La route qui serpente jusqu’à la présidence est lisse comme un billard. À 300 mètres du palais de Koulouba, les militaires, qui en défendent l’entrée, refoulent les curieux. C’est le plus haut point de Bamako. On dit que le panorama sur la capitale malienne, vu de cet édifice à l’architecture de meringue dentelée, est superbe.
Le chef de l’État malien, Ibrahim Boubacar Keïta, dit IBK, règne sur des jardins majestueux, un gazon plus vert qu’un green écossais, du moins à écouter ceux qui se sont rendus à l’une de ses audiences, rarement matinales. C’est loin d’être un lève-tôt. On raconte qu’au début de son mandat, son convoi officiel montait à vide à Koulouba, laissant croire qu’il œuvrait dès potron-minet au redressement du pays. Quand il surgissait à midi, en voiture banalisée, les gardes républicains, qui avaient vu passer plusieurs heures plus tôt la colonne solennelle avec gyrophares et voitures suiveuses, rechignaient à le laisser passer. IBK ne manquait pas de les engueuler par la vitre au motif qu’ils n’étaient même pas capables de reconnaître leur propre président et de le saluer avec les honneurs qui lui étaient dus.
Depuis cinq ans, IBK dirige le Mali, un grand corps malade plongé dans une longue léthargie. Des pans entiers du pays échappent au contrôle de son armée. Les attaques djihadistes infligent des pertes de plus en plus lourdes aux troupes onusiennes et françaises. À 73 ans, le chef de l’État postule à un deuxième mandat. À l’approche de l’élection présidentielle, prévue fin juillet, le candidat demeure tout aussi discret. « Au fond pourquoi Ibrahim se réveillerait-il aujourd’hui ? lâche avec une férocité joyeuse l’un de ses principaux adversaires, Soumaïla Cissé. Il a construit une carrière prodigieuse en dormant. »
Je n’ai pas eu le privilège de me rendre à Koulouba. Même en sollicitant pendant plus d’un mois et au quotidien tous les services de la présidence en vue d’une longue interview sur le bilan d’Ibrahim Boubacar Keïta, mes demandes d’entretien sont restées lettre morte. « Le président est trop occupé », fut-il enfin répondu par SMS. Lorsque je montre ce message à un responsable européen, il rappelle que l’État malien est « totalement absent » dans les régions du Nord, qu’il a même reculé dans le Centre et s’exclame : « Mais occupé à quoi, bon sang ? IBK, c’est Néron en son palais qui joue de la lyre devant un Mali qui va s’embraser. »
Je l’ai rencontré à deux reprises en 2013, quand il était candidat à la présidentielle. Il s’était montré fort civil, avec des accents lyriques, incontestablement théâtral. Il utilisait à outrance les mots « sincérité », « lucidité », « honnêteté » et « fraternité ». Aujourd’hui, comme hier, il n’a jamais su faire court. Ses interventions retransmises à la télé publique sont interminables, si bien que sa parole finit par agir comme un puissant somnifère. Surtout quand cet intellectuel, formé à la Sorbonne dans les années 1970, abuse de l’imparfait du subjonctif et des aphorismes, toujours en français, langue qui est loin d’être parlée par tous ses concitoyens. « Moi je le comprends et pourtant je ne sais jamais où il veut en venir », avoue, dépité, un maître d’hôtel bamakois, 62 ans, avant de rentrer chez lui dans un antédiluvien taxi jaune Mercedes crachant la suie comme un remorqueur de haute mer. Mais les jeunes Maliens de 20 ans déscolarisés, ils comprennent quoi à ce vieux monsieur trapu et replet qui « parle comme dans un livre » ?
Qui est donc IBK, cet homme classique par sa formation, et aussi par l’image qu’il renvoie de lui-même, toujours vêtu élégamment d’un costume croisé avec la pochette blanche à deux pointes ou d’un boubou immaculé ? Une question clé alors que de nombreux experts militaires et politiques n’hésitent pas à comparer le Mali à l’Afghanistan. À un bourbier où les forces françaises s’enlisent, cinq ans après avoir volé au secours de cet État déchiré par les clivages communautaires et rongé par une corruption endémique. Certains à Paris s’interrogent ouvertement sur le maintien de leur présence dans le Sahel et la solidité de leur principal allié, Ibrahim Boubacar Keïta.
« Le parallèle avec Hamid Karzai est dans toutes les têtes », déclare Laurent Bigot, ancien haut fonctionnaire du Quai d’Orsay. Comme son ancien homologue afghan, le président malien a d’abord joui du soutien de la communauté internationale et porté les espoirs d’un pays libéré du joug djihadiste avant d’en incarner tous les travers.
