Récit  |  Aventures

Décédé, le châtelain menait grand train

Écrit par Clara Hesse Illustré par Benoît Hamet
Édition de mars 2024
Décédé, le châtelain menait grand train
Alexandru, jeune Moldave fraîchement débarqué en France, avait signé pour être le chauffeur de « Monsieur Rudolph », un millionnaire ukrainien en exil devenu propriétaire d’un château en Bourgogne. Trois ans plus tard, il atterrit au tribunal aux côtés de son patron… dont on découvre qu’il était présumé mort dans son pays. Le procès a mis au jour un échafaudage d’escroqueries dignes d'un roman policier.
Article à retrouver dans la revue XXI n°64, Arnaques, crimes et vies de château
24 minutes de lecture
Chapitre 1

Bluff bourguignon

Alexandru Arman a toujours eu une excellente mémoire des dates. Il se souvient comme si c’était hier de la soirée du 30 octobre 2015 à l’hôtel Levernois. Avec sa femme, Ekaterina, et leur fille âgée de 5 ans, ils ont été invités par son nouvel employeur, l’épouse de celui-ci, Alla, et leurs quatre enfants pour une quinzaine de jours dans un cinq-étoiles, à Beaune, en Bourgogne. « C’était un endroit de rêve, on n’avait jamais vu ça », sourit encore le trentenaire au visage poupin et au physique d’armoire à glace. Ce soir-là, alors que les convives découpent leur volaille de Bresse au restaurant gastronomique, l’hôte s’éclipse pour prendre un appel qu’il a semblé attendre durant tout le dîner. L’assiette est encore fumante lorsqu’il revient. Attrapant un serveur au vol, il commande du champagne et, tout en se rasseyant calmement, annonce : « On est propriétaires d’un château ! »

L’autre date qu’Alexandru Arman n’est pas près d’oublier, c’est le 5 octobre 2018. Trois ans après. Ce jour-là, en début d’après-midi, les derniers touristes de la saison prennent leurs desserts sur la terrasse du château de La Rochepot, bel et bien devenu propriété de son employeur. Quand, soudain, Alexandru se retrouve aux premières loges d’un ballet de gyrophares et de sirènes hurlantes : « Police, ouvrez ! » Comme il l’apprendra plus tard et à ses dépens, le parquet de Dijon a saisi un an auparavant la section de recherches d’une enquête sur les nouveaux châtelains. La police aux frontières et l’agence européenne de police criminelle Europol sont aussi sur le coup, soupçonnant l’homme au champagne d’être la clef de voûte d’une escroquerie internationale et d’une opération de blanchiment ultra sophistiquée commise en bande organisée. 

D’interrogatoires interminables en détention provisoire, après avoir été traité comme un criminel, le modeste Moldave jusqu’alors sans histoires se retrouve à partager le banc des prévenus avec son patron, lors de leur procès, qui s’ouvre en novembre 2022 à Nancy. À leurs côtés, quatre femmes sont également poursuivies : l’épouse et la maîtresse de l’escroc ukrainien, l’ancienne gérante de la société chargée de l’exploitation du château ainsi qu’une avocate du barreau de Paris. Pas exactement le French way of life que le jeune père de famille était venu chercher lorsqu’il avait accepté cet emploi – certes non déclaré.

Un patron sans nom

Un homme d’affaires ukrainien, engagé en politique, qui a quitté son pays pour fuir la guerre et se réfugier à Paris, cherche des personnes de confiance, et plus précisément un chauffeur particulier parlant russe et français. C’est ainsi que la femme a présenté la mission à Alexandru, dans un français parfait mâtiné d’un léger accent russe, quand elle lui a téléphoné au printemps 2015. Un ami qui fréquente la même église orthodoxe que lui en région parisienne lui avait signalé le bon plan. Alexandru Arman vient alors de débarquer de Moldavie, avec un diplôme en économie internationale et la promesse d’un avenir meilleur pour sa famille dans un pays dont il a baragouiné la langue au cours de ses études. Sa large carrure lui a valu des propositions d’embauches dans le BTP, mais ça ne l’intéresse pas. 

