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Jet privé et argent sale : Dassault au cœur d’une affaire d’État

Écrit par Clément Fayol et Nicolas Gastineau Illustré par Gilles Warmoes
22 mai 2025
Jet privé et argent sale : Dassault au cœur d’une affaire d’État
Un banal accident de la circulation, des liasses de billets de banque éparpillées sur le bitume parisien – et voilà que se dévoile une affaire où se mêlent revente de pétrole, lingots d’or et soupçons de blanchiment en bande organisée. Mais aussi un réseau occulte piloté depuis Dubaï, et un avionneur français enfreignant les lois pour aider le président congolais Denis Sassou-Nguesso à acheter discrètement un jet de luxe… Une histoire vraie qu’on croirait sortie d’un roman.
22 minutes de lecture

Le choc est violent, le bruit sourd. Nous sommes le 22 octobre 2021, il est 15 heures, un piéton vient d’être fauché par une voiture rue de Charenton. L’homme est à terre, son sang coule sur le bitume parisien, épargne sa Rolex Submariner, mais souille son pantalon jaune et sa veste bleu marine en cachemire. La scène est rapportée par les pompiers qui le prennent en charge en dépit de ses protestations. Dans un anglais à l’accent pointu, l’homme refuse qu’on le touche.

Les papiers de son portefeuille Gucci révèlent sa nationalité australienne et son nom : Damien Carew. À ses pieds, un sac plastique plein à craquer s’est ouvert. Il dévoile assez de liasses pour provoquer une émeute. 194 000 euros en petites coupures, principalement des billets de cinquante. « N’y touchez pas ! vocifère aux badauds et aux pompiers le quadragénaire, cheveux longs et haleine chargée d’alcool. C’est l’argent de la mafia russe ! »

Le soir même, toujours à Paris, Irina fête ses 66 ans avec des amies quand son fils, Julio Martin, l’appelle. Cette mère franco-russe l’aime, son « Djoule », ainsi qu’il est nommé dans leurs conversations WhatsApp. Il vit à Dubaï, alors elle le voit rarement, mais il gagne bien sa vie, lui téléphone souvent et lui envoie de l’argent. Ce soir-là, il se montre pressant. Onze appels en quelques minutes. Il a besoin de son aide.

Boîtes de pâtisseries pleines d’euros

Le lendemain matin, Irina, qui vit dans un deux-pièces à Neuilly-sur-Seine, en banlieue ouest, reçoit la visite d’un mutique individu qu’elle n’a encore jamais vu. Il lui tend les clés d’un appartement que son fils a loué sur Airbnb rue de l’Étoile, près de l’Arc de Triomphe. En taxi, Irina met dix minutes pour s’y rendre. Sur place, elle attrape une valise rouge à roulettes, quelques liasses de billets et repart. Mais la sexagénaire a commis une erreur. Elle a oublié plusieurs caches d’argent et son fils lui donne l’ordre d’y retourner. Quelques heures plus tard, elle grimpe de nouveau les marches à toute vitesse. Enfonce la clé dans la serrure.

Cette fois, quelqu’un se trouve à l’intérieur. Dans l’entrebâillement de la porte, elle devine Damien, ce sympathique Australien que son fils a un jour envoyé lui tenir compagnie lors d’une soirée en ville. Depuis son interpellation de la veille, le convoyeur de billets a eu le temps de dégriser. Et de retrouver ce qu’Irina avait oublié : deux petites boîtes de pâtisseries qui débordent d’euros. Au total, 140 000. Mais Damien n’est pas seul. Autour de lui, des silhouettes aux brassards orange de la police s’avancent. Irina est placée en garde à vue.

Intrigués par la mafia

L’histoire aurait pu en rester là. L’accident de la rue de Charenton aurait pu se terminer avec la confiscation des sommes retrouvées et quelques contrôles fiscaux pour les interlocuteurs de Damien Carew. L’argent saisi aurait été mis dans un local sécurisé du commissariat du coin, puis envoyé à la Caisse des dépôts et consignations.