Études sur les « rayons cosmiques »
Ibrahim Boubacar Keïta est né en 1945 à Koutioula, à 300 kilomètres à l’est de Bamako, non loin de la frontière avec le Burkina Faso. Une bourgade que tous ses concitoyens connaissent bien, tant la télévision publique a relayé avec complaisance les bonnes grâces dont elle a bénéficié : accès à l’eau courante et bientôt un hôpital. Personne n’ignore non plus que son grand-père est mort à Verdun. Parfois c’est son arrière-grand-père. Le doute n’est pas levé puisque les deux versions sont imprimées. Ou encore que son père, Boubacar, était fonctionnaire au Trésor. Et qu’il « jeta les bases de la future administration [malienne] en installant les valeurs de probité et d’efficacité et qui demeurent plus de cinquante ans plus tard les référentiels des agents publics ». Tout cela figure dans la biographie officielle intitulée IBK, un homme d’exception, publiée l’an dernier par un certain Moussa Cissé présenté comme « diplomate et observateur de la vie malienne ».
Selon son hagiographe, le futur président part à Paris, à l’âge de 13 ans, pour étudier au lycée Janson-de-Sailly, un établissement à l’époque réservé aux élèves les plus émérites de l’ancienne colonie. Plus tard, après un retour à Bamako et à Dakar pour des études de lettres, il décroche un DEA sur « les relations soviéto-maliennes » à la Sorbonne et donne des cours à l’université de Tolbiac.
Il aurait, toujours d’après son porte-plume, fait partie du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère français des Affaires étrangères, dirigé à l’époque par Thierry de Montbrial qui ne se rappelle pas de lui. L’historienne Hélène Carrère d’Encausse, dont il se réclame, se souvient de lui, mais dément avoir supervisé son doctorat comme il le prétend. On lui attribue aussi d’improbables études sur les « rayons cosmiques » au laboratoire de physique nucléaire Leprince-Ringuet.
Un article vous donne envie de partager un témoignage, une précision ou une information sur le sujet ? Vous voulez nous soumettre une histoire ? Écrivez-nous.
« Son parcours universitaire est incohérent. Ce livre est une succession de faux, d’omissions, d’arrangements avec la réalité », s’insurge Tiébilé Dramé. Devenu un de ses opposants farouches, cet ancien médiateur de crises à l’ONU l’a bien connu à Paris. Ensemble, ils militent alors au sein des mouvements étudiants maliens qui depuis l’exil luttent contre l’interminable dictature de Moussa Traoré (elle va durer de 1968 à 1991). IBK devient un temps le leader « charismatique » du Comité de défense des libertés démocratiques du Mali (CDLDM).
C’est à cette époque également qu’il fait la connaissance de Soumaïla Cissé. Fort détendu, dans l’immense bureau de sa résidence cossue qui donne sur le fleuve Niger, cet économiste, passé par l’industrie cotonnière d’État, est aujourd’hui une figure majeure de l’opposition. Challenger malheureux d’IBK en 2013, il décrit un jeune homme « charmant, extrêmement sympathique ». « Il m’avait fait visiter Paris dans sa voiture toute une nuit. Un vrai guide touristique, Ibrahim. Il connaissait l’histoire de France et de Paris par cœur. Ça m’avait soufflé. J’ai fini mes études, travaillé quelque temps, puis je suis rentré au Mali. Lui est resté vingt-trois ans en France. On ne fait pas des études pendant tout ce temps… C’est assez mystérieux », déclare-t-il, ouvrant là perfidement des interrogations.
Pour moi, il n’a jamais fait les études éblouissantes dont il s’enorgueillit. D’où toujours chez lui ce savoir qu’il jette à la figure pour vous en mettre plein la vue.
Soumaïla Cissé, challenger malheureux d'IBK en 2013
Et d’ajouter : « C’est un homme léger, convivial, brillant, séduisant intellectuellement mais, pour moi, il n’a jamais fait les études éblouissantes dont il s’enorgueillit. D’où toujours chez lui ce savoir qu’il jette à la figure pour vous en mettre plein la vue. Ça n’en fait pas un méchant homme, ça non, mais son cursus universitaire ne tient pas et je n’évoque même pas ici son bilan… »
IBK sait comment séduire ses interlocuteurs. Albert Bourgi éprouve toujours pour lui une admiration et un vif sentiment d’amitié. Cet universitaire chaleureux de 78 ans, agrégé de droit, est le frère aîné de Robert Bourgi et aussi son parfait contraire. Ce dernier a incarné les réseaux occultes de la « Françafrique », les palaces et la politique des mallettes, alors qu’Albert vit toujours en HLM dans le 17e arrondissement de Paris. Encore à l’inverse de son frère, il a beaucoup fréquenté dans les années 1970 les opposants et les anciens prisonniers politiques du continent africain avant que ceux-ci n’arrivent « aux affaires ».
