Depuis les hauteurs, Lagrasse semble englouti par les montagnes. Comme si le demi-millier d’habitants de ses rues pavées était protégé des soubresauts du monde par la garrigue et les cyprès filiformes. De l’autre côté de l’Orbieu, affluent paresseux de l’Aude, la tour abbatiale érigée au VIIIe siècle paraît veiller sur le village. Ce décor assoupi est un trompe-l’œil. À la Révolution française, vidée de ses derniers moines, l’abbaye Sainte-Marie a été vendue comme bien national en deux lots, à deux propriétaires différents. Irrémédiablement coupée en deux par un mur de pierres apparentes.
Les chanoines réguliers de la mère de Dieu, installés à Lagrasse depuis 2004, occupent la partie de l’abbaye restée privée, la plus spacieuse. L’autre côté, détenu par le département de l’Aude, abrite chaque année le Banquet du livre d’été, festival culturel et intellectuel renommé, qui souffle en ce mois de juillet 2025 sa trentième bougie. Le thème retenu est « Le choix des corps », comme l’annoncent des affiches un peu partout dans le village. Sur la façade d’un gîte, l’une d’elles a été à moitié déchirée.
La division, autant immobilière qu’idéologique, semble aujourd’hui plus forte que jamais. Comme un miroir grossissant des guerres culturelles qui fracturent le pays, entre une bourgeoisie catholique qui rêve de reconquête et une intelligentsia de gauche qui marque le pas. Deux mondes incarnés sous les traits de deux hommes lettrés que le destin a menés dans ce même village du sud de la France.
Jean-Paul Sartre et la kabbale
L’écrivain Jean-Michel Mariou, 72 ans, est l’un des pionniers du Banquet. Arrivé dans les Corbières dans les années 1970, ce journaliste à la retraite reçoit dans la maison de pierres à la façade mangée par la vigne qu’il a achetée dans le centre de Lagrasse. Parmi la littérature foisonnante accumulée dans sa bibliothèque, un livre détonne : le Zohar. Texte central de la kabbale, la mystique du judaïsme, il a été traduit dans les années 1980 par Verdier, la maison d’édition née dans un hameau de Lagrasse, source du festival, notamment sous l’impulsion de Benny Lévy. Avant de devenir le dernier secrétaire de Jean-Paul Sartre, Lévy fut le dirigeant, sous le nom de Pierre Victor, de la Gauche prolétarienne (GP), groupe d’inspiration maoïste créé dans la foulée de Mai 68.
C’est là, dans les turbulentes années 1970, que Jean-Michel Mariou, fils de cheminot et étudiant toulousain en histoire de l’art, croise la route des militants. « La rencontre avec ces gens m’a bouleversé, raconte-t-il, ému. C’étaient plus les individus que leur idéologie, ou que la Chine elle-même, dont je n’avais pas grand-chose à faire… Mais leur façon d’appréhender la lutte, d’ouvrir les portes à coups de pied, ça m’a enchanté. »
L’aventure de la Gauche prolétarienne fera long feu. En 1972, les attentats de Munich de l’organisation palestinienne Septembre noir apparaissent comme un avertissement pour les militants de la GP. « On a considéré que, si on continuait à militer comme ça, on allait inévitablement se transformer en machine de mort, comme les autres. » L’année suivante, la Gauche prolétarienne s’autodissout. Benny Lévy renoue avec ses racines juives et une partie des anciens maos s’adonne, avec lui, à l’étude au sein de « cercles socratiques » puis « bibliques ».
En l’espace de trente ans, près de 500 intervenants – de l’écrivaine Annie Ernaux à la philosophe Barbara Stiegler – se sont assis à la table du Banquet du livre.