Le premier rendez-vous avec « Rudolph » a lieu à la terrasse d’un café parisien, non loin de l’Arc de Triomphe. « Il attendait déjà quand je suis arrivé, raconte le trentenaire à la barre du tribunal. Pour moi, c’était une sorte de réfugié politique, qui avait quitté l’Ukraine pour de bonnes raisons. » Ils ont le même âge, mais la ressemblance s’arrête là. « Rudolph » affiche une mine fière dans son costume gris Hermès, assis aux côtés d’une grande Ukrainienne, mince et classe, aux cheveux châtains, dénommée Kateryna Rusanova. La femme du téléphone. « Elle était manifestement son bras droit et une amie de la famille. En tout cas, ils se comportaient comme des amis. »

Alexandru est si désespéré qu’il est prêt à travailler pour 1 000 euros par mois. Trois billets de 500 euros glissent sur la table.

Le recruteur ne demande pas son patronyme au futur employé – et ne donne pas le sien non plus –, mais s’enquiert de savoir si celui-ci possède une voiture, le permis, et s’il connaît Paris, avant de l’interroger sur ses prétentions salariales. Alexandru n’en a pas : il est si désespéré qu’il est prêt à travailler pour 1 000 euros par mois. Trois billets de 500 euros glissent sur la table. C’est la première fois que le Moldave en voit.

Avec ses tuiles vernissées, ses deux tours rondes et son côté forteresse bâtie sur un site escarpé, le château de La Rochepot semble tout droit sorti d’un conte de fées. Deux ponts-levis, un puits de 72 mètres creusé dans le roc et une chapelle du XIIe siècle viennent parachever ce que les guides décrivent comme le « fleuron touristique » du village du même nom. Blottie en contrebas, la petite commune viticole de 288 habitants entretient son allure de carte postale bourguignonne, en Côte-d’Or, à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Beaune. Tout autour, la nature s’épaissit, luxuriante, tandis que les vaches charolaises paissent. 

Après avoir bourlingué sur un petit chemin boisé qui grimpe, la Citroën C6 aux vitres teintées d’Alexandru Arman se gare devant les douves sous le soleil de ce 23 juin 2015. À son bord, Rudolph, accompagné de Kateryna Rusanova. Dans une Mercedes noire, Alla, la femme de son nouveau patron, les attend déjà. Peu maquillée, les yeux bleus perçants et les cheveux cendrés, l’Ukrainienne a fait le déplacement depuis Cannes où elle réside, loin de la grisaille de l’avenue Raymond-Poincaré, à Paris, où vit son mari. Alexandru reste dans la voiture. Une habitude depuis qu’il est chauffeur à plein temps. La visite est organisée par l’agence parisienne Patrice Besse, spécialisée dans la vente de « biens de caractère ».

Le bouddha de l’impératrice

Voilà trois ans que la bâtisse médiévale joue la belle endormie. La veuve de Sadi Carnot, président de la Troisième République, en a fait l’acquisition en 1893, avant de la léguer à son fils. À l’époque, le bâtiment était en ruine et Lazare Hippolyte Sadi Carnot a entrepris durant les vingt-six années suivantes de le rénover et de le décorer. Dans une chambre tout en chinoiseries, un bouddha offert à son père par la dernière impératrice de Chine est devenu la touche exotique préférée des touristes. Ouvert au public depuis les années 1960, le château a accueilli jusqu’à 30 000 visiteurs lors de ses meilleures saisons. Il a même été, selon Le Journal de Saône-et-Loire, le troisième monument le plus visité de Bourgogne, après les Hospices de Beaune et l’abbaye de Fontenay ! Pour être mis en vente en juin 2012.