Voilà ce qu’il dit du futur président malien : « Ibrahim, que j’ai fréquenté à Paris, alors étudiant, n’a jamais été vraiment un politique. Un intellectuel, oui. Très rive gauche, libertaire, tiré à quatre épingles, roulant en cabriolet. Un côté zazou qui aime la bonne chère. Au fond, c’est un homme des années 1950. Il avait une passion pour le cinéma de Jean-Luc Godard puisqu’il m’avait demandé un jour de lui dénicher l’affiche de “La Chinoise”. De ces années-là, je retiens un vrai sapeur avant la lettre. Mais surtout un vrai lettré. »
« Où est-il ? » « Il dort ! »
À son retour au pays, IBK s’engage dans l’action humanitaire. Didier François, alors responsable de l’ONG Terre des hommes, l’embauche de 1989 à 1991 comme « représentant » au Mali et dans la sous-région : « Parmi les candidats que nous avions rencontrés, il était vraiment intellectuellement très très au-dessus du lot. Mais nous avions noté aussi que son profil était surdimensionné pour cette mission. Je l’avais mis en garde : “Si tu es appelé à des fonctions électives, on sera obligé de cesser la collaboration.” Il en était conscient. »
Le Français garde en tête ses interventions-fleuves lors de conférences de sensibilisation. Comme ce discours à Dakar, où IBK avait perdu les feuillets avant de monter à la tribune, au cours duquel il sortit, tout à trac, le nom du magicien Gérard Majax, comme un lapin d’un chapeau. Plongeant un auditoire composé majoritairement d’officiers supérieurs, de diplomates et leaders de la sous-région, dans une très grande perplexité : « Cela ne l’empêchait pas de faire un tabac à chaque intervention. »
Son représentant lui écrit alors régulièrement. « Il n’y avait pas d’Internet et le téléphone était hasardeux. Il nous envoyait de longues lettres très littéraires avec des formules de politesse très travaillées. C’était remarquable. » Un côté cauteleux dans le ton n’échappe pas à l’ancien dirigeant de Terre des hommes : « C’était une façon aussi très habile de nouer une relation affective dans laquelle il excellait. » Toutefois, se souvient Didier François, « ses lettres contenaient assez peu d’informations de terrain ». Et ? « Eh bien à la lecture, parfois, je me demandais ce qu’il faisait vraiment sur place… »
C’est au premier président de l’ère démocratique du Mali, Alpha Oumar Konaré, qu’IBK doit son ascension. Il devient en 1992 son conseiller diplomatique. Le nouveau chef de l’État comprend immédiatement le profit qu’il peut tirer de son indéniable « entregent toubab », si longtemps confiné à Paris. Ibrahim Boubacar Keïta sait plaire aux Européens dont il partage les codes, contrairement à Alpha Oumar Konaré, un archéologue de profession et novice en politique.
À travers le témoignage de Soumaïla Cissé, un ancien ministre, se dessine le portrait d’un homme qui aurait passé plus de temps à tapoter son oreiller qu’à exercer son ministère.
IBK possède le profil idéal pour représenter le Mali sur la scène internationale. Il est nommé ambassadeur auprès de Houphouët-Boigny et d’Omar Bongo, les redoutables présidents de la Côte d’Ivoire et du Gabon, qualifiés eux aussi de « parrains » de la région, réputés proches de Paris. Un an plus tard, il s’installe aux Affaires étrangères.
Soumaïla Cissé détient alors le portefeuille des finances. Les deux hommes se retrouvent à Dakar pour un sommet de l’Union monétaire ouest-africaine. Un moment critique. Le Mali s’apprête à dévaluer sa monnaie. La réunion va débuter et IBK est introuvable. « Mais où est-il ? », demande Cissé autour de lui. « Il dort », lui répond-on. Le ministre des Finances monte le réveiller. « Une voix lointaine m’engueule à travers la porte. Ibrahim a toujours été très sanguin, voyez-vous. Il m’ouvre et dit en ronchonnant : “Ah, c’est toi”. » Cissé est intarissable sur les retards, les réveils tardifs, les siestes prolongées d’Ibrahim Boubacar Keïta. À travers son témoignage se dessine le portrait d’un homme fort sympathique, mais qui aurait passé plus de temps à tapoter son oreiller qu’à exercer son ministère.