À la fac, Jean-Michel Mariou sympathise avec des enfants de vignerons des Corbières. À une heure de train de Toulouse se joue alors une bataille acharnée contre la concurrence, vue comme déloyale, des vins étrangers. Les Comités d’action viticole bloquent des camions et des wagons-citernes venus d’ailleurs, prennent d’assaut gendarmeries et centres des impôts. L’étudiant se joint à la lutte. « Ça ressemblait terriblement à ce dont nous avions rêvé lorsqu’on faisait de la politique… » Il découvre Lagrasse, où viendront peu à peu s’installer d’anciens de la GP. « On a commencé à s’imaginer une vie ici. »
L’une des maisons fréquentées par la bande se situe dans une ancienne métairie à Verdier, à huit kilomètres du village. Chaque été, les vétérans de la GP, dont Benny Lévy, s’y retrouvent pour faire les vendanges et refaire le monde. Les éditions Verdier, fondées en 1979, se veulent une poursuite de la lutte, par la pensée et la littérature. En 1995, le Banquet du livre voit le jour dans le même esprit. Dès la première année, l’événement se tient dans la partie publique de l’abbaye. « De la bricole, se souvient Jean-Michel Mariou. On récupérait des chaises à l’école, c’était formidable. » En l’espace de trente ans, près de 500 intervenants – de l’écrivaine Annie Ernaux à la philosophe Barbara Stiegler – se sont assis à sa table.
Un dimanche matin de ce mois de juillet 2025, de l’autre côté du mur qui sépare les deux parties de l’abbaye, les cloches sonnent le début de la messe. Dans le cloître, une jeune femme en jupe plissée se confesse à un chanoine, à genoux sur un prie-Dieu. « Ce que j’apprécie, ici, ce sont les jeux de lumière sur la pierre, très doux », commente le père Michel, 49 ans.
Séduit par saint Augustin
Dans l’église abbatiale, remplie de familles nombreuses, deux jeunes frères tiennent par les extrémités la chasuble verte du prêtre qui encense l’autel, tandis que les chanoines entonnent un Kyrie. Le chant grégorien et le latin omniprésent sont des marqueurs de cette communauté traditionaliste, qui a choisi de perpétuer le rite d’avant le concile Vatican II censé faire passer le catholicisme dans la modernité.
Affable, le père Michel reçoit dans le parloir de l’abbé. Originaire d’une famille catholique marseillaise, il a rejoint les chanoines en 1995, après des études de philosophie. En classe préparatoire, il est tiraillé entre son « désir de servir » et ses sentiments pour une jeune femme. C’est en révisant ses concours à Gap, dans les Hautes-Alpes, où les chanoines sont établis à l’époque, qu’il découvre la communauté. Il est tout de suite séduit par la figure de saint Augustin, dont les frères suivent la règle, et « l’ambiance d’amitié simple et de joie ».
À l’époque, la communauté, fondée en 1969 par Roger Péquigney, père Wladimir-Marie de Saint-Jean en religion, se sent à l’étroit dans les murs de Gap pour accueillir les nouvelles vocations. Contactés par l’évêque de Carcassonne et Narbonne, les chanoines apprennent que l’aile privée de l’abbaye de Lagrasse est en vente. Elle est alors détenue par un homme d’affaires allemand, Hanns Pregizer, qui veut en faire un complexe hôtelier proposant des cures de soleil. Projet tué dans l’œuf par la justice allemande, qui l’inculpe pour l’origine douteuse des fonds – il passera trois ans derrière les barreaux, pour cavalerie financière.
Une vente dans le plus grand secret
Sorti de prison, il vend dans le plus grand secret les parts de sa société civile immobilière aux chanoines. L’apprenant, les autorités municipales et départementales s’opposent à la transaction. En vain. Au printemps 2004, le père Michel arrive à l’abbaye en exploration, « la bouche en cœur », avec ses frères Louis-Marie (rugbyman pro dans une autre vie), Théophane et Augustin. Accueil glacial : « Il y a eu une tentative de déclaration d’utilité publique pour nous exproprier, mais qui n’a pas abouti. Il y avait un petit côté Don Camillo et Peppone, les pouvoirs publics contre les curés… »
Mais l’arrivée en catimini des chanoines cause aussi des remous dans le clergé local. Leur mission principale est en effet l’évangélisation. Et rapidement, leur influence rayonne bien au-delà des murs de l’abbaye. « À Narbonne [à 40 km], ils ont été introduits dans la maison paroissiale par leurs médecins et par un prêtre, dans mon dos, rumine l’ancien évêque de Carcassonne et Narbonne, Alain Planet. Un jour, j’ai découvert qu’ils en avaient les clés et s’occupaient de la pastorale des jeunes… »
Aujourd’hui, le nombre de chanoines avoisine les quarante, dont quatre ont été installés à Pau (Pyrénées-Atlantiques). Les religieux partagent leurs journées entre la prière et l’action, par exemple auprès des migrants du centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) de Lagrasse. Le père Michel s’est longtemps investi à leurs côtés, accompagnant « des familles arméniennes ou irakiennes » dans leurs démarches administratives ou leur recherche d’emploi, bien que le CADA reste réticent à communiquer sur l’impact réel des religieux.