L’annonce a provoqué l’émoi des Larochepotois. Ici, chaque famille est fière de compter au moins un homme ayant participé à la rénovation, du vivant du colonel Carnot. Tous les écoliers du département l’ont visité. Et c’est dans son parc qu’on se promène le dimanche après un déjeuner arrosé. En cet été 2015, les habitants craignent que leur monument devienne la résidence secondaire d’un riche étranger peu impliqué. Heureusement, l’héritière, Sylvie Carnot, ne souhaite pas vendre au plus offrant. « Le futur postulant au rôle d’occupant devra prouver son engagement de conservation et de respect total, pour espérer un jour devenir maître des lieux », a-t-elle posé comme condition dans l’annonce, du haut des collines de San Francisco où elle habite. Ainsi, malgré les centaines de requêtes, l’agence ne fait pas visiter à n’importe qui. 

L’offre de ces Ukrainiens, amoureux de bons vins et de culture française, est retenue. Deux millions et demi d’euros. Et les tâches d’Alexandru Arman évoluent : « À la demande de monsieur, j’ai souscrit un abonnement à mon nom à la conciergerie John Paul à Paris. Avant qu’il m’en parle, j’ignorais que ce type de services existait. » Par le biais de cette entreprise, celui qui devient homme à tout faire réserve des billets de spectacle, des hôtels cinq étoiles, va chercher en boutique des vêtements, de la maroquinerie ou de l’horlogerie de luxe, comme ces boutons de manchettes Fabergé qu’il récupère chez Victor Mayer, ou ces montres à 20 000 euros pièce qui l’attendent chez Rolex ou Chaumet. Toutes les factures sont préparées à l’avance au nom d’Alexandru Arman, qui les règle avec les cartes bancaires des différentes sociétés de son employeur : Lesla Corp, Histore Corp, Sailine Corp ou Vergadain. « Je ne me posais pas la question du pourquoi ni du comment, parce que je ne pensais pas faire quelque chose de mal », se justifie Arman.

Monsieur Rudolph évoque une truffière, un négoce de vin, un héliport et même un bar perché.

Pendant ce temps, au village, les Ukrainiens ne chôment pas. Kateryna Rusanova – Katya pour les intimes – se présente aux habitants comme la gérante du château, chargée par le nouveau propriétaire de le « développer ». Comme par le passé, les artisans du coin sont sollicités. Le projet est d’en faire un « lieu de vie », dit-elle en français, à la fois pôle culturel et œnologique. Kateryna y met toute son énergie, multipliant les devis de rénovation et les commandes. Elle passe six mois pendue au téléphone pour régler les problèmes d’électricité, de gaz et d’Internet, embaucher des salariés, rouvrir la billetterie et programmer les visites guidées pour la nouvelle saison, qui doit débuter au printemps 2016.

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De son côté, celui qui se fait appeler monsieur Rudolph par les habitants rencontre le maire, Jérôme Billard, à qui il confie son souhait d’investir dans la commune. Peut-être pourrait-il financer la rénovation du toit de l’église ? Ou racheter l’hôtel-restaurant à l’entrée du village ? Il évoque un budget de plusieurs dizaines de milliers d’euros et des projets de construction, plus ambitieux les uns que les autres : une truffière, un négoce de vin, un héliport sur un terrain attenant et même un bar perché dans les arbres. La SARL Château de La Rochepot ouvre une boutique dans les anciennes écuries. Premier achat : des dizaines de caisses de vin Billard Père et Fils, le domaine viticole du premier édile.