En 1994, malgré sa « paresse » désormais notoire, Ibrahim Boubacar Keïta est propulsé au poste de Premier ministre. Sachant qu’« IBK n’arrive jamais à se lever », le chef de l’État, en homme pragmatique, prend la décision de décaler le conseil des ministres de deux heures, en le fixant à 11 heures, au lieu de 9 heures.
« Une image trompeuse d’homme fort »
Pour une source longuement vue à Bamako et qui requiert « absolument » l’anonymat, car, prévient-il d’emblée, « Bamako est un gros village où tout se sait », le tournant intervient lors des grèves qui éclatent la même année. Alpha Oumar Konaré, que l’on qualifie souvent de « Mitterrand malien » pour son intelligence tactique, aurait construit de ses mains un IBK à poigne, « un peu comme un potier car la matière était malléable », à un moment où sa présidence était elle-même fragilisée par un climat social inflammable. Ibrahim Boubacar Keïta mate la révolte étudiante.
« Il se forge ainsi une image d’homme fort, sur laquelle il s’est bâti et qu’il a ensuite, avec autorité, appuyée lors de sa campagne victorieuse de 2013. Mais elle est trompeuse. »
Ce « leurre » sert à Alpha de pare-feu. « De fait, poursuit toujours cette source qui l’a côtoyé pendant six ans comme Premier ministre, IBK est rentré avec aisance dans le costume trois-pièces qu’avait parfaitement taillé Konaré », tout en servant ce dernier avec « une extraordinaire loyauté »,qui par moment confine « au fayotage ». Anecdote impossible à vérifier, et pour cause, mais rapportée comme telle par deux acteurs de l’époque, dont on a du mal à croire qu’elle ne tient pas un peu de la légende.
Le chef de l’État, dans un test de loyauté, aurait demandé à son Premier ministre… de lui couper les cheveux. Il faut imaginer la scène dans le bureau présidentiel, ponctuée par le cliquetis des ciseaux et le claquement de serviette ensuite délicatement nouée autour de l’auguste nuque par IBK, alors plus garçon coiffeur que chef de gouvernement. On dira qu’une fois encore l’avenir du Mali se sera joué sur le fil du rasoir.
Est-ce à dire que le président Konaré, qui ne s’est jamais exprimé publiquement depuis son retrait du pouvoir, a toujours eu pour IBK une confiance aveugle ? « Absolument, mais il n’était pas dupe du personnage. Il en voyait les failles, dont l’hypersensibilité aux louanges, un goût pour le luxe et ce penchant à se faire entretenir, mais il avait besoin d’un homme dont il pouvait s’assurer l’entier dévouement et ensuite pas du tout marqué par les penchants marxisants. » Comprendre qu’il fallait tourner la page d’une époque où les cadres maliens étaient biberonnés depuis l’indépendance à l’idéologie socialiste. « Un antidogmatique aux commandes du gouvernement » servait Alpha et ses projets de réformes, analyse cette source.
Amitiés et machines à sous
Un point de vue partagé par Soumaïla Cissé : « Le président Konaré n’ignorait pas les travers d’IBK mais pour autant ne supportait pas que l’on dise du mal de son Premier ministre. Ça le peinait. Il me disait : “Soyez respectueux avec lui !” » Car Ibrahim Boubacar Keïta s’avère fort utile. Le président lui confie des relations qui peuvent s’avérer compromettantes.
Alors que le crépuscule vient de tomber brutalement, le trafic sur l’avenue de la Marne se fait moins dense. Les néons bleu indigo du casino, qui font face à la cantine de la radio publique malienne, sont comme un phare dans la nuit bamakoise. Des tapis verts, des machines à sous, un bar imposant et un restaurant assez quelconque. L’établissement appartient à Michel Tomi, cet homme d’affaires « corso-africain » qui a fait fortune dans les jeux de hasard et le BTP, d’abord au Gabon, puis dans toute l’Afrique de l’Ouest. Michel Tomi est depuis cinq ans l’objet d’enquêtes judiciaires menées en France portant sur des faits supposés d’attributions de marchés suspects et de corruption. Bref, il ne serait rien de moins que le « parrain » de la « Corsafrique ». Si les enquêtes de Mediapart et du Monde ont mis en lumière, à travers les écoutes qui ont fuité, la proximité embarrassante entre Michel Tomi et Ibrahim Boubacar Keïta, on s’est toujours demandé comment Michel Tomi s’était « rapproché » de son ami « Ibrahim ».
