La chevauchée fantastique d’une camionneuse à travers le sud de l’Afrique

Écrit par Sophie Bouillon Illustré par Clément Paurd
La chevauchée fantastique d’une camionneuse à travers le sud de l’Afrique
Thandiwe vit en Afrique du Sud et conduit un quarante tonnes de vingt roues. La jeune femme effectue des voyages de 3 500 kilomètres qui la mènent jusqu’aux mines du Congo-Kinshasa. Au début, il suffit de suivre les autoroutes sud-africaines, mais peu à peu tout s’évanouit. Ne restent alors comme repères que ses compagnons de voyage, la confrérie des chauffeurs.
Paru en janvier 2012
Article à retrouver dans cette revue

C’est une histoire qui pue le cambouis, une histoire de femme africaine qui « ne passe pas ses journées à aller chercher de l’eau et à attendre que son mari rentre à la maison. Parce que c’est comme ça que vous nous imaginez, n’est-ce pas ?

— …

— Ça va pas non ! »

Ce soir-là, Thandiwe s’était vexée. Nous discutions dans une pizzeria bondée de la banlieue industrielle de Johannesburg, je venais de lui dire qu’elle n’était « pas comme les autres », elle m’avait fixée de ses grands yeux noirs : « Le monde est plein de belles choses et j’aurais pu passer ma vie sans les connaître. »

Elle avait continué : « Il m’arrive de pleurer dans mon camion parce que je me sens seule, mais il n’y a pas de liberté sans solitude. » Puis, entre deux bouchées de pizza, elle m’avait lancé : « Un esprit libre n’est jamais tout à fait en paix. » 

Je n’étais pas sûre d’avoir compris, mais elle n’a plus rien dit. Des enfants agités criaient, les clients se dépêchaient de rentrer chez eux avant la tombée de la nuit. Thandiwe aussi devait repartir sur les routes d’Afrique australe qu’elle bat depuis dix ans au volant de son quarante tonnes, un bloc de métal posé sur vingt roues, long de vingt mètres et couvert de bâches de plastique rouge. « Un jour, tu viendras avec moi. Tu comprendras. » 

Dans le sud du continent, elles sont trois femmes chauffeur routier. Thandiwe, 1,52 m, 50 kilos, a été la première à ouvrir la Trans­africaine, la route du Congo-RDC, la plus longue, la plus difficile, 7 000 kilomètres aller-retour, cinq semaines de voyage. Partout où elle passe, les gens se retournent et la montrent du doigt. Certains l’ont menacée : jamais femme ne poserait roue sur les routes, elle paierait un jour pour son insolence…

Thandiwe s’en fiche. À trente-et-un ans, elle n’a qu’une angoisse : ne plus parvenir à contrôler ce temps qui passe trop vite. « T’as vu, j’ai encore l’air jeune ! », dit-elle souvent en caressant ses longues nattes. Malgré son regard dur, malgré ses traits fatigués, c’est vrai qu’elle a l’air jeune. Sa taille est mince. Ses bras, qui sanglent et dessanglent le chargement, qui changent les immenses roues crevées, sont frêles.

Gamine, elle ne jouait pas à la poupée, « jamais ». Elle préférait l’athlétisme, parlait trop pour une fille et rêvait de partir à l’aventure « comme les hommes ». De son enfance à Ndola, la capitale de la ceinture de cuivre en Zambie, elle a gardé en tête les images des norias de camions chargeant le minerai pour l’emporter « ailleurs », au-delà de ces hauts terrils qui lui barraient l’horizon.

Elle a voulu rouler. Et n’a rien entendu d’autre.

« Ça coûte cher les études de pilote ? »

Kilomètre 500, neuvième heure de route. « Dis, tu dors pas ? Il faut me tenir compagnie. Parle-moi, raconte-moi l’Europe… Il y a des guerres ? Tu crois que les gens sont plus heureux là-bas ? » L’autoroute sud-africaine est lisse, droite. Des voitures doublent, le soleil se couche, les feux orangés des lampadaires frappent l’asphalte à un rythme cadencé, hypnotique. Thandiwe s’accroche à l’horizon. L’air est frais, elle est fatiguée.