Mais la mention de la mafia intrigue les policiers. Qui comprennent rapidement, malgré le peu de coopération de l’Australien, que celui-ci n’est qu’un « collecteur », un coursier. Et que Julio Martin, dont le rôle d’organisateur des déplacements est révélé par le téléphone de l’interpellé, n’est pas le cerveau de l’opération. Derrière eux se dessine une base arrière, installée à Dubaï, par laquelle transite une myriade d’opérations suspectes, de la création en chaîne de sociétés offshore au trading de ressources naturelles. Cette tête de réseau manie des millions de dollars pour acheter et vendre un peu de tout à de riches clients soucieux de se débarrasser d’argent liquide ou d’en récupérer sans laisser de traces.

C’est ainsi qu’un simple sac plastique éventré sur le bitume du 12e arrondissement devient le premier domino, celui qui va faire tomber tous les autres, de proche en proche, jusqu’aux bureaux du siège de Dassault Aviation. Et plus haut encore : jusqu’au premier cercle du président de la République du Congo, Denis Sassou-Nguesso. Une affaire d’État. [Voir notre infographie.]

Des Seychelles à Dubaï en passant par Monaco

Il faut dire que, de son écriture soignée, Damien Carew a noté méthodiquement toutes ses transactions dans ses carnets. À travers la France, de Paris à Monaco, il a transporté 3,5 millions d’euros entre mai et octobre 2021. Les comptes étaient bien tenus, et pour cause : sa commission de coursier correspondait à 1 % des sommes. Cette « delivery commission » apparaît dans la comptabilité d’une entreprise enregistrée aux Seychelles et appartenant à un Irlandais, un certain Michael Burke. L’enquête pour blanchiment en bande organisée, confiée à la Brigade de recherches et d’investigations financières (BRIF) de la police judiciaire, s’intéresse rapidement à lui.

Cet homme d’affaires ne sort pas de nulle part. Son père, Michael Hilary Burke, a fondé Chanelle Pharma, le leader irlandais de la manufacture de produits pharmaceutiques, qu’il a revendu en 2024 pour près de 300 millions d’euros. Mais le fils, Michael James Burke, a préféré faire carrière à Dubaï, aux Émirats arabes unis. Il y préside une entreprise de courtage immobilier qui cherche des appartements pour des investisseurs étrangers.

Nous avons retrouvé son nom et ses activités dans la base de données Dubai Unlocked de l’OCCRP, une ONG de journalistes luttant contre le crime organisé. Il y apparaît comme le propriétaire ou le gérant d’au moins vingt biens immobiliers, allant de petits deux-pièces à d’immenses appartements dans les meilleurs quartiers de la ville. Ses clients sont de nationalité française, britannique, soudanaise, iranienne ou syrienne.

Homme d’affaires, innovateur et philanthrope généreux.

Présentation de Michael James Burke sur son site web

Au-delà de la gestion immobilière, le fils de bonne famille au visage poupin propose aussi des « services financiers » par le biais d’une multitude de sociétés à sa disposition, comme il l’indique sur un site Internet à sa gloire où il se présente comme « homme d’affaires, innovateur et philanthrope généreux ». En réalité, les échanges de messages que nous avons consultés démontrent qu’il pilote au quotidien une petite escouade de collecteurs. Menés à la baguette par l’Irlandais sur un fil WhatsApp, les employés vont de client en client aux quatre coins de la planète pour récupérer ou fournir de l’argent liquide.

Depuis les Émirats arabes unis, la petite entreprise de Michael James Burke peut presque tout faire : acheter un bien à l’étranger sous un faux nom, échapper à la vigilance des services fiscaux, échanger des cryptoactifs, réaliser une transaction sans laisser de traces. Le locataire de l’Airbnb de la rue de l’Étoile, Julio Martin, est son lieutenant. Il doit planifier les opérations de collecte, négocier avec les clients et proposer la large palette de services et d’arrangements que finance son patron.

Vendeur de tapis

Au moment des faits, le collecteur australien Damien Carew habite les Alpes-Maritimes, à deux pas de la frontière monégasque, avec sa femme et leurs deux enfants. Son travail est simple : veiller sur son téléphone, à l’affût des consignes qui tombent. Ses chefs lui donnent une adresse, une date, une heure. Avant de s’y rendre, Damien fourre des liasses de billets dans les sacs plastiques qui lui tombent sous la main, ou dans de petites boîtes en carton. Pour les remettre, selon les jours, à un vendeur de tapis installé au Luxembourg, à un propriétaire de restaurant ou à des hommes d’affaires, qui peuvent être russes, ukrainiens ou encore algériens.