Le président Konaré voyait les failles d’IBK, mais il avait besoin d’un homme dont il pouvait s’assurer l’entier dévouement et pas du tout marqué par le marxisme.
Soumaïla Cissé, challenger malheureux d'IBK en 2013
Selon des témoignages concordants, tout serait parti d’une visite amicale d’Omar Bongo, le président gabonais, au printemps 1994, au palais de Koulouba. Omar Bongo est accompagné de Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur d’Édouard Balladur. Un accueil chaleureux est réservé au petit cercle. Mais, il y a là un certain Michel Tomi, que Bongo présente comme « un véritable ami. Un homme qui pourrait beaucoup aider ». Le Gabonais s’empresse de recommander chaudement Tomi, dont il loue les qualités de fidélité et aussi les mérites de sa table. Justement, Michel Tomi se fait fort de l’ouvrir aux plus hautes autorités de l’État malien. Et chacun d’acquiescer comme si la table du casino de Michel Tomi, dont la spécialité est le steak frites, avait été récompensée par une étoile au Michelin.
C’est là qu’Alpha Konaré aurait vu la manœuvre et l’aurait évitée avec tact, ne voulant pas froisser des hôtes si prestigieux. Tomi, ne s’avouant pas vaincu par le refus d’Alpha de ne pas se compromettre en public dans un tel endroit, assez peu en accord avec son statut et ses valeurs morales, ne s’avoue pas vaincu et abat une dernière carte. S’adressant à tous, il dit : « Pourquoi ne pas faire monter les repas au palais, pour une meilleure confidentialité ? Ce serait une bonne idée, non ? » Chacun convient que la proposition est excellente.
Un mandat passé dans les avions
Alpha a-t-il pris prétexte de sa propre frugalité et surtout que son épouse n’accepterait jamais cette invasion de sa propre cuisine pour faire comprendre poliment, mais fermement, qu’il ne mangeait pas de ce pain-là ? Après avoir encore refusé l’offre, il s’emploie à ménager l’homme d’affaires corse. Il se serait tourné vers IBK, un peu comme on passe le plat à son voisin, lui demandant en aparté de « s’occuper de Tomi ». Loyal et obéissant, il s’exécute.
« Tomi, c’est mon frère », répète-t-il depuis. Qu’en est-il de cette amitié aujourd’hui ? « Que Tomi entretienne IBK, on le savait. Mais notre crainte c’est qu’il touche, via sa boîte de BTP, aux marchés publics, comme l’adduction d’eau à Bamako, par exemple. Ce ne fut pas le cas », assure un haut fonctionnaire français.
À la fin du mandat d’Alpha, IBK, qui espère lui succéder, ne parvient pas à être investi par le parti présidentiel et crée sa propre formation. Il est battu au premier tour. La victoire va à Amadou Toumani Touré. Le pays s’enfonce dans la crise sous l’effet de la corruption et de la menace djihadiste. Au nord, Al-Qaeda et ses alliés s’emparent d’un vaste territoire. À Bamako, un putsch militaire accélère la désagrégation générale, mais remet IBK en selle.
Sa bigoterie affichée durant la campagne fait sourire un de ses vieux amis parisiens : « Il est religieux comme je suis le pape. »
En 2013, quand les militaires aux abois acceptent la tenue d’élections, il se présente en sauveur. Comme « un homme propre, marginalisé par un système gangrené », écrit Thierry Perret dans son livre qui fait référence, Mali, une crise au Sahel (Éd. Karthala). Le candidat promet de restaurer la souveraineté du pays et de lutter contre la corruption. Il soigne aussi les chefs musulmans, déclame des versets du Coran, ponctue mécaniquement ses interventions par « inch Allah », revendique le titre de « hadj », du fait de son pèlerinage à La Mecque, et obtient le soutien du puissant imam Mahmoud Dicko, très rigoriste président du Haut Conseil islamique.
Sa bigoterie affichée durant la campagne fait sourire un de ses vieux amis parisiens : « Il est religieux comme je suis le pape. » Son ancien patron à Terre des hommes garde surtout le souvenir de quelqu’un soucieux de préserver les apparences : « IBK avait un goût pour les grands crus, mais attention, jamais en public, n’est-ce pas. » Ibrahim Boubacar Keïta l’emporte au second tour avec le score écrasant de 77,8 %.