Rentrée la veille de son précédent périple, elle s’est endormie habillée sur le canapé de sa « sœur », une amie qui élève sa fille de dix ans dans une banlieue de Johannesburg. Au petit matin, le camion était chargé, il fallait repartir. Elle n’a pas pu assister à la victoire de sa fille au concours de beauté du supermarché du coin. « En colère », la petite Likisha, qui rêve d’être pilote d’avion, lui a dit que « chauffeur routier, c’est vraiment trop nul ». « Tu crois que ça coûte cher les études de pilote ?, demande ­Thandiwe. Je mets de l’argent de côté, elle passe le bac dans dix ans, ça laisse un peu de temps… »

À l’intérieur de la cabine – deux larges sièges et deux minuscules couchettes –, la camionneuse a rangé sa valise bleue et sa petite trousse de ­toilette. Elle a aussi entassé sacs de pommes de terre, œufs, casseroles, assiettes… La route est ­longue, il faut tout prévoir. Elle doit acheminer vingt-huit tonnes de chaux jusqu’à une mine congolaise au cœur de l’Afrique, et ramener vingt tonnes de cobalt en Afrique du Sud, au port de Durban, sur l’océan Indien.

Le camion est son refuge, un ami. Elle lui parle pour passer le temps, le dispute quand il n’avance pas assez vite, lui confie tous ses secrets. « Attends, si tu veux on peut chanter. » Thandiwe attrape un CD de gospel, la musique emplit le camion. Elle se revoit à l’église, dans la chorale avec sa sœur, quand elles chantaient « Ne sois pas surpris, peu importe ce que tu trouveras/ Sous ses ailes d’amour, Dieu prendra soin de toi./ Chaque jour, sur le chemin, Dieu, c’est tout ce dont tu auras besoin. »

La musique s’interrompt. « Tu vois les petites lumières, au fond ? C’est une station-service, on va s’y s’arrêter pour dormir. » Les derniers kilomètres sont longs, douloureux. Clignotant, parking. Il est une heure du matin. Il faut repartir dans deux heures pour arriver au plus tôt à la frontière du Zimbabwe. On ne met pas de réveil ? « Pas la peine, j’ai l’habitude. »

« Demain, tout peut arriver »

Kilomètre 700, frontière du Zimbabwe. Le camion entre à l’aube dans la petite ville de ­Musina. Les rues sont silencieuses, les rideaux encore baissés, quelques fermiers conduisent des pick-up chargés d’ouvriers noirs. Longtemps, des milliers de Zimbabwéens étranglés par les pénuries venaient se procurer ici du pain, du sucre, de la farine ou de l’huile pour alimenter le marché noir. Le pays va mieux et les Zimbabwéens franchissent maintenant la frontière pour se fournir à bas prix en baskets Nike, meubles en contreplaqué, matelas, produits de beauté ou batteries de voiture.

Dans la ville aux bonnes affaires, Thandiwe cherche du carrelage et des éviers en inox pour son futur restaurant. D’ici trois à quatre ans, elle espère avoir assez économisé pour abandonner la route. « Couleur crème ou blanc cassé ? », demande-t-elle en brandissant deux plaques de carrelage dénichées dans les méandres d’un magasin de bricolage. Son restaurant sera « classe, pas un de ces restos de ­routiers dégueulasses », pour assurer l’avenir de sa fille. « On est en Afrique, demain tout peut arriver. »

Un immense parking routier, protégé par des barbelés, est installé à la sortie de Musina. Chaque société de transport a sa propre aire, mais les chauffeurs se retrouvent souvent dans un petit restaurant où ils regardent le foot à la télé et cuisent des merguez. Ils s’approvisionnent dans une obscure petite épicerie tenue par un Pakistanais. En vrac sur les rayons : de l’anti-moustique, des bouteilles de gaz, des poulets congelés, des petites culottes en dentelles, des sacs à main en faux cuir, des copies de chaussures à talons… Thandiwe s’amuse : « Des cadeaux pour leurs petites amies du parking. Elles sont de plus en plus difficiles à contenter ! »

Des chauffeurs sont là depuis cinq jours. Au bureau des douanes, les agents se targuent ­d’accélérer, par galanterie, le dossier des femmes.

Le Zimbabwe est à deux kilomètres. Il fait chaud, la poussière s’envole en tourbillons. Ils sont deux cents camionneurs sur le parking à attendre leurs papiers. Plusieurs se sont installés dans le creux des troncs de baobabs pour faire une sieste. Comme tout le monde, Thandiwe attend. Elle doit faire enregistrer son chargement par les douanes sud-africaines et zimbabwéennes, faire tamponner son visa, payer la taxe environnement et l’assurance zimbabwéenne qui n’assure pas, faire peser et scanner le camion et, enfin, signer un faux ­certificat médical.