Le jour de l’accident de la rue de Charenton, un message lapidaire de Burke avait mené le coursier alcoolisé dans un magasin de téléphones du 18e arrondissement de Paris. Il devait ensuite rejoindre un russophone dans un square du 12e qu’il n’atteindra jamais, fauché dans la rue. Ses chefs ont appris rapidement la mauvaise nouvelle. Et, la semaine qui a suivi, se sont montrés étonnamment sereins. Ils ont simplement quitté les groupes WhatsApp, coupé les ponts avec leur homme de main. Pas besoin d’interrompre les affaires en cours, ont-ils pensé. Que pouvait-il leur arriver ?

Entre vous et moi : c’est un client X qui va acheter l’avion, mais qui ne veut pas apparaître.

Julio Martin, négociateur

Julio Martin, lui, passe sa vie au téléphone. En russe – langue qu’il maîtrise grâce à aux origines de sa mère Irina –, en anglais ou en français, il négocie des achats de montres de luxe ou des contrats immobiliers pour des résidences de rêve. Mais, ce jour de décembre 2021, c’est un appel vraiment hors norme qui est intercepté par la police. Le montant de l’objet que vise le jeune quadra est autrement plus colossal que ce que lui a fait perdre Damien deux mois plus tôt.

— Est-ce que vous pouvez me faire un rapide speech sur votre société ? demande son interlocuteur.
— En fait, répond Julio, on a plusieurs sociétés. Aujourd’hui, clairement, c’est la société des Seychelles qui achète avec Michael James Burke comme UBO [Ultimate Beneficial Owner, bénéficiaire effectif final].
— D’accord.
— Mais, entre vous et moi : ce n’est pas lui l’UBO de l’avion. C’est un client X qui va acheter un avion, mais qui ne veut pas apparaître en termes d’UBO. Donc on a monté une société pour lui, une coquille vide aux Seychelles dont Michael Burke est le dirigeant.
— [Un silence, puis :] OK.

Un oiseau de 24 mètres

À l’autre bout du fil, les enquêteurs identifient un commercial de Dassault Aviation. Au siège de Saint-Cloud, il fait partie de l’équipe de super-vendeurs dévolus aux modèles de la « famille Falcon », des jets d’affaires haut de gamme. Julio Martin refuse explicitement de lui divulguer l’identité de l’acheteur réel de l’appareil, et rechigne aussi à le faire par mail. L’avionneur français devra se contenter d’un « client X » et de Michael James Burke, ouvertement désigné comme prête-nom.

Le commanditaire occulte a jeté son dévolu sur le Falcon 8X, qui ne se vend pas en dessous de 40 millions de dollars. À ce prix-là, tout est personnalisable, de la couleur des sièges aux motifs peints sur le fuselage. Il est même prévu pour l’heureux acheteur une visite de l’usine américaine de Little Rock, Arkansas, où sera assemblé l’oiseau de 24 mètres de long.

Sur le volet juridique, pas d’objection.

Un mail de la direction juridique de Dassault

Selon la retranscription de la conversation, le commercial dit beaucoup « oui » à Julio Martin. Les paiements échelonnés et réglés via six sociétés distinctes enregistrées aux Seychelles et aux Émirats arabes unis, dont la principale n’a même pas de compte bancaire, ne découragent pas l’employé senior de la société cotée à la Bourse de Paris. Les lois antiblanchiment exigent pourtant une vigilance accrue dans l’identification du bénéficiaire d’une telle transaction. Or, quelques jours plus tôt, la direction juridique de Dassault a validé le montage peu orthodoxe par un mail lapidaire, synonyme de feu vert : « Sur le volet juridique, pas d’objection. »

Le 17 février 2022, Michael James Burke signe le contrat de 60,35 millions de dollars. Les enquêteurs s’étonnent aujourd’hui des paiements « extrêmement épars et fragmentés » de sociétés sans liens clairs avec l’acquéreur de l’appareil et sans que l’avionneur n’ait réalisé de vérifications suffisantes. « Ces éléments sont constitutifs de l’infraction de blanchiment », concluent-ils.