« Les Feux de l’amour », version slave

L’habitacle de la berline d’occasion aux vitres teintées, payée par son patron en coupures de 200 et 500 euros, doit avoir un côté confessionnal pour que celui-ci s’y épanche autant. « Un jour, il m’a montré une pièce d’identité roumaine et m’a dit qu’il s’appelait Marius Daniel Mirza, raconte l’ancien chauffeur. Sur Internet, j’ai essayé de faire des recherches, j’ai rentré ses nom et prénoms mais je n’ai rien trouvé. » Alexandru Arman n’est pas là pour juger. Même s’il aime comparer à une série romantique la vie sentimentale de son patron. Les Feux de l’amour, version slave : séparé mais pas divorcé d’Alla – sa femme et mère de ses quatre enfants –, Rudolph/Marius entretient depuis plus d’un an une relation sentimentale avec une certaine Olga Kalina, fille d’une riche famille ukrainienne, qui dirige un salon de coiffure chic à Kiev.

Quelques mois à peine après avoir été embauché, Alexandru Arman fait sa connaissance : il réserve pour les amants quatre nuits au Château Hôtel Mont Royal, à La Chapelle-en-Serval, un cinq-étoiles au cœur de la forêt de Chantilly, pour 40 000 euros. « Il m’a dit qu’il fallait que je comprenne qu’Olga n’était pas sa femme et que je ne devais pas raconter que je l’avais vue avec lui. » Pourtant, à compter de l’acquisition du château, la présence de la maîtresse se fait plus régulière. « Et à partir de l’été 2016, les problèmes ont commencé », résume Alexandru encore dépité. 

Les impayés s’accumulent. Plombier, électricien, architecte… Tous les artisans viennent trouver Kateryna.

« La saison avait démarré en avril et tout se passait bien. Le service de restauration avait été mis en place et j’avais commencé à monter le dossier pour les Bâtiments de France, se remémore Kateryna Rusanova. Et puis, il n’y a plus eu d’argent sur le compte. » Les impayés s’accumulent. Plombier, électricien, architecte, terrassier… Tous les artisans qui avaient foncé tête baissée viennent la trouver. Sauf qu’en réalité, ce n’est pas elle qui gère l’argent : « Je n’avais qu’un pouvoir de signature donné par l’épouse, Alla, gérante de droit, qui faisait les virements pour les salaires et factures sur mon feu vert. » 

Au même moment, elle découvre qu’Olga est la maîtresse de Rudolph. « Olga est ici chez elle », la met-on en garde. « Je ne comprenais plus quel était mon rôle. Olga mettait son grain de sel partout, et avec tellement de mauvais goût : elle était peintre à ses heures et voulait accrocher ses propres tableaux dans le château, quand j’imaginais plutôt des affiches liées aux grandes maisons de vin. Je me suis sentie agressée professionnellement. » Kateryna n’a plus les coudées franches. « En deux jours, tout a basculé. »

Chapitre 2

Un escroc plus ou moins mort

Chapitre 2 Un escroc plus ou moins mort

Fin juillet, une dispute éclate entre le mari, l’amante et la gérante devant les employés du château. Ils se parlent en russe, Alexandru comprend tout. Kateryna Rusanova exige que les recettes soient déposées à la banque chaque fin de semaine, mais le couple Rudolph-Olga lui rétorque que ce sont eux qui décident. Ils ont pris l’habitude de puiser dans les caisses en fonction de leurs besoins, constate-t-elle, paniquée par les libertés qu’ils prennent. Elle insiste : « Certains ouvriers ne sont pas déclarés », faisant référence aux Moldaves logés dans une dépendance, qui effectuent des travaux dangereux, assurés par une simple corde, ou qui dessouchent des restes d’arbres dans le parc à coups de pioche. Elle a « peur de finir en prison ». Face à sa détresse, les châtelains explosent de rire : « Ce n’est pas toi qui iras en prison, mais Alla. C’est déjà prévu pour elle. » L’Ukrainienne est scotchée. « Que pouvais-je faire ? Appeler la police ? » Dès le lendemain, elle claque la porte, avertissant Alexandru et sa femme : « Sauvez-vous, vous ne le connaissez pas ! »

