Comment Olgun est devenu le meilleur kebab de France

Écrit par Ramsès Kefi Illustré par Adeline Schöne
Édition de novembre 2023
Comment Olgun est devenu le meilleur kebab de France
Non, la trinité salade-tomate-oignon ne suffit pour devenir meilleur kebab de France. À la tête d’une ambitieuse PME familiale dans le Nord, Olgun Jardel Ergezer, 37 ans, raconte sa vie dédiée à la broche.
Article à retrouver dans la revue XXI n°63, Les patronnes du monde d’après
15 minutes de lecture

Tu sais comment mon père est arrivé à Roubaix ? En train, avec une seule chaussure. Il avait perdu l’autre à la frontière franco-italienne. Des policiers lui avaient couru après. Il était passé de justesse. C’était en 1982. La misère l’avait poussé à l’exil. À Roubaix, mon père a travaillé dans le textile, dans la laine plus précisément. Et puis, ce secteur s’est effondré. C’était le début des années 1990 et deux choix s’offraient à lui : le bâtiment ou l’entretien dans le métro. Son rêve aurait été de reprendre une ferme – en Turquie, il élevait des bœufs et des moutons, dans les dernières montagnes avant la frontière géorgienne. Mais il n’en avait pas les moyens. Il a trouvé un compromis… en ouvrant son kebab. Indirectement, il renouait avec les troupeaux : il allait choisir lui-même ses bêtes sur pied, chez les fournisseurs. Et il jaugeait tout chez l’animal. Le regard, la couleur, l’allure. Je m’en souviens encore. En un coup d’œil, il savait comment un agneau avait été nourri et traité. C’était une autre époque, celle de la débrouille pour faire tourner le restaurant. Mon père courait partout, ma mère épluchait toute la journée les patates pour les frites.

De mon côté, je me destinais à une autre vie. À 18 ans, en parallèle de mes études d’ingénieur, j’ai monté des business de jeux en réseaux et de déblocage de portables. Les débuts d’Internet offraient des opportunités. En 2005, j’ai convaincu mon père de vendre sa sandwicherie, qui tournait bien, et d’investir dans l’immobilier. Il approchait de la cinquantaine, et des pépins de santé l’affaiblissaient. Nous, sa famille, estimions qu’il avait assez de sous pour se reposer. Il avait suffisamment trimé.

On a appelé notre restaurant, Unik. Avec une ligne directrice claire : rompre avec le “kebab chargé”, qui te reste sur le ventre et les doigts.

Le pousser en retraite anticipée a été une erreur. Après avoir fermé son resto, il est tombé dans une déprime, qui a aggravé ses soucis médicaux. Un docteur nous a reproché de l’avoir brusqué : depuis gamin, il bossait sept jours sur sept, sans congés. Et là, d’un coup, plus rien. En 2007, il a décidé de repartir à l’aventure et d’ouvrir un autre kebab. C’était sa thérapie. En tout cas, la seule qui a fonctionné. Il a racheté un local à Lille, à côté de la fac de droit. Comme je me sentais coupable de sa déprime, j’ai décidé de lui donner un coup de main et de ne pas le laisser s’épuiser. Mais on n’était plus chez nous, alors qu’à Roubaix, tout le monde connaissait « Ismet ». Il fallait recommencer de zéro, avec une grosse concurrence, dans une plus grande ville. Mon coup de main s’est transformé en coup de bras (sourire). J’ai laissé tomber mes études et me suis lancé à plein temps dans le kebab, avec cette idée de développer une marque pour la consolider sur le long terme.

On a appelé notre restaurant, Unik. Avec une ligne directrice claire : rompre avec le « kebab chargé », qui te reste sur le ventre et les doigts – j’ai l’impression que ce créneau, sans le critiquer, a été récupéré par les tacos. Pour nous, ça revenait à doser la quantité pour accentuer la qualité et, d’une certaine façon, renouer avec les racines du kebab. En France, la saveur du sandwich dépend trop souvent de la sauce. Alors qu’en Turquie, c’est la viande qui doit faire la différence. Il y a vingt ans, le client venait nous voir pour « se casser » le ventre. Mais l’époque a changé, les modes de consommation aussi.

