Chaque année, les pèlerinages à La Mecque attirent des millions de fidèles. En 2016, le photographe italien Luca Locatelli a eu la possibilité de saisir cette dévotion, sur fond de centres commerciaux tentaculaires, de gratte-ciels et d’hôtels de luxe. Ou comment la ville la plus sainte de l’islam est aussi devenue une manne économique pour l’Arabie saoudite.
Effectuer le hadj – le pèlerinage de cinq jours dans les lieux saints de La Mecque, en Arabie saoudite – est l’un des cinq piliers de l’Islam : tout musulman en ayant les moyens doit le faire au moins une fois dans sa vie. Selon les autorités saoudiennes, plus de 1,8 million de pèlerins y ont pris part en 2024. « Le nombre de personnes désirant se rendre dans la ville de naissance du prophète Mahomet et pouvant se le permettre a fortement augmenté ces dernières décennies » , explique le photographe Luca Locatelli. Face à la demande, le royaume a donc investi massivement pour augmenter et adapter les infrastructures. « Au premier plan de cette image, on voit l’immense gare routière qui accueille les fidèles arrivés par avion à Djeddah. » Du haut de ses 601 mètres, la Makkah Clock Royal Tower surplombe la célèbre Masjid al-Haram (« la Mosquée sacrée »). Propriété du gouvernement, c’est le plus haut immeuble d’Arabie saoudite et le sixième dans le monde. Inauguré en 2012, il abrite sur 32 000 mètres carrés des hôtels, un centre commercial de cinq étages et un parking pouvant accueillir plus de mille véhicules. Son horloge de 50 mètres de diamètre est six fois plus grande que celle de Big Ben, à Londres. Avant d’entrer dans la ville sainte, interdite aux non-musulmans, les pèlerins ont revêtu l’ihram, tenue se composant de deux pièces de tissu blanc. « La prière vient de se terminer. Avec leurs mégaphones, des soldats dirigent les flux de fidèles vers les hôtels ou les maisons d’hôtes. Ils crient en arabe, mais les pèlerins viennent de toute la planète, et tous ne comprennent pas » , relate le photographe italien. Pour tenter de rafraîchir la foule, les rues sont équipées de ventilateurs. Cette année, le hadj – dont la date est déterminée selon le calendrier musulman, basé sur les cycles lunaires – s’est déroulé 14 au 19 juin. Les températures dépassant les 50°C ont fait plus de 1300 morts, selon le décompte des autorités saoudiennes. « 83% de ces personnes n’étaient pas autorisées à accomplir le hadj » , ont-elles précisé à SPA, l’agence de presse officielle du royaume. Chaque année, des dizaines de milliers de musulmans participent au pèlerinage sans l’autorisation délivrée sur la base de quotas – qui donne notamment accès aux infrastructures climatisées. « Ceux qui croient que les fidèles arrivent à la Mecque à dos de chameau vont être déçus. Mais imagine-t-on encore un catholique arriver à cheval sur la place Saint-Pierre de Rome ? » s’amuse Luca Locatelli. À l’époque où cette photo a été prise, en 2016, les opérateurs de la salle de contrôle de La Mecque surveillaient les images de plus de 5 000 caméras disséminées dans la ville. Leur nombre aurait depuis été multiplié par huit. « C’est aussi de ce lieu stratégique que les images des prières sont retransmises en direct partout dans le monde. Je n’ai eu aucune difficulté à obtenir l’autorisation d’y prendre des photos. Les autorités saoudiennes étaient contentes de me montrer leurs installations. » L’année précédente, un mouvement de foule avait tué plus de 2300 fidèles. « Les caméras sont équipées de zooms qui permettent de voir à plusieurs kilomètres de distance, on les utilise normalement pour regarder les étoiles. Il s’agit vraiment d’un pèlerinage high-tech. » « Cette photo a été prise depuis la suite du Sultan de Brunei qui se trouve au sommet de la Makkah Clock Royal Tower. On y voit tout le site de La Mecque » : l’esplanade de la mosquée al-Haram – la plus vaste de la planète – et, en son centre, la Kaaba (« le cube »), vers laquelle les musulmans du monde entier s’inclinent pour prier. Haute de 14 mètres, soit plus qu’un immeuble de trois étages, elle semble ici minuscule. « De cette perspective, La Mecque ressemble à un paysage tiré de l’univers de Star Wars. Routes, centres de santé, transports publics : la ville sainte est en chantier permanent, il y a des grues absolument partout. Face à la demande gigantesque, le pays qui ne recevait que 50 000 pèlerins dans les années 1950 a dû s’adapter. Des investissements considérables ont été effectués, transformant le petit site de la Kaaba et les quelques villages alentour en une immense métropole. » Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed Ben Salmane, dit MBS, pose ici dans son bureau à Riyad, en 2016. Le fils du roi Salmane « est l’architecte des évolutions de La Mecque