Quelques semaines après cet épisode, Alexandru trouve une feuille, qui ne lui est pas destinée, à l’arrière de la C6. Quelques phrases y sont griffonnées en ukrainien : « Concernant le licenciement de Katya… est-ce qu’un citoyen européen peut être gérant ? […] En attendant la préparation de tout ça, ne pas avertir Katya […] Alex – nouveau gérant – préparer la direction de la SCI. » Lui, le simple chauffeur, gérant d’un château ?! « J’ai pensé, “bingo, je vais enfin être déclaré”, alors j’ai accepté », confie-t-il à la présidente du tribunal de Nancy. Naïveté ? Reconstitution des faits ? À partir du 16 septembre 2016, Alexandru Arman est officiellement nommé gérant de la SCI luxembourgeoise Domaine de La Rochepot. Avec sa femme, ils s’installent au village, dans une petite maison, tandis que son patron mène la grande vie à Beaune. 

Le jeune Moldave ne s’émeut de rien, habitué qu’il est à préparer des valises de billets pour l’Ukraine.

Alexandru Arman a appris avec Rudolph à ne pas voir, ne pas entendre et surtout ne pas répéter ou demander. Le procureur de Nancy le dit autrement : « Sa souplesse à l’égard de son employeur, qui consiste à lui rendre un certain nombre de services sans poser la moindre question, n’a d’autre contrepartie pour Alexandru Arman que de pouvoir conserver sa place et sa situation. » Son patron utilise « Rudolph » avec les inconnus, comme Sylvie Carnot, le maire de La Rochepot ou les habitants du village. Le nom de « Marius Daniel Mirza » figure sur ses analyses médicales ou sur le badge avec lequel il entre comme dans un moulin au Conseil de l’Europe à Strasbourg. Dans certains magasins de luxe, l’homme a déjà donné le nom de « Dmitri Tsitsianov » pour mettre des achats de côté. 

Mais le jeune Moldave ne s’émeut de rien, habitué qu’il est à lui préparer des valises de billets pour l’Ukraine. Ainsi, quand son patron le missionne, à la rentrée 2017, pour aller scolariser ses quatre enfants à l’école privée Saint-Cœur, à Beaune, sous le nom de Tsitsianov, il s’exécute. C’est l’école que fréquente sa fille à lui, il explique travailler avec leur père, et l’inscription se fait sans problème. Mais, au retour des vacances de la Toussaint, la directrice de l’établissement lui tombe dessus : les enfants de son patron sont repartis à Cannes, chez leur mère. Et Alexandru ne peut pas s’empêcher d’entendre : « Vous savez que leur père s’appelle en réalité Dmitri Malinovsky et qu’il se fait passer pour mort en Ukraine depuis 2014 ? »

Petit poisson très gourmand

En février 2014, l’Ukraine est secouée par une guerre qui gronde dans le Donbass, opposant le gouvernement à des séparatistes pro-russes soutenus par Vladimir Poutine. Au sud du pays, à Odessa, ville portuaire sur la mer Noire et royaume de la contrebande comme des mafias, Dmitri Malinovsky est, depuis quelques années déjà, dans le collimateur des autorités judiciaires. C’est ce que raconte par le menu l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de Nancy lorsqu’elle évoque la personnalité de l’intéressé en vue de son procès.

Malinovsky a été conseiller municipal à Odessa en 2006 pour le Parti des régions – formation pro-russe longtemps dirigée par l’ancien président Viktor Ianoukovitch. Son nom est ensuite cité dans plusieurs dossiers louches qui l’ont mené en prison de mars à juillet 2014 : escroqueries, pots-de-vin et corruption. Dans ces milieux, il est considéré comme un petit poisson. Mais l’Ukrainien est malin, et surtout très gourmand. À sa sortie, il a été mis en cause dans une nouvelle affaire. Un contrat de 13 millions d’euros, dans lequel il aurait joué le rôle d’intermédiaire, pour la fourniture d’engrais à une entreprise spécialisée dans les fertilisants chimiques, Dreymoor Fertilizers, installée à Singapour et détenue par un homme d’affaires russe, Alexander Shishkin. Ce dernier n’a jamais réceptionné la marchandise, et l’argent de la transaction s’est envolé. 