Dès 2008, on a créé une plate-forme pour que les gens puissent commander en ligne. Je voulais innover, parce que c’était à mon sens la seule manière d’exister.

Au début, j’ai arpenté tout Lille en deux-roues. Après mon service au resto le midi, je roulais des heures avec un plan de la ville pour distribuer des flyers. Je m’étais fixé un objectif : 5 000 par jour. Je prenais un stabilo et rayais toutes les rues que j’avais empruntées. Je visais des boîtes aux lettres d’inconnus, mais aussi d’hôpitaux ou de grandes écoles. Dès 2008, on a créé une plate-forme pour que les gens puissent commander en ligne. Je voulais innover, parce que c’était à mon sens la seule manière d’exister vraiment. Aujourd’hui, ça semble anodin mais, à cette époque, tu payais une fortune un webmaster, qui te réclamait des rallonges pour la maintenance du site. Sur ce point, on était précurseurs : qui en France livrait des kebabs à domicile ?

À Lille, on a mis trois ans avant de devenir des références. Et puis, au fil du temps, notre réputation a dépassé le Nord. Avant la crise du Covid-19, un site, Kebab-frites.com, qui se fonde sur l’avis de clients, nous a élus trois années d’affilée « meilleur kebab de France ». Ça dope l’exposition. Certains nous plagient carrément, maintenant (il montre une photo sur son téléphone). À Verdun, des types ont ouvert L’Unik, en reprenant tout, jusqu’aux couleurs de nos enseignes. On a mis notre avocat sur le coup.

Entre la BNP et Leroy Merlin

Honnêtement, je n’ai pas soif d’argent, mais de réussite. Partir de rien et gagner. Le défi est d’autant plus compliqué avec un sandwich qui traîne autant de clichés – les reportages télévisés ont fait énormément de mal. Ça rend notre histoire encore plus belle. Quinze ans après ces flyers, on possède quatre restos dans le Nord – trois à Lille et un à Denain, près de Valenciennes. J’ai récemment participé à un jury : il s’agissait d’auditionner des entrepreneurs venus présenter leur projet devant une association, Les Déterminés, qui propose d’accompagner les plus ambitieux. À ma gauche, il y avait un dirigeant de la BNP et, à ma droite, un grand patron de Leroy Merlin. Entre les deux, j’étais la tête de Turc, au sens premier du terme (rires). Eux, ils voyaient ce qui clochait dans les dossiers et les chiffres. Moi, j’étais là pour déceler la petite étincelle chez les candidats.

Ma famille a tout mis dans ses restaurants. S’ils s’effondrent, on perd nos maisons, nos meubles, nos rêves.

J’ai 37 ans maintenant, et toute la fratrie est impliquée dans l’entreprise familiale. Mes deux frères. Et ma sœur, à une échelle différente. Elle étudie le marketing international à Londres, ce qui lui permet de fignoler des idées pour améliorer notre business. En fait, c’est bien que l’un d’entre nous prenne l’air, loin du Nord. C’est vrai qu’on réfléchit pas mal au développement. Est-ce qu’on grandit encore ? Ou est-ce qu’on consolide ? Quand tu grandis trop, simplement par appât du gain, tu peux tout perdre. Des entrepreneurs nous sollicitent souvent pour acheter une franchise. Mais est-ce qu’on y gagnerait vraiment ? C’est un enjeu pour nous : on ne veut pas galvauder notre marque. On y est viscéralement attachés. Ma famille a tout mis dans ses restaurants. S’ils s’effondrent, on perd nos maisons, nos meubles, nos rêves. Mon père est encore sur le terrain, par amour pour son boulot. C’est lui qui commence ses journées le plus tôt. Le matin, il décide d’aller dans l’un des restaurants et s’y poste. Il inspecte le moindre détail. Il peut exploser en cuisine s’il estime que les oignons sont mal coupés. L’idée qu’un client trouve son kebab mauvais lui ferait énormément de mal. C’est un ours coincé dans un chaton (rires).