À Paris, une bonne partie de la presse, emportée par un légitime élan d’enthousiasme, le compare à un « de Gaulle malien », lui-même se rengorgeant de la flatteuse association. C’est un secret de polichinelle : IBK est le candidat officieux des autorités françaises, même si celles-ci s’en défendent. Un ancien haut fonctionnaire, vu dans la plus grande discrétion à Paris, alors dans le tout premier cercle du pouvoir de François Hollande, réfute l’idée que « la France ait pu avoir porté son choix sur un quelconque candidat », mais s’empresse d’ajouter : « Il fallait au Mali une personnalité charismatique et IBK dépassait de quelques têtes ses adversaires. Nous savions aussi que les élections ne seraient pas parfaites. L’a-t-on regretté ? Non. Dans ce moment si particulier où le Mali venait de vivre son juin 1940, IBK pouvait réveiller le pays. Mais nous avons vu que nous aurions affaire à une personnalité orgueilleuse et terriblement ombrageuse. » Et aujourd’hui, quel jugement porte-t-il sur IBK et son bilan ? L’ex-haut fonctionnaire se laisse glisser dans le fauteuil, main derrière la nuque, signifiant de la sorte qu’il n’est plus aux affaires : « En fait c’est un homme malade qui n’a pas été à la hauteur. Et cette faiblesse se voit. »
La télévision nationale malienne, l’ORTM, s’efforce pourtant chaque soir dans son journal de 20 heures de contrecarrer cette image, que les caricaturistes décrivent en bonhomme bien dodu, faisant craquer les coutures de son pyjama, allongé sur un matelas de dossiers (terrorisme, crise sociale, Banque mondiale, dette, armée, etc.). À en croire la chaîne d’État, le président, aussi appelé, mais de plus en plus rarement, « Kankeletigui » en bambara, « celui qui n’a qu’une parole », mais plutôt « Boua » (« le vieux »), croule sous la charge de travail. Dépôt de gerbes, réception de délégations de notabilités nordistes par bus entiers et de lettres de créance d’ambassadeurs, remises de médailles, inaugurations, déplacements internationaux qui durant son mandat se montent à… 149, chiffre arrêté au 9 mars et qui fait dire à ses opposants qu’il aura passé son « mandat en avion ».
Le président malien semble peu au fait de la guerre qui fait rage dans son pays. En cinq ans, il ne s’est rendu que trois fois au Nord-Mali, en proie aux attentats.
Dans ce JT interminable, il n’est question que de la volonté présidentielle de redresser le pays, d’en asseoir la souveraineté. Bref, à regarder la chaîne publique, IBK nettoierait le Mali des forces obscures qui le menacent, tout en ne manquant jamais de vanter l’héroïsme de son armée, par ailleurs, soupçonnée d’exactions et d’exécutions sommaires dans le centre du pays, selon un rapport publié fin mars par Amnesty International.
Le président malien semble peu au fait de la guerre qui fait rage dans son pays. En cinq ans, il ne s’est rendu que trois fois au Nord-Mali, en proie aux attentats. Une anecdote rapportée par une source militaire occidentale témoigne de son faible intérêt pour ce dossier. Se frottant les mains, il demande à ses officiers : « Alors, où sont nos troupes ?
— Ici, précisément, monsieur le président, fait l’un d’eux, pointant un doigt sur une carte d’état-major.
— Ah, c’est loin ! Et ce n’est pas trop dangereux ? » Rappelons que plus de 160 militaires de la Minusma, la force onusienne, ont été tués en opération depuis 2013.
« Plus vous travaillez, plus vous l’inquiétez »
Pour contrebalancer ces propos rapportés qui dressent un portrait peu flatteur du chef des armées, l’ex-ministre de la Défense, Tiéman Hubert Coulibaly, proche du président, fut sollicité plusieurs fois à Bamako par téléphone. Tout comme Nancouma Kéita, ancien secrétaire politique démissionnaire du parti présidentiel, le RPM. Les deux n’ont pas donné suite à nos appels. Comme beaucoup de cadres de son parti qui n’ont pas souhaité s’exprimer et qui semblent l’avoir lâché au printemps.
À la veille des élections, rares sont ceux qui défendent son bilan. Ousmane Sy, 68 ans, silhouette élancée, homme de peu de mots, ingénieur agronome et grand artisan de la décentralisation sous Alpha, porte un jugement sévère sur le premier des Maliens : « Le pouvoir enferme mais IBK s’est enfermé sur lui-même. Son administration fonctionne toujours selon les vieux principes qui poussent les populations dans les bras de ceux-là mêmes qui veulent mettre à bas la République : injonction-soumission-taxation. Alors qu’elle est là pour protéger. »
Moussa Mara, 43 ans, qui fut l’un des cinq Premiers ministres (2014-2015) qu’il a essorés sur un mandat, a quitté la majorité présidentielle pour se présenter contre lui. Maire de la commune IV, le centre des affaires de Bamako, c’est un homme intelligent, assez brillant, plutôt imbu de lui-même, voire quelque peu sentencieux. Pour lui, IBK « est l’antithèse de l’homme politique. Il n’a pas de sang-froid. Un éruptif, un émotif à la larme facile. L’absolu contraire d’un cynique. C’est un chef de tribu, mais aucunement un chef d’État. Il n’a jamais aimé mettre les mains dans le cambouis. D’ailleurs plus vous travaillez, plus vous l’inquiétez ». IBK, qui l’a longtemps appelé « mon fils », doit parfois regretter cette « adoption ».