Couverts de gazole et d’huile de vidange
Les relations entre les chanoines et leurs voisins du Banquet du livre ont d’abord été cordiales. À leur arrivée, Jean-Michel Mariou se rappelle être allé toquer à l’autre porte de l’abbaye pour présenter le festival. « Les premières années, il y avait toujours deux ou trois chanoines aux conférences. » Le père Michel, qui a découvert Emmanuel Levinas et Benny Lévy lors de sa thèse de philosophie, en fait partie.
Le Banquet d’été de 2007 constitue un point de rupture. L’ancien cellier des moines, sous les voûtes, où ont été installés les étals temporaires de la librairie toulousaine Ombres blanches, est le théâtre de ce que certains continuent d’appeler un « attentat » ou un « autodafé ». Dans Le Figaro du 4 août, l’abbé des chanoines, le père Emmanuel-Marie, évoque « une profanation de ce lieu à vocation spirituelle » selon les mots « des habitants du village », qui lui ont rapporté le thème de la manifestation : « La Nuit sexuelle ». Un hommage au livre éponyme de l’écrivain Pascal Quignard, avec projection du sulfureux film de Nagisa Oshima l’Empire des sens. Au cours de l’été, le festival est pris pour cible par des blogs catholiques d’extrême droite.
Au matin du 9 août, les piles de livres apportés par Ombres blanches sont retrouvées couvertes d’un mélange de gazole et d’huile de vidange. Plusieurs milliers d’ouvrages sont détruits, dont les œuvres complètes de saint Augustin. Immédiatement, Jean-Michel Mariou se rend sur le parvis de ses voisins chanoines : « J’en vois un qui sort avec trois jeunes de 20 ans, crânes rasés, habillés comme des scouts nazis, le visage gris. Ils jettent leurs sacs à dos dans une Renault Espace, le chanoine se met au volant et les exfiltre. Là, je comprends… »
L’enquête judiciaire débouchera pourtant sur un non-lieu l’année suivante. Les chanoines ont toujours nié la présence même de scouts au sein de l’abbaye. Le père Michel regrette que le lien entre les deux parties de l’abbaye se soit distendu depuis cet acte, dans lequel il décline toute responsabilité de la communauté. « Je pensais qu’on passerait à autre chose. Mais avec certains, c’est clair que cela n’a pas été possible, comme si c’était un péché originel. »
La coqueluche des médias de Bolloré
La découverte progressive des amitiés politiques des chanoines n’a rien arrangé. Dans la librairie de l’abbaye privée, plusieurs ouvrages du cardinal guinéen Robert Sarah figurent en bonne place. Coqueluche des médias détenus par Vincent Bolloré – qui avaient mené campagne, jusqu’à le mettre en couverture de Paris Match, pour l’imposer parmi les favoris dans la succession du pape François –, le prélat s’est distingué par sa défense du rite traditionnel et des déclarations comparant l’homosexualité au nazisme, ou l’immigration en Europe à une « invasion ».
Le cardinal Sarah est un habitué de l’abbaye. Il y a tissé de « forts liens d’amitié » autour d’un chanoine qui lui était dévoué, décédé à l’âge de 39 ans d’une sclérose en plaques, et dont il a conduit les obsèques. Rien de politique, selon le père Michel, mais plusieurs sources assurent que la relation entre les chanoines et l’aspirant papabile s’apparenterait à une véritable collaboration, les religieux servant de prête-plume pour certains de ses ouvrages.
