À qui profitent les chemins de Saint-Jacques ?

Écrit par Rémi Bayol Illustré par Jacques Floret
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À qui profitent les chemins de Saint-Jacques ?
« XXI » retrace l’histoire de routes qui en disent long sur le territoire qu’elles traversent. Le GR65, principal chemin de Compostelle, voit ainsi fleurir les variantes sauvages.
Paru en novembre 2023
Article à retrouver dans cette revue

L’air est déjà étouffant quand Brigitte et Francis Houlier quittent Le Puy-en-Velay ce matin de juin. Objectif Cahors, dans dix-sept jours. C’est la première portion du GR65, le plus populaire des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle avec ses 20 000 randonneurs entre mai et octobre chaque année, selon l’agence française dédiée aux routes de l’apôtre, l’AFCC (Agence française des chemins de Compostelle). Les deux retraités ont à peine le temps de s’échauffer qu’un homme surgit du bas-côté, qui leur enjoint de suivre une autre voie, « l’historique », par le village de Bains. « Elle est plus courte », ajoute-t-il, avant de disparaître.

Le long du trajet, les panneaux invitant les marcheurs à dévier de leur itinéraire sont légion. Les guides qui, comme Alain, s’engagent sur le terrain, sont plus rares. Mais ils sèment le doute sur ces routes où habituellement tout est prévu – gîtes, épiceries, pharmacies… Sur les groupes Facebook de « pèlerins », des lanceurs d’alerte mettent donc en garde contre « le grand monsieur à éviter », dont le circuit alternatif mal signalisé peut égarer. Contacté, Alain refuse d’en dire plus. 

Un Spar et douze gîtes

L’homme n’est pourtant pas le seul à revendiquer une variante historique sur ce début de GR. « On trouve des actes de décès de pèlerins enterrés sur le cimetière communal dans nos archives paroissiales, et des formes de coquilles ont été taillées dans les pierres de l’église ! », s’exalte Babeth Selier, adjointe au maire du Malzieu-Ville, à quelques kilomètres de là. Autant de preuves que des « jacquets » y ont fait étape. Elle aussi a créé un itinéraire bis. L’affaire est devenue politique quand, avec son association Les Chemins oubliés de Saint-Jacques, l’élue a demandé au comité local de la Fédération française de la randonnée pédestre (FFRP) de le baliser. Le maire de Saint-Alban-sur-Limagnole, situé sur la route officielle, a vu rouge – et blanc. Il faut dire que son village de 1 300 habitants compte un Spar et pas moins de douze gîtes, que font vivre les marcheurs.

Babeth Selier l’avoue : une piste reconnue permettrait de « dynamiser le coin ». Sur le GR65, un randonneur dépense en moyenne 45 euros par jour pour se nourrir et se loger, d’après l’AFCC. De quoi expliquer l’émergence de nombreuses variantes ? Comme celle de Bonneval, entre Aubrac et Espalion, ou plus loin, dans le Lot, celle de la vallée du Célé… « Il y a une multitude de sentiers annexes. C’est une toile d’araignée », tranche Lauriane Clouteau, cofondatrice des guides Miam Miam Dodo, spécialisés dans les voies jacquaires. La notion même de « routes historiques » n’aurait pas de sens.

Trois pancartes pour faire passer les marcheurs devant deux commerces, ça ne fait pas une variante !

Lauriane Clouteau, cofondatrice des guides Miam Miam Dodo

Quand le GR65 fut homologué en 1972, les bénévoles de l’ancêtre de la FFRP ont relié les lieux où subsistaient des traces du culte de Saint-Jacques en s’appuyant sur des sources lacunaires. Principalement Le Guide du Pèlerin, issu du Codex Calixtinus, un manuscrit datant du XIIᵉ siècle. Un critère déterminant fut de « définir et retenir un tracé cohérent, empruntant des chemins publics facilitant la marche en toute sécurité, donc éliminant autant que faire se peut les tronçons goudronnés », comme l’écrivait en 2003 Jean Chaize, l’un des créateurs du circuit, dans un article pour la Société académique du Puy. 

Chaque année, la physionomie du GR continue d’évoluer, pour le dévier d’un parcours dangereux ou des terres d’un agriculteur lassé du défilé. Mais « trois pancartes pour faire passer les marcheurs devant deux commerces, ça ne fait pas une variante ! », tient à rappeler Lauriane Clouteau. Pour intégrer son guide, assure-t-elle, un sentier doit être officialisé par la FFRP. 

Et pourtant… au milieu des années 2000, les élus de Decazeville – sur la onzième étape – se sont émus de la mise en avant dans Miam Miam Dodo d’une option plus courte et non jalonnée permettant d’« éviter » l’ancienne cité minière. Trop laide ? Trop bétonnée ? Un anonyme a planté des pancartes sauvages pour ramener vers la ville, la presse a relayé, les rumeurs ont enflé, la mairie a investi dans la programmation culturelle, les infrastructures et la signalétique. Mais les pèlerins sont encore nombreux à la contourner. Et cette fois, Alain n’y est pour rien.

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