Les dénisoviens, premiers humains d’Asie ? La théorie qui chamboule le récit chinois

Photos par Justin Jin Un récit photo de Catherine de Coppet
30 juillet 2025
paléoanthropologues travaillant dans une grotte
Combien de fois Homo sapiens est-il sorti d’Afrique avant de s’implanter sur le reste de la planète ? Depuis 2010, la découverte de l’« homme de Denisova » en Sibérie rebat les cartes de ce qu’on savait jusqu’alors du peuplement de l’Asie par les anciens humains. Au risque de contredire la vision longtemps défendue par le pouvoir chinois. Le photographe Justin Jin a suivi entre 2019 et 2024 les paléoanthropologues qui alimentent progressivement ce nouveau récit.
Combien de fois Homo sapiens est-il sorti d’Afrique avant de s’implanter sur le reste de la planète ? Depuis 2010, la découverte de l’« homme de Denisova » en Sibérie rebat les cartes de ce qu’on savait jusqu’alors du peuplement de l’Asie par les anciens humains. Au risque de contredire la vision longtemps défendue par le pouvoir chinois. Le photographe Justin Jin a suivi entre 2019 et 2024 les paléoanthropologues qui alimentent progressivement ce nouveau récit.

C’est dans la grotte de Tem Pa Ling (ci-dessus), dans le nord-est du Laos, que Fabrice Demeter (agenouillé au centre) et son équipe ont trouvé les premiers indices permettant de résoudre l’un des plus grands mystères de l’évolution humaine : quand sommes-nous, en tant qu’Homo sapiens, arrivés en Asie ? Quand l’homme moderne, bipède doté d’un langage articulé élaboré, d’outils et maniant le feu, a-t-il atteint ces contrées ?

vue plongeante sur le massif Pà Hang

Dans la « grotte aux singes », découverte en 2009 dans le massif Pà Hang (ci-dessus), les chercheurs ont trouvé plusieurs trésors. D’abord, les restes d’un crâne de femme Homo sapiens (ci-dessous). Puis, quelques années plus tard, un fragment d’os frontal et un reste de tibia datant de 68 000 à 86 000 ans.

fragments d'un crâne de femme d'Homo sapiens

Au total, les fossiles de sept Homo sapiens ont été mis au jour dans cette grotte. Ce qui indique que notre espèce a pu s’aventurer plusieurs fois très loin vers l’est, hors de son berceau africain, avant la sortie d’Afrique qui allait lui permettre de conquérir pour de bon la planète, il y a 70 000 ans.

des chercheurs occidentaux et des enfants laotiens

Une autre question cruciale demeure : nos ancêtres sapiens ont-ils rencontré d’autres populations du genre Homo quand ils sont arrivés en Asie ? Pour percer ces différents mystères, Fabrice Demeter, de l’université de Copenhague et du Muséum national d’histoire naturelle (ci-dessus, deuxième à droite) se rend un mois par an depuis vingt-deux ans sur ce site laotien, avec d’autres chercheurs, dont Anne-Marie Bacon du CNRS (de dos à droite). Lors d’un nettoyage de fossiles, cette dernière explique les découvertes récentes aux enfants du village tout proche, vêtus en habits traditionnels à l’occasion du Nouvel An.

jeunes assistant les chercheurs dans des fouilles

Des familles laotiennes, dont les garçons et les filles connaissent par cœur la montagne, assistent les chercheurs dans les fouilles. « Nous embauchons aujourd’hui certains jeunes adultes dont les mères ont travaillé avec nous il y a vingt ans », s’amuse le paléoanthropologue. C’est dans cette grotte Tam Ngu Hao ou « grotte du cobra », qu’une nouvelle pièce du puzzle de l’histoire humaine a été découverte.

les spéléologues Éric Suzzoni et Sébastien Frangeul

Les paléoanthropologues et leur équipe – ici les spéléologues Éric Suzzoni (ci-dessus, à droite) et Sébastien Frangeul (à gauche) en 2024 – y ont mis au jour en 2018 une molaire humaine, dont la taille et la forme différaient de celles d’un Homo sapiens. Après un long processus de datation, ils sont arrivés à la conclusion, publiée dans la revue Nature en 2022, qu’elle daterait de 130 000 à 160 000 ans.

le chercheur Fabrice Demeter examine une dent

L’examen minutieux de la dent, réalisé à Copenhague dans le laboratoire où travaille Fabrice Demeter (ci-dessus), a confirmé son appartenance à la population dénisovienne. La présence de ces anciens Homo n’était alors attestée que plus au nord, en Sibérie et sur le plateau tibétain en Chine. La découverte est donc capitale : les dénisoviens auraient aussi vécu en Asie sous des latitudes tropicales, signe d’une grande adaptabilité, et pendant plusieurs dizaines de milliers d’années, jusqu’à y croiser Homo sapiens, l’humain moderne.

