Le sentier est encadré par des grillages, qui atteignent 1,40 m environ. L’étroite piste zigzague comme elle peut sur cinq kilomètres entre les chênes, les pins et les bouleaux. Nous sommes pourtant en plein cœur d’une forêt, à Brinon-sur-Sauldre, dans le Cher. Cet espace ouvert à tous est un chemin communal. Sur le territoire du village voisin, le même problème se répète, en pire : à Sainte-
Montaine, l’un des chemins communaux a été clôturé par deux rangées de grillages hauts de deux mètres, surplombées de barbelés. Comme à Brinon, la forêt de part et d’autre de ces clôtures a été privatisée par de riches propriétaires, avec un objectif : en faire des pièges à gibier. Bienvenue en Sologne.
Installés depuis près de quarante ans dans la longère au bout du chemin, Raymond et Marie Louis ont fait de la lutte contre ces grillages le combat de leur vie. Lui, petit homme trapu et infatigable de 72 ans, exerce toujours comme paysagiste. Elle, 65 ans, blonde aux lunettes écaille, s’occupe « de l’administratif » de l’entreprise familiale.
En 1998, ils ont créé l’ACS, l’association des Amis des chemins de Sologne. Ensemble, ils ont mesuré des centaines de clôtures, publié par dizaines des vidéos d’animaux prisonniers des grillages, démarché tous les députés qui se sont succédé, et assisté à tant de réunions publiques qu’il leur est impossible de les compter. Depuis vingt-cinq ans, une même volonté les anime : protéger « leur » contrée contre ceux qu’ils nomment « les engrillageurs », en conservant les derniers sentiers communaux sur lesquels lorgnent les grands propriétaires-chasseurs. Les 260 000 hectares du deuxième massif forestier français sont aujourd’hui à 90 % privés, et quadrillés de 3 000 kilomètres de grillages pour les enclos de chasse, selon le ministère de l’Agriculture.
« Petits arrangements »
Tout a commencé pour les Louis dans les années 1990, choqués par les pratiques encore à l’œuvre. « Il y a quarante ou cinquante ans, les grands propriétaires négociaient avec les maires pour racheter les sentiers. Beaucoup acceptaient en échange de contreparties. C’étaient de petits arrangements », assure Jean-Noël Cardoux, ancien sénateur du Loiret. Selon l’ACS, plusieurs dizaines de milliers de kilomètres de sentiers publics solognots auraient ainsi été effacés depuis les années 1960.
Une chose est sûre : de tels arrangements appartiennent au passé. L’association veille au grain. Il y a toujours quelques volontaires parmi son millier de membres pour s’inviter lors des enquêtes publiques, obligatoires lors de la cession de chemins.
« Il y a vingt-cinq ans, personne ne s’intéressait à notre combat. Aujourd’hui, l’engrillagement est de plus en plus réglementé », se réjouit Raymond. Mètre à la main, les adhérents de son association s’assurent régulièrement que les nouvelles normes – des grillages ne dépassant pas 1,20 mètre, afin de permettre « la liberté de circulation des animaux sauvages » – sont bien respectées. En un an, ils ont déjà effectué plusieurs dizaines de signalements concernant de nouvelles clôtures illégales.
Les propriétaires ont jusqu’en 2027 pour mettre en conformité les grillages existants. « L’écrasante majorité d’entre eux se sont montrés favorables à cette loi », assure Jean-Noël Cardoux, qui a porté ce texte au Parlement. Seul bémol, les clôtures vieilles de plus de trente ans échappent à cette réglementation. Pour ce chasseur, « c’est un problème d’éthique : la plupart des chasseurs n’approuvent pas les hécatombes qui ont lieu dans les enclos. Quasiment plus aucun maire n’envisage de vendre les chemins, ils savent que ça ferait un tollé. » L’association confirme : le risque d’opprobre joue bel et bien. Et si à Coullons, dans le Loiret, plusieurs chemins communaux ont été cédés fin 2023, à Brinon-sur-Sauldre le changement d’ère est acté. Son maire, Lionel Pointard, l’assure : les 340 kilomètres de chemins ruraux – « notre trésor de guerre » – qui sillonnent son village ne disparaîtront pas de sitôt.