Des chauffeurs sont là depuis cinq jours. Au bureau des douanes, les agents se targuent ­d’accélérer, par galanterie, le dossier des femmes. Ils ont « pitié d’elles », disent-ils. Thandiwe se moque : « Pitié ? Et quoi encore ? Tu ne veux pas dire que je t’ai filé 200 rands pour accélérer le mouvement ! » Profil bas. On lui promet qu’elle pourra partir le lendemain. 

Elle est pressée. Comme tous les chauffeurs, elle est payée au voyage et touche une prime de 6 000 rands (600 euros) pour le Congo, le double des autres destinations. Ses collègues vont la détester de la voir partir avant eux, tant pis. Le mois ­dernier, l’un d’eux lui a volé de l’essence pour qu’elle tombe en panne et soit retardée. Ce jour‑là, elle a pleuré.

La chanson de Titanic comme sonnerie de portable

De retour des douanes, elle salue Mister ­Justice, un collègue et ami, un « ancien » de quarante-deux ans au ventre arrondi qui rêve de prendre sa retraite dans sa ferme pour « profiter de la vie en allant chercher des œufs le matin ». Elle lui refourgue quelques cartons de carrelage et rencontre, pour la première fois, Madame Justice.

Madame Justice habite à Mutare, la grande ville de l’est zimbabwéen. Quand elle le peut, elle embarque dans un bus pour la frontière sud-­africaine où elle retrouve son homme. Elle fait le chemin de retour dans la cabine du camion. En tout, quelques milliers de kilomètres. « C’est un peu compliqué, concède-t-elle, mais c’est le seul moyen de faire prospérer notre amour! » 

Mister Chance se joint à la discussion. Il vient du Malawi et n’a pas vu son épouse depuis neuf mois. Lui aussi a essayé de voyager avec sa femme : « Mais ça a été la crise. » Madame Chance est très jalouse. « Elle est allée demander à toutes les filles des parkings si elles avaient déjà eu affaire à moi ! Je me cachais dans ma cabine ! » Hilarité générale. Un chauffeur le taquine : « Et alors, Madame Chance a ramassé des preuves ? » Monsieur Chance est un grand romantique. Admirateur de Céline Dion, il a choisi la chanson de Titanic comme sonnerie de portable. Il sonne toutes les heures : Madame Chance veut être rassurée.

Thandiwe reçoit un message de son mari, Patrick, chauffeur, comme elle. Son pseudo, « My Love », s’affiche sur l’écran du téléphone rose fluo. « Tu me manques, j’ai envie d’avoir des enfants de toi », écrit-il. Elle lui répond qu’elle vient d’acheter du carrelage et des sacs de ciment pour le restaurant. « Après tout, il sait qui il a épousé… », dit-elle.

Le couple se suit parfois, chacun au volant de son camion, jusqu’au Congo. Elle fait la cuisine sur le Butagaz, il l’aide avec le chargement. Là, Patrick est bloqué en Zambie depuis plus d’une semaine, une histoire de levier de vitesse. Si elle se dépêche, ils pourront se croiser.

« Ne jamais avoir peur »

Kilomètre 1 000, Zimbabwe. Les campagnes assoiffées et silencieuses du pays de Robert Mugabe, le président zimbabwéen, défilent à toute vitesse. Pas le temps de s’arrêter, pas le droit non plus. Le Zimbabwe, toujours en crise et rongé par la pauvreté, est dangereux. Au sud, les chauffeurs sont attaqués par des gangs qui les dévalisent, plusieurs ont été tués pour leurs chargements. Au nord, les lions affamés sont redoutés. Il faut rouler, avancer au plus vite, traverser le pays comme s’il était un no man’s land.