En parlant de détail… (il montre mon assiette) Vous avez eu droit à une viande moins goûteuse. Je le vois à la texture et à la couleur. C’est le début de la broche, ça ! On demande à nos cuisiniers de ne pas la servir. Ce n’est pas qu’elle soit mauvaise, c’est juste qu’on ne veut pas de décalage – tu dois manger aussi bien que ton voisin. Un bon kebab, c’est une somme de petits détails bien réglés que tu assembles. Je pourrais te donner les meilleurs ingrédients du monde, tu pourrais te rater : si tu as une bonne viande, il faut savoir la couper et la déposer dans le pain. Entre deux vagues de clients, tu dois adapter la chaleur de ta broche pour garder la viande à température. Et puis comment est-elle montée, cette broche ? Dans quelles conditions ? La feuille sur laquelle est posée ton sandwich transpire-t-elle d’huile ? Si oui, c’est un très mauvais signe… Quelle est la marque de ta friteuse ? Tes frigos sont-ils à la bonne température ? Le meilleur cuistot de la planète perdrait de son talent avec un mauvais four. Et puis, si tes épices ne sont pas dosées comme il faut, ça peut gâcher un sandwich. Sur bien des aspects, un kebab est aussi une boucherie. Alors il faut soigner ta manière de conserver les denrées.

Le kebab, c’est un métier

Tout le monde se pense capable d’ouvrir un kebab, et c’est ce qui alimente en partie les clichés. « Une viande à couper, des tomates et des oignons, des sauces à mélanger et quelques frites à côté, le tour est joué », pensent certains. J’ai même des copains maçons qui se sont lancés. Mais ça n’a pas duré. Le kebab, c’est un métier. Si tu veux réussir, ça nécessite une vision précise, comme pour n’importe quel business. Et une application qui dépasse les cuisines. Une fois par mois, je lis les commentaires en ligne et j’y réponds. Les critiques les plus marquantes, je les partage à tous nos salariés sur notre groupe WhatsApp – intitulé « Équipe nationale ». Je veux qu’ils se sentent investis dans leur boulot. Pas autant que nous, c’est impossible. Mais quand même ! Parfois, on se répète entre nous ce proverbe turc, qui résume notre message aux employés : « Même si ce n’est pas le commerce de ton père, fais au moins comme si c’était celui de ton oncle. » Enfin, quelque chose comme ça (rires).

Je ne vais pas fanfaronner et te dire que nous sommes le meilleur kebab de France. En revanche, pour le prix que tu vas payer, tu n’auras jamais mieux.

Bref, on a rompu avec le folklore du kebab en s’installant à Lille. Pas de drapeau turc et pas de nom type « Le Bosphore » ou « Istanbul ». Pas de chanson de Tarkan en fond sonore non plus (rires). Nous sommes très fiers de nos origines. Mais on veut que chacun s’approprie le lieu à sa façon, du vegan jusqu’au fan de viande. Je ne vais pas fanfaronner et te dire que nous sommes le meilleur kebab de France. En revanche, pour le prix que tu vas payer, tu n’auras jamais mieux. Un boulanger nous livre des pains depuis quinze ans. Le boulgour est fait maison et les ingrédients de nos plats végétariens sont fabriqués ici, dans le Nord, sans huile de palme. On a notre propre filière pour les frites belges, et le yaourt est traditionnel. Le montage de nos broches se fait dans la région aussi, dans des conditions sanitaires strictes. Enfin, contrairement à d’autres, je ne vends pas de viande de bœuf composée à moitié de dinde…

Les crises, dont la guerre en Ukraine, ont poussé un nombre incalculable d’enseignes à faire grimper les prix. Nous, nous avons fixé une limite : ne pas dépasser la barre des 10 euros pour un menu basique. Même les tarifs de l’huile ont quadruplé pendant des mois. C’est un vrai dilemme : es-tu prêt à sacrifier la qualité, le temps de passer la tempête ? Ma conviction est que, si tu cèdes à cette tentation, tu ne reviendras jamais en arrière. Le problème, c’est que les fournisseurs se gavent. Ils ont augmenté leurs marges, qu’ils ne descendront pas puisqu’au fil des semaines nous nous sommes habitués (silence). Les gens ignorent les coulisses et les sacrifices des restaurateurs qui, eux, baissent leurs bénéfices, sous peine de faire fuir une clientèle qui ne roule déjà pas sur l’or.