Lingots d’or et domaine viticole

À ce stade, l’identité du « client X » reste l’inconnue de l’équation. Les policiers dressent rapidement une liste des clients parisiens de Burke grâce aux carnets de son collecteur Damien Carew, sans trouver aucune trace de négociation d’avion dans les notes de l’homme de main. Mais dans le secret des conversations téléphoniques, les échanges entre le « client X » et Julio Martin sont abondants. Le lieutenant du réseau ne ménage pas ses efforts pour honorer les requêtes de ce commanditaire avide de discrétion.

Ledit commanditaire ne semble pas manquer de ressources en tout genre. Une entreprise de trading pétrolier est mise sur pied pour revendre son pétrole sur les marchés internationaux. Un mois après l’établissement du contrat d’achat avec Dassault, Julio Martin accueille à l’aéroport de Dubaï un autre trésor : douze lingots d’or importés d’Angola, d’une valeur supérieure à 600 000 dollars. L’entreprise à laquelle est destiné le pactole est établie à la même adresse que l’une des sociétés dirigées par Michael James Burke et mobilisée pour payer le Falcon 8X.

L’imprudence du lieutenant

Le « client X » a aussi confié à la bande de Dubaï la gestion d’un domaine viticole de plusieurs hectares entourant une vieille bâtisse de style hacienda à Mafra, à trois quarts d’heure de route de Lisbonne. Julio Martin s’est chargé de trouver une entreprise pour les travaux de rénovation. Les relations entre tous ces biens sont quasiment intraçables, tant les montages sont variés.

Mais le lieutenant polyglotte va commettre une imprudence : alors que les enquêteurs continuent de tirer le fil du chaos provoqué à Paris par l’ivresse du coursier Damien Carew, il s’offre en juillet 2022 un séjour sur l’île espagnole d’Ibiza. À l’aube, les policiers de la Guardia Civil, mobilisés par leurs homologues français, font irruption dans sa chambre d’hôtel. Juste après la perquisition, au téléphone, l’homme se rassure en même temps qu’il calme sa mère :

— De toute façon tu es tranquille, suppose Irina.
— Ah, moi, j’ai pas de stress, répond Julio. Au fond, j’ai pas de stress, mais du tout, tu vois ?
— Bah oui.
— Je pense que les mecs s’attendaient à trouver des sommes d’argent dans tous les sens dans la chambre. On est loin de ça, hein.
— Mais c’est toujours le même… euh…
— Bah, ce con de… ce con de Damien, exactement !

Un prix gonflé à 60 millions de dollars

Julio Martin se garde bien de préciser à sa mère que son fidèle BlackBerry Key2 a été saisi. Le téléphone à clavier désuet a vu passer toutes les passions de son propriétaire, de l’achat de cryptoactifs à la myriade d’actes de création de sociétés offshore au nom de Michael James Burke. Surtout, il a servi à tenir le « client X » au courant des progrès du contrat d’acquisition de son futur Falcon 8X. « Bonjour comment allez-vous ? lui écrivait Julio en février 2022. J’ai reçu le contrat de Dassault. Le mieux qu’ils peuvent faire c’est 60,5 M$. » Un tarif gonflé, 50 % plus élevé que le prix de base du jet privé. « Ils jouent sur le fait que [Michael Burke] ne soit pas le vrai UBO », explique le négociateur.

L’avion ne quittera jamais l’usine de Little Rock, Arkansas. Michael James Burke et Julio Martin n’ont pourtant pas chômé pour honorer les échéances. Malgré les 16,5 millions de dollars envoyés en neuf mois à la comptabilité de Dassault Aviation, les sources de financement de la bande de Dubaï se tarissent. La direction de l’avionneur, mise sous pression par l’avancée de l’enquête, est contrainte de coopérer et tient au courant la justice de tous les retards de paiement. Le 8 décembre 2022, le juge d’instruction ordonne la saisie des sommes versées par les sociétés de Burke.

Perquisition chez l’avionneur

Le lendemain, Dassault annonce aux enquêteurs l’abandon de la vente. Mais seuls 7 millions de dollars sont saisis par la justice. Les 9 millions restants sont dus à l’avionneur au titre d’une clause du contrat qui se révèle cruciale : toute résiliation entraîne la retenue de 15 % du coût total du jet d’affaires. Le 27 mars 2023, les bureaux de l’avionneur sont perquisitionnés et les mails internes saisis. Interrogée à plusieurs reprises par XXI, l’entreprise n’a jamais donné suite.