Nous roulons depuis seize heures quand le camion se met à tressauter et à souffler. Il ralentit, semble refuser d’avancer. Thandiwe écrase l’accélérateur, frappe le volant, s’énerve. « Tu veux pas que j’aille voir mon mari, c’est ça ? » De l’air s’est introduit dans le moteur, rien à faire. Il est près de minuit. Impossible de s’arrêter : les aires de pique-nique sont des coupe-gorges. Le camion se traîne. La route, encombrée par le trafic, se fait de plus en plus étroite, les rétroviseurs se frôlent. Dis, ­Thandiwe, tu n’as pas peur ? « Jamais. Il ne faut jamais avoir peur, sinon tu n’avances plus. »

« Faut que j’aille voir mon mari »

Kilomètre 1 700, frontière de la Zambie. Depuis la ville de Musina, Thandiwe a conduit trente heures sans relâche, en silence, rivée au volant, absorbée par les toussotements du camion. Elle est épuisée, ne consent qu’à un bref arrêt forcé dans la montagne aux lions, au bord du lac Kariba, près de la frontière : il faut laisser s’échapper l’air du moteur. Le soleil est au zénith, la chaleur ­tambourine à la fenêtre. Des touristes européens en bus tentent d’apercevoir des animaux sauvages. « Ah, ils reviennent, c’est bon signe ! » À l’horizon, en bas de la montagne sertie de baobabs, soixante-quinze camions sont alignés en enfilade. De l’autre côté des eaux du Zambèze, la Zambie.

D’un coup, tout s’accélère. Fébrile, Thandiwe sort de la route défoncée pour remonter par le bas-côté la file de camions. « Faut que j’aille voir mon mari ! » Les poids lourds en train de griller au soleil sont dépassés un à un. « Désolée, faut que j’aille voir mon mari ! Il m’attend ! »

Arrivée au poste de douane, elle glisse discrètement un billet au responsable, puis traverse le majestueux pont-frontière. Elle est ­sortie du ­Zimbabwe, n’est pas encore en Zambie. Elle ­s’arrête. Il faut faire vite. D’un coup de hanche, le tissu africain qu’elle portait est remplacé par un jean moulant. Thandiwe s’inspecte dans les larges rétroviseurs du camion. Ses grands yeux ont perdu leur éclat. Qu’importe, elle bout ­d’impatience : « On ne va pas voir Patrick longtemps… mais, tu comprendras, il en vaut la peine. »

Patrick lui a appris le métier, même si elle ne l’avouera jamais.

Son mari l’attend à deux cents kilomètres de là, près des chutes Victoria. Le temps d’obtenir les papiers de la douane, elle a une journée de ­disponible. Elle abandonne son camion, un ami la prend en stop. Assise dans la remorque du pick-up, elle se laisse conduire. Le véhicule tressaute sur les nids de poule béants, le conducteur jure : « Bon Dieu, mais c’est quoi ce pays ? » Thandiwe est heureuse, elle rit. « Il n’est jamais allé au Congo lui, sinon il serait content d’être Zambien. »

Patrick l’étreint : « Tu m’as manqué. » ­Casquette et t-shirt de l’équipe de football du Zimbabwe, c’est un calme. Ils se sont rencontrés il y a dix ans lorsqu’elle était en formation. Patrick lui a appris le métier, même si elle ne l’avouera jamais. «Elle n’aime pas écouter les hommes, mais là elle n’avait pas le choix. »

« Vous ne pourrez jamais changer une roue ! »

Enceinte, Thandiwe venait de quitter son ­premier mari – « Il ne me respectait pas » – et d’abandonner des études de marketing. Manque d’argent, envie d’être indépendante, elle avait ­postulé à un emploi de routier dans une entreprise de transport en Zambie. Le « boss », un Blanc, était resté perplexe en la voyant débouler : « Vous ne pourrez jamais changer une roue ! » Après une semaine d’entraînement acharné, elle était ­revenue faire ses preuves. Conquis par sa volonté, le « boss » l’a embauchée. Séduit – « Aujourd’hui, elle conduit mieux que les hommes, ça les rend fous ! » –, Patrick l’a épousée. Ils se sont mariés en 2007 selon la ­tradition. Thandiwe a accepté son futur mari, allongée à terre en femme soumise et dotée, « parce que ça se fait comme ça », dit-elle. Ils n’ont invité aucun chauffeur, elle a refusé : « Les hommes sont de vraies commères, pires que de vieilles concierges enceintes ! »

Le téléphone rose sonne. Un ami de la société de transport de Johannesburg veut la prévenir : par vengeance, un collègue lui aurait jetée un mauvais sort. De retour du dernier voyage au Congo, l’homme était ivre et Thandiwe l’a laissé seul, enfreignant les règles de sécurité : les camions chargés de cobalt circulent en convoi afin de limiter les risques de braquage. Elle met le haut-parleur : « Je veux juste te mettre en garde, Thandi. Ce mec vient du Malawi, c’est le pays de la magie noire, il ne rigole pas, il est furieux. Il dit qu’il a failli se faire virer à cause de toi. Fais attention… »