L’éditeur du prélat n’est autre que Nicolas Diat, très droitier directeur de collection chez Fayard, maison également détenue par Vincent Bolloré depuis 2023. L’homme a découvert Lagrasse en 2014. Séduit par le lieu, il propose aux chanoines d’inviter une quinzaine d’écrivains renommés pour trois jours de retraite à l’abbaye. Parmi eux, Frédéric Beigbeder, Sylvain Tesson ou encore Boualem Sansal. En résulte la publication, en 2021, du livre Trois jours et trois nuits, où chacun raconte son séjour. L’ouvrage, accusé de promouvoir un catholicisme de reconquête, attire les projecteurs sur l’abbaye de Lagrasse. Une question s’impose, lancinante : serait-ce l’oasis spirituelle de la droite dure ? Quoi qu’il en soit, l’opération amène de nouveaux visiteurs et produit des revenus pour les chanoines, auxquels les droits d’auteur sont intégralement reversés : près de 50 000 euros ont jusqu’ici été récoltés.
Il est vrai que je suis entouré d’une majorité de gens dont j’ai des raisons extérieures de penser qu’ils votent à droite.
Le père Michel, chanoine à l’abbaye de Lagrasse
Ces fonds participent au « grand relèvement », le vaste projet de restauration de l’abbaye dans lequel se sont lancés les frères, aidés par de puissants mécènes et des experts de la finance ou du patrimoine. « On nous a appris à chercher des dons, à les demander, ce qu’on ne savait pas faire, raconte le père Michel. On a été extrêmement surpris par la générosité qui s’est manifestée. » L’un des plus gros mécènes est le fonds Dassault Histoire et Patrimoine, qui a abondé le projet d’un million d’euros en 2021. « C’est un ami qui a présenté un ami, et finalement on a pu faire passer un dossier, qui a été sélectionné », rationalise le religieux.
Avant même cette dotation, en 2014, l’abbaye de Lagrasse avait remporté le Grand Trophée du Figaro Magazine de la plus belle restauration d’un monument historique et reçu 30 000 euros. Le prix était notamment décerné par Alexis Brézet, directeur des rédactions du groupe Figaro… et habitué de Lagrasse. Au point de faire aujourd’hui partie du comité exécutif de la Fondation de l’abbaye. « C’est quelqu’un qui passe comme un ami, précise le père Michel. Il a une maison de vacances vers Perpignan, il s’arrête souvent pour une journée. » Lors des élections législatives de 2024, Alexis Brézet a défendu l’alliance des Républicains et du Rassemblement national, suscitant une colère inédite au sein du quotidien de droite.
« Il est vrai que je suis entouré d’une majorité de gens dont j’ai des raisons extérieures de penser qu’ils votent à droite », euphémise le père Michel. Qui clame la valeur de l’apolitisme : « Chercher Dieu suppose de faire un pas de côté par rapport au combat politique. » Il affirme ne pas savoir ce que votent ses frères, tout en balayant l’idée d’un « vote monolithique ». Lui-même, qui dit ne pas avoir voté depuis « quatre ou cinq élections », se réclame d’un improbable « anarchisme augustinien ». Comme un gage de sa bonne foi, il a apporté un livre du géographe anarchiste Élisée Reclus pour l’entretien. « Il y a une méfiance chez Augustin vis-à-vis de tout pouvoir social – c’est l’amitié qui est un principe social, plus que la hiérarchie. »
« Dérives sectaires et problèmes de fric »
Cette réserve n’a pas préservé la communauté des abus de son fondateur, le père Wladimir-Marie de Saint-Jean. Peu après l’installation des chanoines à Lagrasse, en 2006, « un dimanche soir, un jeune chanoine m’a appelé au téléphone, en larmes, me disant qu’un frère lui avait révélé que le père abbé abusait de lui depuis neuf ans, se souvient l’ancien évêque Alain Planet. Il était terrorisé, pensant qu’on allait le renvoyer. »
Ce « jeune chanoine », c’est le père Michel. Alors chargé de la formation des frères, il vient de recueillir le témoignage de celui qui fait office de chauffeur pour le fondateur de la communauté. Outre ces agressions sexuelles, la victime dénonce « des dérives sectaires, des abus d’autorité et des problèmes de fric, décrit l’évêque émérite. Il semblerait que le saint fondateur tapait dans la caisse pour financer ses sorties extraordinaires ». Le prêtre, souvent absent, menait en effet une double vie et entretenait des relations sexuelles avec de jeunes hommes hors du village.