Ce récit bouleverse la vision sino-centrée qui prévalait jusqu’alors en Chine. La paléontologie chinoise partait du fait qu’un ancien Homo, en l’occurrence Homo erectus – déjà bipède mais pas encore doté d’un vrai langage, comme le serait le sapiens –, serait d’abord sorti d’Afrique jusqu’à leurs contrées. Une vérité attestée par les fouilles dès la fin des années 1920, mais à l’origine d’une théorie plus douteuse, élaborée par des Européens et adoptée par le discours nationaliste chinois : l’Homo sapiens en Asie découlerait d’une évolution de cet Erectus, sans venir d’Afrique. Un sapiens d’origine asiatique dont les autorités chinoises pourraient être fières.

Or, les découvertes récentes montrent que le sapiens trouvé en Chine vient bel et bien d’Afrique, comme tous les sapiens. Et que là, et plus largement en Asie, il a rencontré une autre population, ayant existé avant lui et qui reste à connaître : les dénisoviens.

moine bouddhiste priant dans une grotte

Le terme « dénisovien » ne définit pas encore une espèce ni une sous-espèce – les débats sont en cours. C’est, en 2010, la première population Homo à avoir été identifiée grâce à l’ADN, et non par l’analyse morphologique. Les paléogénéticiens ont travaillé à partir d’une phalange découverte dans la grotte de Denisova en Sibérie, datée de 50 000 ans. Très différents de ceux de sapiens, les gènes des dénisoviens sont cousins de ceux de Néandertal, leurs contemporains en Europe. Comme eux, ils auraient cohabité avec des erectus, puis des sapiens.

La molaire découverte au Laos est le troisième reste humain identifié comme dénisovien dans le monde. Le deuxième fut découvert ici, dans la grotte karstique de Baishiya de la province du Gansu en Chine, à 3000 mètres d’altitude, où Justin Jin s’est rendu en décembre 2019. Sanctuaire bouddhiste, elle est régulièrement visitée par des moines.

mâchoire inférieure d'un homme de Denisova

C’est d’ailleurs un moine qui y a découvert, en 1980, cet os de mâchoire inférieure, ou mandibule, dont il a senti le caractère exceptionnel. Mais il a fallu attendre 2019 pour que son appartenance dénisovienne soit prouvée. Connue sous le nom de « mandibule de Xia He », d’après le district où se trouve la grotte de Baishiya, l’ossement dénisovien a pu être daté grâce à l’analyse de protéines récupérées sur la dentine – la matière de la dent – de l’une des deux molaires qu’il porte. Il remonterait à 160 000 ans.

archéologue chinoise Zhang Dongju

Ce résultat est le fruit d’une collaboration entre l’équipe de l’archéologue chinoise Zhang Dongju de l’université de Lanzhou (ci-dessus) et celle du Français Jean-Jacques Hublin de l’Institut Max-Planck à Munich. C’est la première découverte à avoir confirmé la présence, dès cette période, des dénisoviens en Asie. Zhang Dongju a démarré en 2016 des fouilles archéologiques à Baishya, avec l’accord des villageois et des moines bouddhistes. Avec son équipe, elle s’y rend une fois par an, en hiver.

En 2016, une étude publiée dans Science a révélé que les habitants actuels de Papouasie-Nouvelle-Guinée étaient les seuls humains modernes à avoir hérité de gènes dénisoviens. Ce qui confirme que les dénisoviens ont forcément croisé les Homo sapiens, et se sont mélangés avec eux avant de s’éteindre à leur tour. « Le narratif chinois traditionnel a cessé d’être véhiculé par les spécialistes chinois il y a quatre ou cinq ans, estime Fabrice Demeter. De nouvelles générations arrivent, beaucoup plus ouvertes, et avec lesquelles nous travaillons en confiance. »

Il reste encore beaucoup à apprendre : sur les dénisoviens et leur morphologie complète, mais aussi sur le scénario précis des différentes vagues de peuplement d’Homo sapiens ainsi que la façon dont il a supplanté les autres anciens humains.

grotte dans une montagne du Laos
La grotte karstique de Baishiya, dans la province du Gansu en Chine.