Et comment faut-il interpréter ces affiches sauvages collées en ville représentant IBK en boubou et lunettes noires, occultant la signalétique routière – ceci ne changeant rien au chaos automobile –, et titrées « Boua Ta Bla » en bambara, que l’on peut traduire par « Le vieux, tu as fait ton temps » ? Comme une lame de fond citoyenne contre le mandat d’IBK ? Elles reprennent les slogans de l’activiste blogueur Ras Bath, qui évite de parler aux journalistes, et fait figure de « guide » pour une jeunesse malienne qui dénonce « les agissements claniques du pouvoir ».
IBK pense que résoudre les problèmes risque d’en créer de bien plus insolubles. Le seul sujet majeur, c’est la conquête du pouvoir. La France nourrit et supporte un régime corrompu.
Laurent Bigot, ancien sous-directeur chargé de l’Afrique de l’Ouest au Quai d’Orsay
Même avec la France, ses rapports se seraient distendus. Pour son premier voyage au Mali, en 2017, Emmanuel Macron a atterri directement sur la base française de Gao, au Nord-Mali, obligeant IBK à venir l’accueillir sur le tarmac. Une manière de snober son homologue malien en ne venant pas au préalable se poser à Bamako.
En off, on considère, à Paris, que si IBK remporte l’élection prochaine, il devra s’entourer d’un gouvernement « restreint » et se mettre « immédiatement au travail ». Sinon ? « Le risque serait qu’il ne finisse pas son mandat », sous la pression de la rue. Chaque mot employé par les dirigeants français témoigne de leur impuissance et de leur inquiétude.
L’ancien président François Hollande, qui apprécie et connaît bien Ibrahim Boubacar Keïta, a ainsi accepté de recevoir XXI. Mais tout en souhaitant « relire » ses propos, avait-il fait prévenir par son secrétariat. Pas un caviardage à dire vrai, plutôt une longue opération menée à la pince à épiler. Nous garderons cette phrase qui sent l’embarras et la mesure excessive : « […] IBK fait face avec sagesse. Il est conscient qu’il faut accélérer, car la stabilité du Mali est indissociable de la sécurité au Niger et au Burkina Faso », ses deux États voisins.
Laurent Bigot, ancien sous-directeur chargé de l’Afrique de l’Ouest au Quai d’Orsay, remercié en 2013 pour un trop grand franc-parler, aujourd’hui consultant et analyste, s’en tient, lui, à son raisonnement depuis près de cinq ans et dont l’analyse grinçante n’a pas varié : « IBK, s’inspirant de ses prédécesseurs, pense que résoudre les problèmes risque d’en créer de bien plus insolubles. Le seul sujet majeur, c’est la conquête du pouvoir. On nourrit et supporte un régime corrompu. »
La petite corruption de tous les jours se voit au coin de la rue tandis que la grande pourrait bien se cacher dans ces immeubles de verre aux bureaux inoccupés sortis de terre ces dernières années dans le quartier d’affaires ACI, rive gauche du Niger. « Ces immeubles permettent surtout de blanchir l’argent détourné ou lié au narcotrafic », aux dires d’un ancien magistrat mis à la retraite.
L’éléphant blanc de la justice
Dans les rues, les policiers en chemise bleu pétrole ne se cachent pas. Ici, ils taxent 5 000 francs CFA (7,50 euros) pour un feu prétendument brûlé près de la grande mosquée, rive gauche du fleuve. Là, 2 000 francs (3,50 euros) pour un défaut de casque – personne, à Bamako, ne le portant.