et du reste du pays » , relate Luca Locatelli, qui précise l’avoir rencontré avant l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, en 2018. Un meurtre que l’homme fort du royaume est accusé d’avoir commandité. « C’est lui qui a lancé la diversification de l’économie pour anticiper la fin des énergies fossiles. » L’amateur de mégaprojets a ainsi déclenché un vaste plan, appelé « Vision 2030 » , pour tenter de sortir son pays de la rente pétrolière. Le pèlerinage à La Mecque constitue la deuxième source de revenus du pays, avec environ 12 milliards de dollars de bénéfices annuels. En 2023, la compagnie pétrolière Aramco – détenue à 98 % par l’État saoudien – avait annoncé, quant à elle, plus de 150 milliards de dollars de bénéfices. H&M, Rolex, Starbucks ou Burger King : les touristes religieux déambulent sur les cinq étages du luxueux centre commercial de la Makkah Clock Royal quand retentit l’appel à la prière. « Comme dans tout le reste de la ville, les fidèles s’arrêtent, s’alignent et posent leur tapis. Au son de “Allahu akbar”, la foule s’agenouille comme un seul corps » , se souvient le photographe. Il est alors le seul à ne pas prier. « La scène se répète partout dans le pays. Les pèlerins s’installent où ils le peuvent, parfois sur les toits des bus. C’est très intense à observer. Il est émouvant d’imaginer les millions de personnes qui se connectent à leur spiritualité simultanément dans le monde. » Ce touriste libanais s’immortalise devant les fidèles réunis autour de la Kaaba durant l’oumra, le « petit pèlerinage » qui peut être réalisé n’importe quand dans l’année. Durant le hadj, les fidèles effectuent, entre autres, le tawaf , qui consiste à tourner sept fois en priant autour de la Kaaba et de sa pierre noire sacrée. Certains attendent parfois des années pour pouvoir effectuer ces rotations appelées circumambulations, les visas pour l’Arabie saoudite étant attribués sur la base de quotas annuels. L’Indonésie, qui compte le plus de musulmans au monde, est aussi le pays qui envoie le plus de fidèles, un peu plus de 100 000 ces dernières années, selon les autorités. « Même ainsi, des proches indonésiens viennent de débourser 50 000 dollars, un montant qui comprend l’ensemble des frais. S’ils ne s’étaient pas acquittés de cette somme, il leur aurait fallu patienter quinze ans. Le hadj est aussi une histoire d’argent. Ou alors, il faut avoir la vie devant soi… » , sourit le photographe, dont l’épouse est indonésienne. En 2022, les musulmans de France se sont partagés un peu moins de 10 000 autorisations. Les personnes venues d’Europe, des États-Unis et d’Océanie représentent environ 2 % des pèlerins. Durant son reportage en 2016 à La Mecque, Luca Locatelli était logé dans cette chambre « absolument hors de prix » de l’un des hôtels cinq étoiles de la Makkah Clock Royal Tower avec vue sur la Kaaba. Durant le hadj, les tarifs de ce genre d'hébergement peuvent dépasser le millier de dollars. « La Mecque est devenue l’une des destinations de luxe les plus recherchées, analyse le photographe. Contrairement à d’autres religions, notamment le christianisme, où la richesse est parfois opposée à la foi, il existe dans l’Islam un syncrétisme entre l’argent et la religion. Non seulement avoir de l’argent est accepté, mais être capable de fonder une grande famille, de subvenir aux besoins des siens et d’être généreux avec son prochain contribuent à faire de vous un bon musulman. » Tee-shirts, chaussettes, statues, magnets, presse-papiers, écharpes, pin’s… « Dans les boutiques de souvenirs, on trouve la même chose qu’à Rome ou à Paris. » Ici, un vendeur montre une réplique miniature de l’horloge de la Makkah Clock Royal Tower. « Celle-ci ne vaut pas grand-chose, mais la boutique de l’hôtel en propose une version en or pour 2000 dollars, raconte le photographe. Comme le hadj est une chose que l’on ne fait en général qu’une fois dans sa vie, les fidèles perdent toute mesure. Ils ont tant attendu et tant économisé qu’ils ne regardent plus à la dépense. » Ce groupe de femmes, venues d’Indonésie pour le petit pèlerinage de l’oumra, parcourt les quelques centaines de mètres qui séparent leur hôtel de la mosquée Al-Haram. Selon les données officielles saoudiennes, les femmes représentaient en 2023 environ 40 % des pèlerins du hadj. « Elles doivent rester entre elles, notamment durant la prière, et chaque groupe doit être chaperonné par au moins un homme » , explique Luca Locatelli. En 2023, outre les quasi 2 millions de fidèles ayant effectué le hadj, l’Arabie saoudite a également accueilli 13,5 millions de personnes venues accomplir l’oumra. Le royaume vise à atteindre 30 millions de touristes religieux pour ce pèlerinage du pardon d’ici à 2030.