Mgr Planet transmet le dossier au Vatican, convoque le père Wladimir et lui demande de démissionner, officiellement pour raisons de santé. Le frère chauffeur accepte de porter plainte devant la justice ecclésiastique en 2009, laquelle condamnera l’abbé en 2012, avant de quitter la communauté et de fonder une famille. « La victime, qui est pour moi un ami très cher, n’a pas voulu porter plainte au pénal, comme nous le lui avions proposé », souligne le père Michel.
Un livre titré au lance-flammes
Dans le cadre du procès religieux, les chanoines se sont constitués « partie lésée », l’équivalent de la partie civile. « Le procès a fait apparaître plusieurs autres victimes, à des degrés divers de gravité, quatre ou cinq personnes de mémoire, dévoile Mgr Planet. Ont été établis les faits de crime contre le sixième commandement [l’interdiction de l’adultère, ndlr], d’utilisation du sacrement de pénitence pour draguer, d’abus d’autorité. Étonnamment, le détournement de fonds a disparu… » Malgré cette condamnation canonique, les agissements du père Wladimir resteront secrets plus d’une quinzaine d’années. Pendant ce temps, il est tenu éloigné de la communauté, envoyé à l’abbaye bénédictine d’En Calcat, dans le Tarn, où il meurt en 2023.
L’année précédente, un livre de l’essayiste Yves Chiron, Histoire des traditionalistes, mentionne l’éviction du fondateur des chanoines pour « abus sexuels ». Jean-Michel Mariou tombe dessus et cherche à « en savoir un petit peu plus ». Il mène sa propre enquête et fait paraître en 2024, chez Golias, une maison d’édition catholique de gauche, un livre titré au lance-flammes : Abbaye de Lagrasse, entre masques et mensonges : enquête sur des soldats de Dieu.
Au cours de ses investigations, l’ex-mao recroise la route du père Michel. Entre les deux hommes du Midi, avides d’utopie et de beauté, une amitié aurait pu naître. Les choses se sont passées autrement. « Il est venu en disant : “réconcilions-nous”, se souvient le père Michel. Mais c’était une posture pour nous faire parler, on l’a vu après. Je ne le regrette pas : il ne me fait rien dire de faux [dans le livre]. J’ai apprécié les moments que j’ai passés avec lui, je lui ai dit ce que j’avais sur le cœur. J’étais persuadé que c’était une vraie réconciliation, et j’ai été un peu blessé que lui n’y ait pas cru. Je n’ai pas d’animosité particulière, c’est un type respectable, un poète aussi. » De son côté, Jean-Michel Mariou reproche au chanoine de lui avoir caché la nature sexuelle des abus commis par le père Wladimir lors de leur entretien.
Des théologiens et des psychologues
Peu après la parution du livre, à l’été 2024, une visite apostolique, sous l’autorité du Vatican, est menée dans la communauté à la demande du père abbé Emmanuel-Marie. « Une sorte d’audit », décrypte-t-il. Les frères sont interrogés un à un, les comptes examinés. Cette visite, sollicitée pour surmonter des « difficultés » internes, a fait remonter l’incompréhension des frères les plus jeunes vis-à-vis de la démission du fondateur, qu’ils n’ont pas ou peu connu. Ils n’ont appris que tard les véritables raisons de l’éviction du père Wladimir. « C’est le point douloureux pour moi, regrette le père Irénée [le prénom a été changé à sa demande], qui était encore novice en 2006. Je l’ai appris dans les années qui ont suivi. Petit à petit, il y a eu une prise de conscience. »
Les résultats de la visite apostolique ne sont pas encore connus. Celle-ci n’aura pas empêché le départ de certains chanoines. « Au moins trois », selon le père Michel. Pour le religieux marseillais, ces révélations ont été « l’occasion d’une très longue réflexion sur ce qu’est l’exercice de l’autorité, sur ce qu’est l’obéissance ». L’abbé élu en 2006 pour succéder à Wladimir, le père Emmanuel-Marie, a fait venir des théologiens, et aussi des psychologues, afin d’évoquer les questions d’emprise ou de sexualité. « Pour faire éclore une parole plus libre et sincère : quand il vous arrive une histoire pareille, ça vous fait entrer dans une voie d’humilité », reconnaît le père Irénée. Les chanoines ont également mis en place une commission avec « trois historiens, extérieurs à la communauté », précise le père Emmanuel-Marie.
