« Il est particulièrement beau à l’automne. Il devient très roux. Depuis la fenêtre de mon bureau qui donne sur sa canopée, je me délecte de la vue de ses feuilles. Et du bruit qu’elles font. À mille mètres d’altitude, il y a très régulièrement du vent sur notre plateau. Cette conjugaison, de légèreté des feuilles qui bruissent et de résistance des racines, me touche. Même s’il était moche, j’aimerais ce chêne du Canada, tellement je suis attaché à l’histoire qu’il porte, celle de mon implantation ici, dans ce hameau à quelques kilomètres du Chambon-sur-Lignon, entre Haute-Loire et Ardèche. Un pays rude, où les hivers peuvent durer six mois. J’y ai posé mes valises en 1978, avec Martine Mellinette, mon épouse à l’époque.
Apprentis typographes de 25 ans, nous avions comme projet fou de monter une maison d’édition de poésie contemporaine, en imprimant nos propres livres. Nous cherchions un lieu dans cette région, et nous l’avons trouvé grâce à Raymond Vincent, alors maire du Chambon, qui nous a parlé d’une ancienne école « dans la cambrousse », abandonnée, sans eau ni route goudronnée pour y accéder. Quand nous l’avons vue en haut d’une butte sortir du brouillard, immédiatement nous l’avons reconnue : notre maison. J’ai toujours la plaque de métal qui était accrochée au trousseau de clés, avec l’inscription « école de Cheyne ». Un nom d’arbre pour enraciner notre projet…
C’était une petite chose décharnée, le tronc était tout maigrelet !
Jean-François Manier, éditeur
La mairie, propriétaire, nous a proposé un arrangement, et nous nous sommes installés bon an mal an dans cette bâtisse, bordée d’un pré, d’une forêt de sapins, et devant laquelle poussaient un marronnier et un merisier. Ce dernier étant en fin de vie, on l’a fait abattre. À sa place, nous avons planté un chêne, à cause du nom du lieu – même s’il n’est pas attesté qu’il vient de là, l’espèce étant rare dans cette montagne. Je me souviens du jour où le pépiniériste nous l’a livré : c’était une petite chose décharnée, le tronc était tout maigrelet ! Il représentait un investissement, comme nos premières machines. À l’époque, c’était l’imprimerie courante qui nous faisait vivre – les gens allaient chez l’imprimeur comme ils allaient chez le boucher, qui pour un faire-part, qui pour un carton d’invitation – et nous bossions comme des dingues.
Au fil des années, le chêne est devenu l’arbre-totem de la maison d’édition, Cheyne éditeur, qui elle aussi a prospéré, puis des Lectures sous l’arbre, le festival littéraire que nous avons lancé il y a plus de trente ans et qui accueille désormais 6 000 personnes chaque année, et enfin du restaurant-librairie, L’Arbre vagabond, que j’ai ouvert avec mon fils cuisinier en 2014 après le déménagement de l’imprimerie. L’été, les gens s’abritent volontiers sous le chêne malgré ses racines qui ont soulevé la terre, les familles aiment allonger leur bébé à l’ombre à son pied. J’ai fini par écrire sur lui, dans un recueil de textes, Quatre arbres, illustrés par les fusains d’Alexandre Hollan, un artiste français de 90 ans, qui a passé sa vie à dessiner des canopées. J’y décris mon chêne comme mon grand frère, celui que je n’ai jamais eu dans la vie. »