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Un jour, le couple qui fabrique nos desserts a décidé de gonfler ses tarifs. Je suis resté bouche bée. « Wow, c’est quoi le rapport entre le tiramisu et l’Ukraine ? » Calmement, le gars m’a expliqué que les prix de l’essence et de l’énergie l’y obligeaient. Tu ne peux rien répondre à ça. Des établissements ferment parce qu’ils n’ont pas les reins assez solides. D’autres, dans certains coins, trouvent des accords avec leurs concurrents pour harmoniser les prix. On pourrait abuser, comme à Paris. Là-bas, un cuistot passe le pain d’un kebab au four et le vend 7 ou 8 euros plus cher. Je ne critique pas l’idée, ni le goût – c’est très bon. Mais on ne peut pas suivre cet exemple. Notre marque s’est fondée sur une qualité accessible à tous. Si on change, on perd. On n’oublie pas que ce sont des étudiants, pas très riches, qui sont à l’origine de nos succès.

Des agents immobiliers qui nous regardaient avec méfiance à l’époque nous proposent aujourd’hui des locaux un peu partout, même à Paris.

Fin 2022, l’inauguration de notre dernier restaurant a été un moment magique. Regarde (il me montre les photos) ! On a racheté un Courtepaille à Denain, dans une zone commerciale. Là-bas, nos voisins, c’est McDo et Burger King. Pour moi, c’est une reconnaissance. On a mis plus d’un million d’euros dans cette affaire. Et quand tu investis cette somme-là, tu es enfin pris au sérieux. Les week-ends, on sert jusqu’à mille couverts par jour, dans une salle aussi bien adaptée aux familles qu’aux cadres sup’ qui passent le repas sur leur ordinateur. À l’ouverture, j’ai repensé aux banquiers d’antan, qui nous riaient presque au nez : « Quoi ? Vous voulez de l’argent pour un kebab de qualité ?! » Des agents immobiliers qui nous regardaient avec méfiance à l’époque nous proposent aujourd’hui des locaux un peu partout, même à Paris. Mais si on s’installait là-bas, comment notre boulanger historique pourrait-il nous livrer ? Et comment ferions-nous pour nos légumes ? Si le pain est différent d’un resto à l’autre, ce n’est plus nous.

Fidèles depuis des années

À Denain, on a fait une surprise à mon père. À l’inauguration, il a vu son portrait dessiné sur l’un des murs. Le KFC a son Colonel Sanders moustachu. Nous, on a Ismet. Régulièrement, dans nos restaurants, des clients viennent nous saluer en disant : « Tu sais, à Roubaix, j’ai mangé chez ton père »… C’était il y a presque trente ans. Ça touche. Leurs enfants viennent parce qu’on a laissé un bon souvenir. Les étudiants qui ont déjeuné chez nous des centaines de fois restent fidèles des années plus tard. On aime l’idée que nos kebabs traversent les générations. Même si ça a un prix. (Il ouvre sa veste.) Je porte toujours le polo Unik au cas où : s’il faut donner un coup de main en cuisine, je suis là.

Ma femme était prévenue. Quand je l’ai rencontrée, j’ai joué franc-jeu : « Je suis déjà marié à mon boulot. » C’était important de le dire, même si ça sautait aux yeux. Depuis dix ans, je n’ai pas réellement pris de vacances. Même quand je coupe pendant une semaine, je règle des choses au téléphone. On a des responsables dans nos restaurants, bien sûr. On leur fait confiance, mais quand tu as tellement mis de toi, tout déléguer est très compliqué. J’aurai peut-être un avis différent quand mes trois enfants seront plus grands. Ou quand mes prises de sang enverront des signaux. En tout cas, la situation est ironique… Je pensais sauver mon père de son obsession du travail. À la fin, c’est lui qui m’a contaminé.

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