De leur côté, les deux hommes de Dubaï n’ont pas réalisé que Dassault Aviation était déjà dans les filets des enquêteurs, et s’agitent pour trouver les sommes manquantes. Quelques semaines avant l’annonce de la résiliation du contrat, Julio Martin doit supplier Razack Saka, dirigeant de la société béninoise de trading pétrolier Octogone, de régler 5 millions de dollars supplémentaires comme cela semblait avoir été convenu. Mais l’homme d’affaires refuse de s’exécuter. Furieux de l’insistance du lieutenant de Burke, Razack Saka avertit qu’il ne répondra plus qu’aux demandes de « Madame ». Le « client X » s’écrirait donc au féminin…

Fantasmes et chuchotements

« Police nationale, ouvrez la porte ! » Il est six heures du matin, le 12 avril 2023. Françoise Joly sort du lit et entrouvre la porte blindée de son appartement du 16e arrondissement parisien. La surprise est totale pour la représentante personnelle du président du Congo-Brazzaville. Cette femme de pouvoir, qui traite les dossiers internationaux les plus sensibles de la République du Congo, réside en France. Pourtant, l’éminence grise de Denis Sassou-Nguesso n’a à ce moment-là aucune immunité diplomatique enregistrée auprès du Quai d’Orsay.

Les fonctionnaires investissent l’appartement cossu, moulures au plafond et intérieur marbre. Peu connue du grand public, la quadragénaire suscite fantasmes et chuchotements depuis qu’elle a été nommée au cabinet du président congolais avec rang de ministre. 70 000 euros en petites coupures sont découverts sur une table basse, ainsi qu’un ordre de mission aux armes de la République du Congo, signé de la main du président lui-même.

En moins de trois heures, les 200 mètres carrés sont quadrillés. Un téléphone est saisi. Dans une armoire, un devis personnalisé pour le Falcon 8X et des documents d’une entreprise de Michael James Burke sont découverts. La conseillère est conduite en cellule de garde à vue, d’où elle est tirée pour un interrogatoire de deux heures.

Protéger le maître, une priorité absolue

Elle nie d’abord en bloc. « Je vous annonce que le téléphone de Julio Martin a été mis sur écoute », annonce sans patience un policier. La conseillère sait ce que la nouvelle signifie, car toutes les tractations réalisées à sa demande ont transité par cet appareil. L’échange se tend, mais Françoise Joly ne dévie pas de sa ligne de défense : Julio Martin est son gestionnaire personnel. Le domaine viticole près de Lisbonne, l’argent, le pétrole, rien de tout cela n’appartient au Congo. Quant au Falcon 8X, elle doit reconnaître qu’il intéresse Denis Sassou-Nguesso, mais seulement à titre prospectif, pour une future location.

Protéger le maître de Brazzaville, dont le nom a dominé presque sans interruption les intrigues à l’ouest du fleuve Congo depuis les années 1970, est une priorité absolue pour sa conseillère. Lancée en 2007, une procédure judiciaire française encore en cours a donné lieu à la confiscation de propriétés de dirigeants étrangers suspectées d’être le fruit de détournements de fonds publics. Cette affaire, dite des « biens mal acquis », a déjà permis la saisie de plusieurs biens du président congolais et de ses proches, à Paris comme ailleurs en Europe, et les a contraints à bousculer leurs habitudes françaises.

L’avion présidentiel vendu aux enchères

À cette menace pour le président de la République s’ajoute celle de Mohsen Hojeij. En 2013, cet homme d’affaires libanais a obtenu la reconnaissance d’une dette faramineuse de 1,5 milliard de dollars, intérêts compris, dus par l’État congolais pour de vieux contrats impayés. Depuis, il a lancé des dizaines de procédures de recouvrement d’avoirs. Le 5 juin 2020, l’infatigable créancier a obtenu la saisie de l’avion présidentiel congolais, un Falcon 7X à 25 millions de dollars cette fois, depuis revendu aux enchères. Et un projet d’acquisition d’un Falcon 8X serait nécessairement dans son viseur.