Elle raccroche, se tourne vers son mari. Silence dans la cabine. « Arrête, tu ne vas pas croire à ces bêtises ! Tout ça, c’est du vent. » Patrick est inquiet, le rendez-vous est gâché. Il lui fait promettre de « lire la Bible tous les soirs », ils s’enlacent rapidement, les phares rouges de son camion s’éloignent dans la nuit. Ils se recroiseront peut-être dans un mois…

« Celle que l’on aime »

Kilomètre 2 350, nord de la Zambie. Il a fallu cinq jours pour traverser la Zambie et faire enfin réparer le camion. Nous sommes à Ndola, la ville d’origine de Thandiwe. Les mécaniciens vident le réservoir, un caillou minuscule est à l’origine de la baisse de régime. « Si ça se trouve, quelqu’un l’a glissé exprès pour me ralentir », soupçonne-t-elle.

Elle a grandi ici, dans une ancienne cité-ouvrière pour les employés des mines. Sa mère, Jeanne, s’y est installée en 1991 alors qu’elle se séparait de son mari. Thandiwe avait onze ans et, déjà, elle apprenait à ignorer les qu’en-dira-t-on des voisins. Elle propose d’aller la saluer, embarque un poulet vivant, quelques œufs et une bouteille de vin rouge.

La grande maison est poussiéreuse. Des pigeons ont fait leurs nids dans les conduits d’aération, ils apportent un peu de vie. Sur le buffet de la salle à manger couvert d’un napperon en dentelle, Jeanne a gardé sa photo de mariage. Les jeunes époux ont une coupe afro des années 1970 et se regardent droit dans les yeux comme deux boxeurs avant le combat. « Le père de Thandiwe était un homme bon, mais il aimait trop les femmes. » Il a eu dix-sept enfants, peut-être même plus, ajoute ­Thandiwe : « On en a découvert deux autres le jour de son enterrement… » Son père a choisi son prénom, elle n’a jamais compris son choix : « Thandiwe veut dire “celle que l’on aime”… »

Divorcée – « Dieu n’autorise pas la polygamie » –, Jeanne a élevé seule ses six enfants. Infirmière, elle partait après son travail vendre des légumes et des vêtements d’occasion au marché. Ses enfants sont allés à l’école « chez les Blancs ». Deux sont morts de « la nouvelle maladie », le sida. La plus jeune a succombé sous les coups de son mari. « Dans le quartier, on me prend pour une asociale », dit la vieille dame qui « n’a aucune envie de rencontrer un autre homme ». Elle part dans un grand éclat de rire : « Je n’en rêve même pas ! »

« Bonne route, femmes ! »

Kilomètre 2 400. La route est barrée par un contrôle. Mains dans les poches, képi sur la tête, un policier zambien s’approche, se hisse pesamment sur le marchepied, lève les yeux sur Thandiwe tout en lançant son habituel « Good morning… » et s’interrompt aussitôt, interloqué : « Mais… vous êtes une femme ? » Il se tourne, interpelle un collègue : « Hey, viens voir ça ! C’est une femme qui conduit ! » Thandiwe s’énerve : « T’as jamais vu de femme ?

— Si, si… Mais… T’es si petite, dans ce gros camion ! Et vous allez où comme ça ?

— Au Congo.

— En République démocratique du Congo ?! Mais t’as pas peur ? Eh, écoute ça, elle va au Congo ! Et “muzungu” aussi ? 

— Et oui, la Blanche aussi… T’as fini ? On peut y aller ?

— Oui, allez-y. Bonne route, femmes ! »

Le policier n’a pas regardé les papiers du ­véhicule. Thandiwe remonte sa vitre crasseuse et ­redémarre brusquement : « Imbécile ».

« Sortez-moi de là ! »

Kilomètre 2 500, frontière du Congo. « Impressionnant, n’est-ce pas ? » Le poste s’appelle Kasumbalesa. Des géraniums ont été plantés autour du bâtiment neuf des douanes. Sept cents camions attendent de passer au Congo, autant patientent dans l’autre sens. Alignés au pied des poids lourds, des bars obscurs avalent les clients, des boîtes de nuit crachent des tubes américains, des restaurants exhalent leurs odeurs de graisse. À chaque porte, des filles en mini-jupes font le guet.

