivia Andrez. Son opération séduction a ciblé en premier lieu les ex-ministres macronistes, les différents remaniements gouvernementaux ayant considérablement augmenté les choix possibles. « C’est quelque chose que l’on voit beaucoup dans les entreprises chinoises, qui privilégient pour leur développement international des conseils issus de l’appareil politique, conclut l’experte. Castaner, quoi que l’on en dise, est très sollicité par les patrons, de manière informelle mais aussi via sa société », Villanelle Conseil.

Fondée en 2023, cette dernière n’avait cependant pas montré d’expertise particulière en matière de RSE. En octobre de cette même année, Christophe Castaner avait en revanche conduit une délégation de parlementaires et d’entrepreneurs français en Chine lors d’un voyage entièrement financé par les autorités chinoises, comme l’avait révélé La Lettre. Shein n’était pas de la partie, a-t-il assuré. Mais l’entreprise, depuis, a visiblement su séduire l’ex-ministre de l’Intérieur : dans le petit milieu de la mode, on dit qu’il toucherait une rémunération annuelle avoisinant les 400 000 €. L’ancien locataire de la Place Beauveau n’a pas répondu à nos sollicitations, pas plus que Bernard Spitz. Le directeur de la communication de Shein, de son côté, a balayé l’idée d’une rémunération aussi élevée, assurant que Castaner était payé « dans la fourchette basse pour des prestations de conseil ». Sans pour autant préciser ladite fourchette.

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