Désormais, chaque bien, chaque compte en banque lié au Congo-Brazzaville ou à la famille de Sassou-Nguesso fait l’objet d’une demande de gel de la part de Mohsen Hojeij. Est-ce pour éviter ces revers que Julio Martin et Michael James Burke ont été choisis pour servir de prête-nom ? Sur ce point, Françoise Joly ne répond pas à la police, et pas plus à XXI. Et le domaine viticole au Portugal ? « C’est le mien », rétorque-t-elle aux policiers, sur la défensive.

Du pétrole à prix avantageux

Passablement agacée, la conseillère se ferme lorsqu’il est question de pétrole. Une ressource qui, selon les chiffres de Bercy, a généré en 2023 un quart du PIB de la République du Congo, soit les deux tiers de ses recettes budgétaires et plus de 80 % de ses recettes d’exportation. Sur son téléphone, Françoise Joly a directement négocié avec Michael James Burke la possibilité qu’une société dubaïote qu’il dirige depuis 2019, Masono Oil Trading, puisse en acheter à la Société nationale des pétroles du Congo. Des tarifs avantageux étaient prévus pour que Masono puisse revendre le pétrole avec intérêts sur les marchés internationaux.

Mais la représentante personnelle du président congolais nie fermement avoir favorisé l’entreprise de Burke, malgré les révélations en ce sens d’un article du quotidien spécialisé Africa Intelligence (média du groupe Indigo, qui publie également la revue XXI). « Ce qui est écrit dans cet article est faux », lance Françoise Joly, alors que le projet de contrat confirmant le scoop est exhumé par le service technique de la police.

« Expérience très amère »

Deux choses sont en tout cas établies : Masono Oil Trading a eu accès à du pétrole congolais à bas prix ; et cette société a versé près de 3 millions de dollars à Dassault Aviation pour l’acquisition du Falcon 8X. Contactée par XXI, Claudia Lemboumba Sassou-Nguesso, influente conseillère du président, dit « ne pas avoir suivi le dossier ».

Signant le procès-verbal de son interrogatoire, Françoise Joly dénonce l’« expérience très amère » de la garde à vue. Depuis, elle se tient loin de la justice française. En mai 2023, l’avocat William Bourdon – qui avait pourtant été l’un des instigateurs de la procédure des « biens mal acquis » face à Denis Sassou-Nguesso – tente d’obtenir la restitution du téléphone professionnel de Françoise Joly, arguant que celle-ci est « en charge de dossiers sensibles et fondamentaux pour l’État du Congo ». Rien n’y fait. La présidence coupe les ponts avec les sociétés de Burke. Son entreprise Masono Oil Trading, qui s’était empressée de changer de nom après l’article d’Africa Intelligence, est écartée du marché pétrolier congolais.

Convoquée fin novembre 2024 au tribunal judiciaire de Paris en vue d’une mise en examen pour l’affaire du jet privé, la conseillère du président congolais ne s’est pas présentée au juge d’instruction. En visite officielle en France du 22 au 26 mai 2025, Denis Sassou-Nguesso doit rencontrer le président du Sénat, Gérard Larcher, puis Emmanuel Macron à l’Élysée. Françoise Joly sera présente. Elle s’est chargée du protocole.

infographie “un réseau occulte pour acheter un Falcon 8X”
Infographie : Quintin Leeds pour Revue21.fr
Épilogue provisoire

Un fait divers discret est relaté par Nice-Matin le 8 octobre 2024 : « Porsche, alcool, violences conjugales… la déchéance d’un golden-boy australien entre Monaco et la Côte d’Azur. » C’est le coursier Damien Carew, condamné à 28 mois de prison pour avoir frappé sa femme.

De son côté, Michael James Burke a été convoqué pour être mis en examen, le 6 juin 2023, par un juge d’instruction parisien. Il ne s’est pas présenté à la convocation et fait l’objet d'un mandat d’arrêt international. Il a également été mêlé à une autre affaire internationale de blanchiment, comme l’a révélé The Irish Independent en mai 2024.

Quant à Julio Martin, ses comptes bancaires français ont été saisis et il s’est présenté devant la justice pour y découvrir sa mise en examen. Sa mère Irina a vu une seconde fois la tranquillité de son appartement de Neuilly perturbée par les enquêteurs.

Contactés par XXI par l’intermédiaire de leurs avocats, ni Michael James Burke, ni Julio Martin, ni Damien Carew n’ont donné suite.

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