Arnaud Beltrame, c’est la figure du chevalier contre les Maures, qui donne sa vie pour empêcher les barbares de nous envahir.
Un prêtre de la région
Dans le parc de l’abbaye publique, au cours de la trentième édition du Banquet du livre, la présence ponctuelle des chanoines en soutane suscite la méfiance. Intervenant phare depuis 2008 au Banquet de Lagrasse, où il a depuis acheté une maison, l’historien et professeur au Collège de France Patrick Boucheron y voit une « provocation visuelle, éminemment politique » : « Beaucoup de gens de passage ne comprennent pas le problème. Mais c’est un problème d’espace, d’occupation. » Car au-delà du périmètre de l’abbaye, des familles proches des chanoines achètent des maisons dans le village, pour y vivre ou y passer l’été. « Les maisons se vendent facilement à 400 000 euros », indique le maire socialiste René Ortega, ancien viticulteur à la retraite. Certains enfants sont scolarisés à Narbonne, dans l’école privée hors contrat Saint-Just-et-Saint-Pasteur, où les chanoines sont très présents, plutôt qu’à Lagrasse.
Autre indice de l’influence des chanoines : « Sur les listes électorales, des noms à particule sont apparus, note Bernard Blanc, l’adjoint au maire. On n’est pas trop habitués à Lagrasse. » Au premier tour de la présidentielle de 2022, Éric Zemmour, le candidat de Reconquête, a recueilli près de 14 % des suffrages exprimés, soit deux fois son score national. Résultat étonnant dans ces terres historiquement socialistes, que certains attribuent à ces familles proches des chanoines. Chaque été, le village est aussi investi par des jeunes accueillis à l’abbaye pour des sessions d’évangélisation. Jean-Michel Mariou dit avoir aperçu certains d’entre eux arborant des t-shirts de soutien au candidat d’extrême droite. Selon un prêtre de la région, d’autres s’amusent à entonner l’hymne pétainiste Maréchal, nous voilà ! dans les rues de Lagrasse.
Tout n’est pas noir ou blanc. Au Banquet, une bénévole originaire de la région, passionnée de théologie, confie s’être rendue à la messe à l’abbaye. En toute discrétion, inquiète du jugement de ses pairs. Sur la terrasse du Banquet, la lecture de Charlie Hebdo ou du Matin des Corbières, journal associatif lancé par Mariou, donne le ton, avec leurs articles à charge contre les chanoines. Ce qui n’empêche pas la visite du père Irénée. « Je sais où je vais, donc ça ne me heurte pas. Ce qui me heurte, ce sont les regards qui se détournent, alors que je viens là parce que ça m’intéresse réellement. »
Sortir d’une grille de lecture binaire
Croisée dans les rues du village, une artisane, qui se dit « mécréante et athée », ne comprend pas ces « refus de dire bonjour », cet « acharnement contre les chanoines alors qu’on vit ensemble, dans le même lieu ». Le père Michel espère sortir d’une grille de lecture binaire : « On a tendance à poser un filtre pour lire la situation non seulement de l’abbaye, mais du village, centrée sur le mur de séparation. Comme si on était à Berlin dans les années 1950. Dans les faits, ce mur est poreux. »
Jean-Sébastien Steil incarne cette porosité. Lunettes à écailles, veste de costume et fine barbe poivre et sel, ce « transfuge de classe » issu de la Lorraine minière, habitué des institutions culturelles, a repris en 2022 les rênes du Banquet du livre, désormais sous l’égide du département. « Je suis très à l’aise avec l’histoire du Banquet, assure-t-il alors qu’un atelier de philosophie se déroule sous une grande tonnelle blanche. Pour moi, ce n’est pas le sanctuaire du militantisme des années 1970. » Vis-à-vis des chanoines, il revendique une relation de « mitoyenneté pacifique » : « Nous avons des positions assez tranchées et inconciliables, mais ce n’est pas pour ça qu’on n’est pas capables de se parler. »
Cette ouverture a donné lieu à des tensions avec les tenants d’une ligne plus intransigeante, au premier rang desquels Patrick Boucheron et Jean-Michel Mariou. À l’été 2024, alors que le journaliste retraité souhaite présenter son brûlot sur l’abbaye, le nouveau directeur du Banquet s’y oppose. « Je considérais que cela constituait un facteur de trouble, explique Jean-Sébastien Steil. C’est une demande des collectivités locales de ne pas être dans la provocation face aux chanoines. » Mariou parviendra quand même à intervenir, à l’invitation de Patrick Boucheron – et à l’insu du directeur du festival.