Le mari d’Alla aurait succombé à un accident de la route près de Louhansk, en pleine zone de guerre.

Étrangement, quelques mois après la signature du contrat, l’épouse Malinovsky signale la mort de son mari aux autorités. Alla affirme que celui-ci a disparu depuis des semaines et qu’elle a récemment reçu par l’entremise d’un inconnu une urne funéraire contenant ses cendres. Son mari aurait succombé à un accident de la route près de Louhansk, en pleine zone de guerre. Aucune enquête n’est diligentée par la police ukrainienne. Un acte de décès est délivré, indiquant que l’homme est mort le 24 octobre 2014. 

Mais le procureur d’Odessa, Igor Chorniy, est persuadé qu’il s’agit d’un mensonge, orchestré par l’homme et ses proches, pour sauver sa peau et détourner les millions d’euros. Un mandat d’arrêt est délivré par les autorités ukrainiennes le jour de l’ouverture de son procès devant la cour d’Odessa, auquel il ne se présente évidemment pas. Sa fuite entraîne son inscription en septembre 2015 au fichier des personnes recherchées d’Europol.

Tombé pour des impayés

C’est la fronde des artisans qui met le feu aux poudres en septembre 2017. Elle couve depuis plusieurs mois, menée par les ouvriers et employés du château, ulcérés de ne pas avoir été payés. Alexandru a essayé d’éteindre l’incendie comme il a pu en réglant quelques-unes des factures. Les autres sont allés raconter leur infortune à Manuel Desbois, journaliste au Bien Public, le quotidien régional. Intrigué, le reporter a mené l’enquête. « J’ai rencontré un premier artisan qui m’a parlé d’une ardoise de 8 000 euros, puis il m’a envoyé en voir un autre qui réclamait le double et ainsi de suite, jusqu’à l’office du tourisme qui ne vendait plus de tickets d’entrée pour le château car la cotisation annuelle de l’établissement – 550 euros – n’avait pas été payée. » Trois mois plus tard, le journal titre en une : « Factures impayées : le château a perdu son crédit ». Parmi les lecteurs, le procureur du parquet de Dijon, qui saisit la section de recherches de Dijon d’une enquête préliminaire.

Au cours des recherches, les enquêteurs français découvrent une plainte de l’épouse, Alla, déposée des mois auparavant par son avocat, au procureur de Grasse, disant : « Madame Malinovska Alla vient d’avoir la révélation que monsieur Malinovsky n’était en fait pas décédé » et « que, selon toute vraisemblance, il avait organisé sa disparition pour échapper à d’éventuelles poursuites pénales dont il faisait l’objet en Ukraine ». La jeune femme évoque des « pressions et menaces » notamment sur leurs enfants qu’il aurait tenté d’enlever au cours de l’été 2017. Les dominos n’en finissent plus de tomber.

L’enquête détermine que l’escroc a blanchi plus de 4,7 millions d’euros, notamment lors de l’achat du château.

Le 5 octobre 2018, Alexandru et sa femme sont arrêtés. Elle est rapidement écartée de l’enquête ; lui passe deux mois et dix-sept jours en prison avant d’être relâché sous contrôle judiciaire, le jour de Noël. À son domicile, les enquêteurs ont trouvé des mallettes contenant des chèques-vacances et 16 500 euros en espèces, « petit pécule » qu’il s’est constitué parce qu’il n’a « pas confiance dans le système bancaire mondial ». Constitué comment ? Pas avec ses salaires en tout cas : « Dmitri lui avait promis 3 000 euros par mois mais ne le payait pas », indique la femme du Moldave aux enquêteurs. Les sommes proviennent des recettes du château. 