Kasumbalesa est un carrefour, une tour de Babel. Les camions viennent d’Afrique du Sud, du Zimbabwe, du Malawi, de Tanzanie, du Kenya… Les chauffeurs sont Zambiens, Éthiopiens, ­Somaliens, Congolais… Des remorques portent l’inscription « In God we trust », d’autres « In Allah we trust ». De la musique arabe sort d’une cabine, un conducteur à dreadlocks chante “No Woman No Cry”, un autre tente de capter un programme en swahili à la radio. Des Masaïs armés d’une lance se promènent, oreilles percées, en sandales et longues tuniques rouges : ils ont abandonnés leurs villages et leurs hauts plateaux verdoyants à 3 000 kilomètres de là pour venir vendre leur médecine traditionnelle.

Mister Chance est là et nous attend. ­Thandiwe s’enfonce dans l’entrelacs de camions. Une forte odeur d’acide et d’œuf pourri mêlés prend à la gorge : « L’hydroxyde de cobalt », explique-t-elle, le minerai tiré des mines du Congo.

Excepté une poignée de camions tanzaniens chargés de margarine, d’huile et de sucre, les poids lourds transportent le matériel destiné aux mines : des piliers de soutien, des parties de tractopelles, des cargaisons d’acide sulfurique, de sacs de chaux… À leur retour du Katanga, la province minière du Congo, ils rapporteront du cuivre et du cobalt. Cent quatre-vingts véhicules chargés de minerais franchissent chaque jour le poste. Une cargaison de cobalt vaut 500 000 dollars, une de cuivre environ 300 000 dollars. Soixante-douze millions de dollars sortent chaque jour de ce pays, le plus grand d’Afrique et l’un des plus pauvres au monde, par le seul poste-frontière de Kasumbalesa.

Ce soir, c’est cinéma nigérian sous les étoiles.

Les camions rangés en lignes serrées sous la lumière froide des projecteurs dessinent un immense labyrinthe. Des gamins vagabondent entre les froides carcasses, mains tendues vers le ciel, yeux levés vers les fenêtres des conducteurs. « Ne va pas leur parler, ils ne nous lâcheront pas sinon. » Nous déambulons, un peu perdues. Quand nous tombons sur Mister Chance, il prépare le thé : « Alors, les filles ! Vous êtes en retard pour le film ! » De sa cabine, il a sorti trois chaises de camping. Sur une grosse caisse à outils, il a disposé des biscuits, un assortiment de cafés, thés, sucre blanc, sucre roux et un lecteur DVD portable. Ce soir, c’est cinéma nigérian sous les étoiles.

« Il faut savoir attendre »

Le lendemain, jour de départ, il manque une signature. Le surlendemain, le garde-barrière décide brutalement de fermer la frontière avec deux heures d’avance. Le troisième jour ­pourrait être le bon, mais Thandiwe reçoit ordre de ­s’arrêter. Un chauffeur de sa société s’est endormi au volant et a défoncé une maison, cinq personnes ont été tuées. Les villageois excédés ont vidé en deux heures le chargement, quarante tonnes de cuivre, et juré de venger leurs morts. La route est coupée. Il faut attendre que les esprits s’apaisent, que ­l’asphalte plonge dans l’obscurité.

Himonga, un ancien collègue de Thandiwe, philosophe : « Les femmes sont bien meilleures que les hommes pour ce métier, elles sont beaucoup plus patientes. Ce n’est pas une question de muscle, il faut savoir attendre. » Assis sur un bout de ­trottoir, Himonga et Thandiwe papotent. Lui aussi doit rejoindre la mine de Mutanda, son « pire ­cauchemar ». Immense et gras, Himonga déteste son métier. Il voulait être officier dans l’armée ­zambienne. « J’en ai maaarre !, hurle-t-il, bras au ciel. Sortez-moi de là ! Je veux vivre ! Emmenez-moi ! Je veux rentrer chez moi… » 

Un petit bonhomme passe par là, une vieille balance Siemens sous le bras : « Bonjour, cette balance du futur peut mesurer votre pourcentage d’eau, de graisse et de muscle et vous dire si vous faites le poids idéal pour votre taille. » Himonga le regarde, perplexe. Le bonhomme poursuit son argumentaire : « Regardez, c’est allemand. Pour 1 000 francs (0,80 euros), cette balance vous aide à surveiller votre bonne santé comme en Europe. » Un camion éthiopien crache un lourd nuage de fumée noire, on tousse. Himonga chasse le ­bonhomme : « Laisse tomber ma santé, mec… Je viens de perdre trois années de vie. »