Incendie aux proportions bibliques
Depuis, Jean-Michel Mariou se tient à distance du Banquet. Il continue le combat dans les pages du Matin des Corbières, dans lequel il écrit : « Ici comme ailleurs, les idées d’extrême droite gagnent du terrain, en ignorant la réalité et la vérité des faits. » Ce combat déborde Lagrasse : les trois députés de l’Aude, bastion historique du « Midi rouge », sont désormais des membres du Rassemblement national. Fin juin, Frédéric Falcon, l’un d’eux, familier de l’abbaye privée, annonçait sur les réseaux sociaux qu’en cas de victoire aux élections départementales et régionales de 2028, son parti vendrait l’aile publique de l’abbaye et supprimerait le financement du Banquet. Son directeur a conscience de l’imminence du danger : « On sait qu’on a des ennemis. »
Quant au clergé local, il est désormais plus aligné avec les chanoines que par le passé. En mars 2023, Alain Planet, démissionnaire, a cédé la place à Bruno Valentin, ancien évêque auxiliaire de Versailles, perçu comme proche des traditionalistes. « Je ne suis pas sûr que sa vigilance soit toujours très forte », glisse son prédécesseur. Au point de provoquer en réaction la démission de l’abbé de Carcassonne Luc Caraguel, ancien vicaire général du diocèse, jugeant trop laxiste l’approche du nouvel évêque vis-à-vis des chanoines. « J’ai dit très clairement que j’allais essayer de faire une place à tout le monde, que ma stratégie ne serait pas d’exclure ou de tenter d’endiguer qui que ce soit, puisque tout le monde est sur place légitimement », se défend Mgr Valentin.
L’abbaye de Lagrasse s’est aussi taillé une réputation dans les milieux tradis pour avoir accueilli le colonel Arnaud Beltrame, tué en 2018 lors de l’attentat de Trèbes – le gendarme avait échangé sa place avec celle d’un des otages du djihadiste. À Lagrasse, il préparait son mariage religieux, accompagné par le père Jean-Baptiste, l’un des plus conservateurs de la communauté. Depuis, ce dernier sillonne la France pour plaider sa cause en béatification – l’étape avant de devenir saint dans l’Église catholique. « C’est la figure du chevalier contre les Maures, qui donne sa vie pour empêcher les barbares de nous envahir », glisse un prêtre de la région.
Début août, au lendemain du Banquet du livre, un incendie aux proportions bibliques ravageait 16 000 hectares et menaçait de réduire l’abbaye en cendres, le feu entourant le village. « Nos amis sont blessés, ruinés ou d’une tristesse d’âme qui ne se décrit pas », nous écrit alors Jean-Michel Mariou. « La colline qui domine le village est parcourue de petits brasiers », décrit de son côté le père Michel, joignant des photos de l’incendie. L’abbaye a ouvert ses portes aux pompiers. Les jeunes bénévoles venus pour une session d’évangélisation se sont entièrement consacrés à aider les villageois face aux flammes. Des gestes de solidarité perçus comme un énième coup de communication par les opposants aux chanoines. L’entraide face au drame commun n’aura pas suffi à recoller les morceaux de l’abbaye fracturée.