Aéroports sans pistes, ponts et routes où aucun véhicule ne circule, écoles, stades ou hôpitaux ouverts aux quatre vents : l’Italie regorge d’infrastructures jamais inaugurées. Le photographe Roberto Giangrande a sillonné son pays natal entre 2016 et 2019, sur les traces de ces monstres de béton abandonnés, symboles des défaillances de l’État.
Les Italiens les appellent parfois « éco-monstres » ou « cathédrales dans le désert » . Pourtant, le terme consacré pour désigner ces ouvrages à l’abandon dans la péninsule - le premier datant des années 1950 - est parfaitement transparent : incompiuto , « inachevé » en français. Selon le Simoi (Système informatique de suivi des travaux inachevés), qui dépend du ministère italien des transports, il en existe un millier. Plus présents dans le sud, ces incompiuto existent partout comme ici, à Fiumicino, non loin de Rome, où ce morceau de phare est tout ce qui a été érigé du Puerto de la Concordia. Quand son chantier a débuté en 2010, ce devait être l’un des plus grands ports d’Europe. Le phénomène de l’incompiuto s’explique, selon le photographe, notamment par la flexibilité du PRG, l’équivalent italien du Plan local d’urbanisme (PLU). « Pensé pour le développement urbain rapide après la seconde Guerre mondiale, le PRG se prête à des projets commandés à la va-vite, puis abandonnés par exemple à la faveur d’une alternance politique » , souligne Roberto Giangrande. Dessinée par Santiago Calatrava, architecte de renommée internationale, cette Città dello sport près de Rome aurait dû accueillir les championnats du monde de natation en 2009. Estimé à 60 millions d’euros, le chantier en a déjà coûté plus de 660 millions, selon le quotidien La Repubblica . « Cet incompiuto n’a jamais vu un athlète. Il a été utilisé une fois… comme lieu de tournage d’une série Netflix. » « En Italie, la modification du PRG est plus aisée que celle d’un PLU en France, avec moins de contrôles et une influence plus importante des intérêts locaux. Ces encombrants monstres de béton sont souvent la conséquence de malfaçons, de coûts mal calculés, de financements qui ne viennent plus » , explique par ailleurs le photographe. Ce centre de congrès, construit en 1987 à Vieste, dans les Pouilles, n’a jamais été inauguré. Pourtant, sa construction est achevée. « Je m’y suis baladé : il y a des salles de réunions, des bureaux, un amphithéâtre, des logements avec du mobilier et des matelas encore sous plastique » , raconte Roberto Giangrande. Dans les environs de Palerme, un incompiuto emblématique a valu aux hauteurs de Mondello le surnom de « colline du déshonneur » : 150 villas sans portes ni fenêtres pour entraver une vue paradisiaque sur la mer. Lancée en 1978, leur construction a maintes fois été suspendue et relancée, avant d’être totalement abandonnée. « Tout était illégal : ce site naturel protégé aurait dû être intouchable. Mais ici, comme ailleurs, la mafia, qui a toujours été étroitement liée au secteur du bâtiment, a joué un rôle. Dans tout le pays, Cosa Nostra, la Camorra et surtout la ‘Ndrangheta ont mis la main sur des contrats représentant des milliards d’euros, notamment de fonds européens. » L’E78 devait permettre de traverser l’Italie d’est en ouest, entre la Toscane et les Marches, en quelques heures, simplifiant la vie de millions de personnes. Lancé au début des années 1990, le projet est à l’arrêt sur de nombreux tronçons. Plus de trois décennies et un milliard d’euros plus tard selon la presse italienne, seuls 64 kilomètres de ruban sur les 300 prévus ont été terminés. Et moins de cinquante sont ouverts à la circulation. « C’est le symbole criant d’une aberration, à la fois esthétique, écologique, économique et sociale. » Plusieurs partis politiques et organisations anticorruption ou environnementale (dont la plus importante, Legambiente), tâchent de dénoncer les inachevés et de proposer des réformes pour améliorer le système – en vain. Construit en 2010 en Émilie-Romagne, le Ponte Nord pourrait être qualifié de « mezzo incompiuto » . La fausse note de ce pont qui permet aux véhicules de traverser le Parme, c’est son gigantesque bâtiment. À la fois galerie marchande et lieu culturel, il reste vide, car érigé sur une zone inondable. « Terminer les incompiuto coûte extrêmement cher, les détruire tout autant. On les laisse donc pourrir sur place. Pour les réhabiliter, il faudrait souvent tout raser et recommencer, car les normes environnementales ou de sécurité ont trop changé. Alors, parfois la nature s’en empare, mais le plus souvent ce sont les hommes : ces lieux deviennent des squats, des refuges pour les exilés ou les sans-abris. » En 2009, ce bâtiment vitré de l’île de Maddalena aurait dû servir de salle de conférence principale au sommet du G8, avec vue sur les plages de sable rose de l’archipel situé entre la Sardaigne et la Corse. Mais quelques mois avant la réunion des grands dirigeants mondiaux, Silvio Berlusconi a déplacé la rencontre à L’Aquila, dans les Abruzzes, pour afficher sa solidarité avec les 300 victimes du tremblement de terre survenu dans la commune quelques semaines plus tôt. Depuis, le bâtiment voulu par Il Cavaliere et ses salles de réunions, son complexe hôtelier de luxe, ses restaurants, et ses piscines, bien que livré en temps et en heure, n’ont jamais servi. « La façade de verre est en train littéralement de tomber à l’eau » , constate le photographe. Aucun train n’a jamais emprunté ce pont ferroviaire. De loin, il peut sembler terminé, mais seule son immense structure défigure le paysage de Matera dans le sud de la botte : l’avancement des travaux, débutés en 2005, est évalué à un petit tiers. Parfois, les citoyens se mobilisent sur des blogs, lors de rassemblements ou sur les réseaux sociaux contre ces incompiuto. Mais « ces actions limitées et ponctuelles ne semblent jamais ruiner la vie des personnalités politiques qui ont lancé ces projets. C’est un scandale silencieux. La population s’habitue à l’inachevé : comme par illusion d’optique, ces monstres deviennent invisibles » . Le tissu social de ce quartier de Mantoue, en Lombardie, a été détruit par le chantier d’un parking lancé il y a presque vingt ans. « Derrière ces grilles, où s’élevait jadis un parc pour enfants, il y a un gigantesque trou béant. C’est dangereux, il y a des dealeurs, des rats. Tout est devenu difficile d’accès. Le chiffre d’affaires des commerçants alentour a plongé de moitié. » Régulièrement depuis 1998, les autorités annoncent que le chantier de cette autoroute censée relier deux communes du Piémont sera terminé à la fin de l’année ou au terme de leur mandat. « C’est un phénomène qui n’a comme couleur politique que celle du clientélisme. Un maire promet un stade ou une route pour faire plaisir à ses administrés, mais le projet sera surdimensionné ou mal pensé. L’élu suivant y mettra un coup d’arrêt, celui d’après promettra de le relancer. Pendant ce temps, les coûts augmentent artificiellement. Et à la fin, c’est le contribuable qui paye » , se désole Roberto Giangrande.