« Ne t’inquiète pas, Dieu est là »

Kilomètre 3 000, au Congo. « Viaaaaaaande ! » Thandiwe pile d’un coup. Elle vient d’apercevoir deux villageois en train de suspendre une antilope à une branche et bondit hors du camion : « Quelle chance ! Elle est encore vivante, elle se conservera. Fais pas cette tête ! Dans la mine, on ne trouvera rien à manger. » L’antilope, terrorisée et blessée à la patte est balancée dans une caisse à l’arrière, où se promènent déjà quatre poulets achetés en ­Zambie. La mine est à 400 kilomètres, la route disparaît sous les roues du camion.

On distingue vaguement, sur dix mètres noyés sous la piste, l’ancienne voie goudronnée de la Transafricaine. Terminée dans les années 1960, elle reliait l’Afrique du Sud à l’Angola. Les rares camions qui y passaient pesaient sept tonnes, ils sont maintenant deux cents à l’emprunter chaque jour et traînent jusqu’à soixante-dix tonnes de chargement. Le goudron n’a pas supporté, les ponts non plus. Pour traverser un affluent du fleuve Congo, il faut embarquer sur un bac ­brinquebalant. Il y a deux semaines un poids lourd est tombé, vingt tonnes d’acide se sont déversées dans le fleuve. « C’était pas de chance », comme on dit.

Elle égorge ­l’animal. Le sang s’écoule doucement sur la terre orange.

Une fois passée la ville de Likasi, après la grande forêt sans oiseaux, la route n’existe plus. Les pneus dérapent dans trente centimètres de terre, le camion tombe dans des trous invisibles, les sacs volent dans la cabine, les œufs se brisent, les canettes de soda sont autant de projectiles qu’il faut esquiver. Thandiwe s’agrippe au volant. Les coups viennent de partout. Le camion rampe à cinq kilomètres par heure. Il faut contourner les ­nombreux véhicules en panne ou renversés.

Un bus local, couvert de matelas, de pneus, de bidons d’essence et de meubles, double en soulevant un nuage de poussière. La terre s’engouffre dans la cabine, l’air est suffocant. Pour respirer, il faut porter un masque. L’antilope blessée halète. ­Thandiwe s’arrête, attrape un long couteau et ouvre sa porte. La forêt est silencieuse. Elle égorge ­l’animal. Le sang s’écoule doucement sur la terre orange.

Ce matin, l’aube est belle et trois oiseaux noirs traversent le ciel. Il reste soixante-dix kilomètres, huit heures de route. À chaque tour de roue, le camion claque et craque dans un bruit assourdissant. Sur la carte, la mine de Mutanda est toute proche.

En plein cœur de la forêt, des milliers de ­squatteurs ont construit des baraques en plastique et en bois. Chassés par la guerre, ils sont arrivés ici avec leurs familles, alors que les cours du cuivre et du cobalt ont envahi les écrans des traders de Wall Street. Ils travaillent à la mine ou sont clandestins, ils fouaillent la terre malade de sa richesse. Leur misère se fond dans la ­saleté. Quelques « hôtels », de simples cabanes ­couvertes de bâches orange, accueillent les acheteurs ­illégaux de ­minerais. Des dizaines d’adolescents à ­l’allure de fantômes poussent sur la route des vélos ­écrasés par le poids du charbon de bois qu’ils partent vendre. Noyés dans la poussière opaque, ils ­apparaissent au dernier moment. « Ne t’inquiète pas, Dieu est là », souffle Thandiwe.

À l’orée de la forêt, trois soldats et une pancarte : « Péage devant ». Pour la route invisible, il faut payer 200 dollars par camion.

« Mais voyons, on fait des milliards ! »

Kilomètre 3 700, mine de Mutanda. Cela fait maintenant six jours que nous sommes bloquées à la mine dans notre bleu de travail et nos bottes en plastique. Il a fallu attendre pour décharger la chaux, il faut attendre pour charger le cobalt.

Le soleil frappe le sol, il n’y a pas d’ombre, plus d’eau. Les gros containers de l’aire de stationnement sont vides, le camion-citerne s’est brisé sur la route, « c’était pas de chance ». Il nous reste un ­poulet et un grand sac de maïs. La poussière des terrils s’immisce dans les moindres recoins. Les masques sont indispensables. Il n’y a pas de toilettes. La forêt autour attend la prochaine saison des pluies pour propager le choléra.

