C’est le plus grand delta du monde, l’une des zones les plus pauvres et peuplées de la planète, mais aussi l’une des plus touchées par les effets du réchauffement climatique. Depuis une décennie, Arko Datto photographie ces morceaux d’Inde et du Bangladesh qui disparaissent sous les eaux.
Que restera-t-il dans quelques décennies des plus de 100 000 km2 sur lesquels s’étend le delta du Bengale ? La zone – faite d’îles et de mangroves, située à cheval entre l’Inde et le Bangladesh, à la confluence du Brahmapoutre, du Meghna et du Gange, et classée au patrimoine mondial de l’Unesco – pourrait avoir disparu aux trois quarts d’ici à la fin du siècle, selon le CNRS. En cause, le réchauffement climatique, dû à l’activité humaine. Inondations, érosion : la hausse du niveau de la mer, au sud, évaluée entre 80 à 150 cm d’ici à 2100 par les scientifiques du Giec, couplée à la fonte des glaciers de l’Himalaya, au nord, qui fait grossir les cours des rivières, grignote ces terres où vivent près de 150 millions de personnes. « Ce qu’on voit sur cette image, prise au flash sous la pluie au point du jour, était un village de l’île indienne de Mousuni. Il n’en reste rien. Des dizaines d’îles ont déjà disparu » , déplore Arko Datto, qui documente la montée des eaux depuis dix ans. Quelques jours après cette photo prise en 2019 à Bakkhali, dans la partie indienne du delta, ce bâtiment du gouvernement britannique [qui a administré l’Inde jusqu’à 1947, NDLR] a cédé aux attaques incessantes des eaux. Il y a quelques années encore, il était entouré de maisons de terre, désormais disparues, à l’instar de nombreux villages côtiers. « Les habitants montrent la mer et disent : “Ici se trouvait ma maison”. C’est une réalité extrêmement tangible », raconte le photographe originaire du Bengale-Occidental. Les deux tiers du Bangladesh se situent à moins de 4,5 mètres au-dessus du niveau de la mer. Plus de 10 % se trouvent en dessous. « La montée des eaux tue des milliers de personnes chaque année. L’érosion seule provoque 200 000 déplacés par an. Et ce n’est que le tout début » , prévient l’ONG britannique Environmental Justice Foundation. Les inondations couplées à des phénomènes météorologiques extrêmes de plus en plus fréquents et intenses – super-cyclones tropicaux en tête – dévastent tout, forçant les habitants à la migration, dans l’une des régions les plus pauvres du monde, selon la Banque mondiale. « Ces terres sont devenues des marécages inconstructibles, impraticables et impropres aux cultures. Sur cette image, une vague a tout submergé. Les troncs montrent le niveau auquel l’eau est montée, à la hauteur des enfants. Cette fois, c’est arrivé en journée. Mais de nuit, comment sauver sa vie ? » , se tourmente le photographe. En 2021, une immense vague a submergé l’île de Mousuni lors du passage d’un cyclone. Ce couple reste prostré devant le tas de gravats et de boue qu’est devenue sa maison. Derrière eux, une autre construction de briques a tenu bon, malgré l’eau montée jusqu’au toit. Que faire quand tout a été perdu – la terre cultivée pendant des générations, le bétail, l’espoir ? Beaucoup fuient vers les métropoles. « Dacca reçoit chaque jour 2 000 nouveaux habitants. 70 % de ces arrivées sont dues aux catastrophes naturelles et au changement climatique » , indiquait les autorités de la capitale du Bangladesh, fin 2023. Des chiffres sous-évalués selon Arko Datto, faute de recensement dans de nombreuses zones du delta. Le périlleux voyage commence sur l’un de ces ferries qui assurent les longues liaisons quotidiennes entre les îles du sud du pays et Dacca. Ayant pour la plupart reçu peu d’éducation, les migrants se retrouvent à grossir les rangs des ouvriers de l’habillement – le Bangladesh représente le 2e pays de production d’habits dans le monde – ou du bâtiment. Deux secteurs en plein essor, avec la croissance de la capitale due à leur venue, mais aussi particulièrement polluants, et qui contribuent donc au réchauffement