« Le châtaignier se trouvait devant la maison de mes parents. Il y en avait devant toutes les fermes ici. Mais celui-ci était énorme. Il devait être là depuis des siècles – la maison date de 1674, c’est un ancien presbytère sur un chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Nous étions cinq frères et sœurs et, petits, on n’arrivait même pas à en faire le tour en se tenant par la main. C’était notre refuge, notre petit coin secret. Le grand-père y avait monté des balançoires et une cabane. On grimpait aux branches. L’été, il y faisait frais.
À la maison, on ne parlait que le basque mais, sous l’arbre, des mots en français, fraîchement appris à l’école, nous échappaient. On découvrait la langue. On s’échangeait des expressions nouvelles, les chansons de l’époque. Je me souviens de « Il était un petit navire ». Ce châtaignier est devenu l’endroit où on s’est mis à parler le français.
Petit à petit, on a délaissé le grand arbre. Les frères et sœurs sont partis un à un, et j’ai repris la ferme.
Les grands-parents vivaient avec nous et la grand-mère préparait les châtaignes bouillies au goûter. Exceptionnellement, on avait l’autorisation de jeter les peaux partout dans la cuisine, à condition de balayer. Dans mon enfance, les trois derniers mois de l’année, c’était encore la base de l’alimentation pour les vaches, les brebis, et pour nous, à l’image des générations qui nous ont précédés. Tous les soirs, soupe de légumes, marrons grillés, un bol de lait et au lit ! La famille cultivait, un peu plus loin, deux châtaigneraies. On ramassait les fruits, dont on retirait les bogues, et on les vendait à l’automne avant l’agnelage. Dans notre village, on en comptait plusieurs variétés. C’était une source de revenus indispensable.
Et puis, petit à petit, on a délaissé le grand arbre. Les frères et sœurs sont partis un à un, et j’ai repris la ferme. À leur tour, mes enfants ont joué sous ses branches. Eux, ils y parlaient le basque. Avec des copains de la vallée, on a monté une ikastola, une école pour qu’ils étudient dans cette langue. Pour financer le projet, on a vendu des semis de hêtres, que les gens pouvaient mettre en terre chez eux ou, s’ils habitaient en ville, que l’on plantait sur nos fermes à leur place. J’en ai installé une dizaine autour du châtaignier. Tant que celui-ci était bien costaud, les petits hêtres ont végété, sans lumière. Et puis, un jour, il y a trois ou quatre ans, notre grand arbre a arrêté de sortir des feuilles. Une maladie, dont je n’ai pas retenu le nom – c’était en latin, pas en français. La frondaison de ses voisins a alors explosé. Mes enfants l’ont délaissé pour se retrouver sous les nouveaux plantés.
Pendant mes dix dernières années de travail, je me suis occupé de la ferme avec mon fils et mes neveux. À ma retraite, ils ont repris l’exploitation, les quatre cents brebis et la quarantaine de vaches. Mais la culture de la châtaigne est désormais délaissée dans la région, sa valeur a baissé. C’est un revenu que la vente directe de viande et la fabrication de fromage ont remplacé. On a fini par couper notre châtaignier. Il ne donnait plus d’ombre ni de fruits. Nos histoires sont parties avec. »