Une centaine de chauffeurs bivouaquent sur le parking de la mine. Mister Chance, Mister Justice et Himonga sont là. « Mutanda, c’est pas pour les humains », disent-ils. Un Blanc passe en 4x4, s’arrête, il vient chercher « muzungu », la Blanche : « Je vous ai vue en passant, j’ai réfléchi, j’ai fait demi-tour, vous ne pouvez pas rester là. Venez avec moi, vous prendrez une douche chaude et un bon repas. » 

« Notre premier client est Apple. Ils ont besoin en grande quantités de ce cobalt, l’un des plus purs au monde, pour les batteries de l’iPhone. »

La Blanche ne peut pas « rester là », ­Thandiwe, elle, n’est pas invitée. Je la regarde : « Vas-y, vas-y ! Tu verras l’autre côté, tu me raconteras demain », dit-elle en fourrant mes affaires dans un sac. « Ramène-moi une bouteille de vin, j’aime bien le rouge… »

Le 4x4 passe la barrière, entre dans la citadelle dirigée par Anthony, un Belge né à ­Kolwezi. Le directeur est ravi d’avoir un peu de visite. Très décontracté, chaîne en or autour du cou et chemise Façonnable, Anthony assure qu’il ne quitterait le « bordel congolais » pour rien au monde. Il est enthousiaste à l’idée de montrer sa mine, « l’œuvre de sa vie », et de faire visiter le quartier des expatriés : une salle de billard, une bibliothèque, une piscine, une ferme de crocodiles avec fausses cascades et petite rivière décorative. Il a fallu faire venir un spécialiste d’Afrique du Sud en avion, car « les crocodiles étaient en train de mourir ». Bientôt, il y aura un golf à cinq trous. « Si on n’occupe pas nos gars, ils vont devenir fous. »

Derrière la colline, la scène donne le vertige. La mine éventre la forêt. De gigantesques tractopelles labourent une carrière béante de soixante-cinq mètres de profondeur. Le gisement recèle un mélange de cuivre, fer, nickel, soufre et cobalt, il est exploité depuis cinq ans. Vingt-cinq ans ­d’extractions intenses sur ses trois kilomètres de long seront nécessaires pour l’épuiser.

Anthony ramasse une pierre verte : « Notre premier client est Apple. Ils ont besoin en grande quantités de ce cobalt, l’un des plus purs au monde, pour les batteries de l’iPhone. » Mutanda est la deuxième mine du Katanga. Des centaines de millions de dollars ont été investis. Les énormes sacs de minerais reposent en tas à perte de vue. « Il doit y en avoir pour des millions ? » « Des millions ? Mais voyons, on se fait des milliards ! », ­s’exclame Anthony. Il faut faire vite, prendre tout ce qu’il y a à prendre : « On est en Afrique, demain tout peut arriver. »

Seule et libre

Thandiwe avait prononcé la même phrase sur la route. En ce milieu d’après-midi, elle doit être assise sur une natte en osier posée entre deux camions, elle cuisine sans doute, elle dit toujours que ça l’occupe. Je crois surtout qu’elle s’imagine le foyer qu’elle n’a jamais fondé. Les hommes – ­Mister Chance, Mister Justice et Himonga – sont probablement autour d’elle. Pour dîner, ils auront du ragoût de poulet ou du porridge de maïs. Ils ­doivent se plaindre de la chaleur et de la poussière. Je les entends encore dire que « Mutanda est la pire des mines de la région », qu’on les « traite comme des ­animaux », qu’ils ont « perdu confiance » dans l’Afrique en découvrant le Congo.

Ils se disputeront pour savoir si c’est la faute des Blancs ou de leurs gouvernements. Ils diront que « l’homme est allé trop loin dans le malheur », que « c’est trop tard », qu’on « ne pourra plus faire marche arrière ». Himonga s’emportera en hurlant qu’il n’en peut plus de respirer cette « merde » qui le « rend stérile », qu’il est encore jeune, qu’il n’a pas envie de mourir. Mister Justice se plaindra de son mal de dos pour ne pas faire la vaisselle. ­Mister Chance préparera un thé au lait en écoutant Céline Dion. Thandiwe fera chauffer de l’eau sale sur le Butagaz parce qu’elle ne « peut vraiment pas se laver à l’eau froide » et ira lire la Bible sur sa ­couchette, seule, libre, à l’abri des regards.

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