Sur le pont des Martyrs, la circulation n’est qu’une file ininterrompue de cyclomoteurs deux temps dont les fumées bleues prennent à la gorge. Issa N’Diaye, professeur de philosophie politique, ancien ministre de l’Éducation nationale, reçoit chez lui à la nuit tombée. Pour lui, la corruption est partout. Elle a atteint ces derniers mois le cœur même de l’université : « Le barème pour un doctorat acheté, c’est 500 000 CFA [672 euros]. On ne se gêne même plus, cela est fait devant nos yeux. Il faudrait dès aujourd’hui annuler tous les doctorats qui ont été délivrés. »
Cet intellectuel au sourire doux, sans extension verbale ni gestuelle, est l’homme qui connaît le mieux les ressorts de la politique malienne. Il les étudie depuis quarante ans, en fut un acteur, et les révèle sans fard : « Nous sommes dans une impasse tragique et ce mandat d’IBK l’a matérialisé. L’État est faible, tout l’appareil administratif est totalement vermoulu, y compris l’armée. » Il fait incidemment référence aux achats de matériel pour les forces maliennes. Notamment, en 2016, de 54 pick-up achetés à… 83 000 euros pièce, le prix catalogue ne dépassant pas les 30 000 euros. « Le népotisme est partout,achève-t-il, et la belle-famille du président truste les postes dans l’appareil d’État. Ce n’est pas se faire réélire qui pourrait être difficile, c’est de gérer l’après. Pour moi, il en sera incapable », prédit celui qui, maintes fois, fut sollicité par IBK pour ses analyses et conseils politiques. Et de tendre les bras embrassant la pièce comme un symbole de l’étendue du désastre. « Aujourd’hui, en réalité, ce à quoi nous assistons avec la fin de ce mandat, c’est la dégringolade d’un modèle démocratique malien qui a échoué. Toute la société a été gagnée par la corruption. »
Mohamed Dicko, qui siège à la Cour constitutionnelle, a cette phrase terrible : « J’ai combattu la dictature de Moussa Traoré et aujourd’hui je suis si désespéré que je pourrais voter pour lui s’il se représentait. »
Dans son rapport 2017, le Bureau du vérificateur général, l’équivalent de la Cour des comptes, écrit en conclusion : « Les défis restent énormes face à la délinquance économique et financière. Les pratiques et faits relevés viennent corroborer les alertes permanentes portées à l’attention des responsables […] politiques quant à l’ampleur du phénomène. »
L’État malien a pourtant consacré des efforts budgétaires conséquents, notamment à l’amélioration de la justice en allouant 11 milliards de CFA (16 millions d’euros) à la construction du nouveau siège de la Cour suprême qui a les mêmes missions que la Cour de cassation en France.
C’est un bloc de béton de trois étages, sur trois hectares, posé dans la commune VI, rive droite du fleuve. La Cour suprême a été inaugurée le 13 mars 2017 par le président Keïta. Ce fut pour lui l’occasion de prononcer un discours ardent vantant « ce joyau architectural ». Un an plus tard, les 400 bureaux du « joyau » sont quasi vides. Où sont les juges ? « On ne sait pas », dit l’apparitrice désolée en écartant les paumes de la main.
Mohamed Dicko, 62 ans, est bien seul dans les couloirs de cet « éléphant blanc », comme il le nomme. C’est un Peul de Gao, dans le nord du pays, à la haute stature, fils d’éleveurs, formé à l’exercice de la justice à Bordeaux et à Perpignan. Il a dirigé l’École de la magistrature du Mali et le parquet financier de Bamako, avant de siéger à la Cour constitutionnelle. Il passe pour un incorruptible et un grand juriste : « Ce que vous voyez ici est la parabole de ce qui se traduit dans le pays : on a chassé les fonctionnaires compétents et les coquins sont dans la place. »
Il promène dans les couloirs de la Cour sa cigarette et sa longue silhouette affligée : « Nous sombrons tous. L’école a sombré. La justice a sombré. L’opposition a aussi sombré. Il reste IBK, Narcisse en son miroir, qui a nommé dans son premier cercle des gens à l’éthique douteuse et je ne parle pas de son lignage qui occupe des postes importants. » Karim, le fils d’Ibrahim Boubacar Keïta, préside la commission de défense de l’Assemblée nationale et deux parents de son épouse sont encore au gouvernement.
Pour lui, le pays ne tiendrait « que grâce au filet sécuritaire français. Ils partent, et tout s’écroule en deux semaines ». Le voilà qui tire une longue bouffée et laisse s’installer un long silence, puis s’interroge à voix haute : « Où va-t-on ? Où nous a menés ce pouvoir ? » Et il a cette phrase, qu’il sait terrible : « J’ai combattu la dictature de Moussa Traoré et aujourd’hui je suis si désespéré que je pourrais bien voter pour lui s’il se représentait. C’est dire mon désespoir. » Un bus Renault passe en trombe devant la Cour suprême, avec au dos la figure de Moussa Traoré, peinte naïvement, martial et portant sa casquette de général.