Revue XXI n°43

Le Coran de sang

Ils se sont rendus au « pays des deux fleuves », un berceau de la civilisation transformé depuis trente-huit ans en champ de bataille. Ils explorent son passé féroce et ses blessures présentes. Emmanuel Carrère et Lucas Menget racontent la dernière lubie de son dictateur, Saddam Hussein. Célia Mercier nous emmène dans sa deuxième plus grande ville, Mossoul, ou de ce qu’il en reste.
Été 2018
Le Coran de sang

Avant de finir la corde au cou, Saddam Hussein a été un homme courtisé par les grandes puissances, la France en tête. Le 5 septembre 1975, il n’est que le vice-président irakien, mais exerce déjà un pouvoir sans partage lorsque le Premier ministre de l’époque, un certain Jacques Chirac, l’accueille à Orly par ces mots : « Vous êtes mon ami personnel. Soyez assuré de mon estime, de ma considération et de mon affection. »

Durant une semaine, une durée exceptionnelle pour un voyage officiel, les deux hommes ne se quittent pas. Une idylle est née. Saddam passe, certes, pour un « dirigeant à poigne », mais « moderne », « laïc », soucieux de développer un pays devenu richissime, grâce à l’explosion des prix du pétrole. Au cours de son séjour, il signe à tour de bras des contrats civils et militaires. Des autoroutes, des hôpitaux, et beaucoup de canons. Il obtient surtout de la France un réacteur nucléaire, avec assez d’uranium enrichi pour fabriquer cinq bombes atomiques.

Contrairement à la légende, Saddam Hussein n’est ni moderne ni laïc. Isolé, soumis à un blocus qui frappe en premier lieu sa population, il se rêve maintenant en commandeur des croyants. C’est lui qui fait inscrire « Allahou Akbar », Dieu est le plus grand, sur le drapeau irakien. À Bagdad, dans le petit musée élevé à sa gloire, un arbre généalogique de son invention fait remonter ses origines au prophète Mahomet. À la veille de sa chute, en 2003, il proclame le djihad, la guerre sainte contre l’envahisseur américain.

Il laisse un pays profondément divisé. L’occupation américaine accélère l’éclatement de l’Irak. L’administration Bush rêve de remodeler le Moyen-Orient à son image et croit pouvoir imposer la démocratie par la force, en piétinant le droit international. Après la prise de Bagdad, elle prend deux mesures qui vont s’avérer dramatiques : l’armée irakienne est démantelée et aucun membre du Baas ne peut servir le nouvel État. Le chaos s’installe. Les attentats succèdent aux pillages. Entre 2005 et 2008, une guerre civile, opposant chiites et sunnites, fait des dizaines de milliers de morts.

Marginalisés, opprimés par un gouvernement pro-iranien, les sunnites regardent désormais vers les groupes djihadistes. À Mossoul, en juin 2014, ils accueillent en libérateurs les combattants de l’État islamique. Au sein de l’EI, on retrouve d’anciens officiers et des cadres baasistes. Au début du califat, des portraits de Saddam réapparaissent dans les rues de la ville, aux côtés du drapeau noir de Daech.

Dans un monde arabe en crise, la tentation est grande de louer ses dictateurs passés et présents, les Kadhafi, les Saddam, les Assad. Des potentats sanguinaires, mais supposés « modernes et laïcs ». En réalité, des apprentis sorciers qui ont nourri, voire encouragé, l’islamisme radical, pour mieux empêcher toute alternative démocratique.

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