Relaxé du chef de travail dissimulé et de complicité de blanchiment, Alexandru est condamné pour abus de biens sociaux à une peine d’emprisonnement couverte par la détention provisoire. S’ajoutent un peu plus de 120 000 euros de dommages et intérêts, à payer solidairement avec Malinovsky en dédommagement des sommes détournées au détriment des sociétés Château de La Rochepot et Roche Pot – notamment pour assurer le train de vie de son patron, même si Alexandru Arman n’en a pas profité, il en était le gérant. 

À la barre, l’Ukrainien ne reconnaît rien. Pas plus qu’Olga Kalina, Alla Malinovska ou Katya Rusanova, jugées pour les mêmes faits, les armes et les faux papiers en moins. Pourtant, l’enquête détermine que l’escroc a blanchi entre 2014 et 2018 plus de 4,7 millions d’euros, dont 3,3 millions lors de l’achat du château, de gravures de Salvador Dalí, de la Rolls-Royce Phantom VI – ultra rare – cachée dans une dépendance, et de l’hôtel-restaurant à l’entrée du village. Le reste – les valises remplies de billets de 500 euros et l’argent pioché dans la caisse du château – permettait d’assurer son train de vie somptuaire, celui de sa femme et de sa maîtresse – des sacs Hermès aux opérations de chirurgie esthétique en Suisse. Le tout grâce à des sociétés domiciliées dans des paradis fiscaux – Belize, République dominicaine ou Panama.

Le mobilier du château a été mis aux enchères pour solder une partie des dettes.

Partie civile au procès, Dreymoor Fertilizers est déboutée, même si Alexander Shishkin, son riche patron russe aux souliers rouges en cuir de crocodile, reste persuadé d’avoir été spolié. L’infraction n’ayant pas eu lieu sur son territoire, la justice française n’en est pas saisie. Une procédure en Ukraine est toujours en cours. « Nous attendons une décision ukrainienne qui nous permettra de consolider l’infraction initiale d’escroquerie », indiquent les avocates de Dreymoor.

Le 21 novembre 2022, Dmitri Malinovsky est condamné par le tribunal correctionnel de Nancy à quatre ans et demi d’emprisonnement sans mandat de dépôt certes – ordre immédiat d’incarcérer – ainsi qu’à une lourde amende de 100 000 euros à titre de peine principale, condamnations frappées toutes les deux de l’exécution provisoire. Ayant déjà passé plus de trois ans en détention dans l’attente de son procès, il ne lui reste en théorie que onze mois de prison à effectuer. Mais parce qu’il a interjeté appel, avec Alexandru Arman et Olga Kalina, les cartes pourraient être rebattues à l’issue d’un second procès. En conséquence, la justice française ne s’évertue pas vraiment à faire exécuter les peines de l’Ukrainien. À mesure que les semaines et les mois passent, Malinovsky ne semble plus intéresser grand monde et une seule contrainte lui incombe : celle de rester à disposition de la justice ukrainienne puisqu’une enquête est toujours en cours dans son pays d’origine. Concrètement, Malinovsky a l’obligation d’habiter à Nancy et de pointer au commissariat deux fois par semaine. 

Depuis plus de cinq ans maintenant, le château, dont la présence est toujours signalée par des pancartes le long de l’autoroute A6, est fermé au public. Son sort est entre les mains de la justice, qui l’a confisqué. Son mobilier, des chaudrons en cuivre aux services Baccarat, a été mis aux enchères pour solder une partie des dettes. Le bouddha en bois sculpté, laqué et doré, de l’impératrice Tseu-Hi, assis en padmasana, a été adjugé 59 425 euros à un Bourguignon. Quant à Alexandru, il vit toujours au village de La Rochepot, dans sa petite maison au pied du château. Il a trouvé un emploi au Novotel de Beaune, où il a débuté comme réceptionniste. Il est maintenant assistant chef de réception.

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