climatique. « Comme aucun endroit n’est prévu pour les accueillir, ils finissent dans des bidonvilles. Leur situation laisse entrevoir la crise massive de réfugiés climatiques qui s’annonce au niveau planétaire. Et notre impréparation. » Selon l’ONU, 70 % des 7 millions de personnes vivant à la rue à Dacca sont des réfugiés climatiques. Dans le delta, les bateaux sont omniprésents. Certaines portions de terre ne sont accessibles que par l’eau : il n’y a pas de ponts, quelques routes à peine que l’on parcourt en rickshaw . Une grande partie de la population vit et se nourrit de la pêche, mais cette activité est elle aussi mise en péril par la montée du niveau de la mer. Le CNRS explique que « la salinisation du delta du Bengale se trouve au premier rang des aléas environnementaux de la zone […] et affecte profondément les conditions socio-économiques locales ». Cette salinisation menace la santé de la mangrove et donc les poissons d’eau douce, mais aussi la qualité des terres, privant les familles de leurs sources de nourriture. « À défaut d’attraper des poissons, cette embarcation repêchait des sacs de pommes de terre, jetés d’un ferry. Cela m’a rappelé les largages par avion dans les zones de guerre », se souvient Arko Datto. Les inondations et autres phénomènes météorologiques extrêmes privent des zones entières d’un accès à l’électricité déjà précaire. Quand cette femme a été photographiée à Bakkhali, en 2019, elle vivait sans courant depuis plus d’un mois. « Très souvent en Inde, les femmes restent seules après les catastrophes, le temps que les hommes partent vers les métropoles chercher un logement, un emploi ou de l’argent. Elles subsistent alors dans des abris de fortune où elles prennent soin de leur famille. Dans le delta, beaucoup ont de toute façon renoncé aux maisons de boue pour leur préférer des maisons de tôles “en kit”, faites de morceaux qui peuvent être récupérés pour reconstruire plus loin quand l’eau monte », relate Arko Datto. Des pêcheurs du delta ont décoré leur bateau et attendent que la marée monte pour partir en pèlerinage sur l’île sacrée de Sagar en Inde, dans l’espoir d’une bonne saison de pêche. « Peu de personnes dans le monde subissent autant les effets du changement climatique que les habitants du détroit du Bengale », estime l’Environmental Justice Foundation. « C’est particulièrement injuste car ils ont une empreinte carbone proche de zéro : ils n’ont pas de voiture, cultivent leurs terres à petite échelle et sans pesticides, ne consomment presque rien, ne prennent pas l’avion, vivent sans électricité », pointe le photographe. « La corruption gangrène ces régions. Des entreprises construisent sciemment des digues de mauvaise qualité qui ne tiendront pas longtemps, pour s’assurer des chantiers de consolidation ou de reconstruction dans les années qui suivent », s’indigne le photographe. En attendant, des digues de fortune, faites de sacs de sable amoncelés, sont installées pour empêcher la mer d’envahir les terres les villages. Ici à Kuakata au Bangladesh, le rempart de fortune s’est affaissé et même ouvert par endroits. Aujourd’hui, c’est le delta qui est touché, mais « quand la mangrove – barrière naturelle protectrice contre les tsunamis et les cyclones – sera perdue, ce sont les villes comme Dacca ou Calcutta qui seront affectées » . Un chariot représentant Makara, une créature de la mythologie hindoue mi-poisson mi-éléphant, roule sur l’île indienne de Sagar, qui subit également la montée des eaux. C’est en ce lieu saint de l’hindouisme que le Gange et la mer se rencontrent. On vient y prendre des bains sacrés ou prier. La déesse, qui pour les Hindous est la monture (vâhana) des divinités du fleuve Gange et de l’océan, dispense ses bénédictions en échange d’offrandes. « Les dieux ont quitté ces terres, abandonné les hommes à leur sort et à la montée des eaux, mais eux continuent de croire. C’est un peuple extrêmement résilient », estime le photographe. Mais a-t-il vraiment le choix ?