« Il y a un monstre qui vit dans mon ventre. Il dort. Il n’en finit pas de dormir. Rien ne le réveille. Rien ne l’extirpe de son lit de ventre. Quand il dort, il “manstrue”… Non, mince, je recommence. » Ce matin de juin 2024, Lénaïg a poussé à la hâte les dizaines de livres qui encombraient son bureau pour s’entraîner à voix haute. En face d’elle, sur l’écran de son ordinateur, la bande-son qu’elle prépare depuis des jours. Elle appuie sur play et recommence. « Il y a un monstre qui vit dans mon ventre. Il dort. » Dans quelques heures, elle déclamera ses textes sur un DJ set électro au festival grenoblois La poésie est une oreille. Une première pour la récente Iséroise. Ses yeux noisette bordés d’une coupe courte fixent la feuille. Elle reprend. « Quand il dort, il “monstrue”… Ça y est, je le tiens ! »
À 28 ans, Lénaïg Cariou se trouve à un carrefour. Depuis 2020, elle vit sur sa bourse de thèse, un Smic par mois et, en bonus, un peu de temps pour écrire de la poésie. « Mais ça se termine, et je me pose la question : vivre de ma création à plein temps ou continuer à l’université ? », s’interroge l’écrivaine dont le prochain recueil, Les Dires, sera publié chez P.O.L au printemps 2025. Il faut dire que, après la pandémie de Covid-19, elle a vu le genre se transformer.
On est à San Francisco dans les années 1960. Tout le monde cherche des marchés porteurs et la poésie en est un !
Antoine Caro, directeur des éditions Seghers
Depuis 2019, les ventes d’ouvrages de poésie ont augmenté de 70 % en valeur selon le groupe d’analyse GfK, quand le reste de l’édition a vu son chiffre d’affaires croître d’à peine 5 %. Un succès soutenu par deux poétesses, la Canadienne Rupi Kaur et la Française Cécile Coulon, qui affolent les statistiques, vendant jusqu’à 360 000 exemplaires par titre dans l’Hexagone. Flairant le filon, en octobre 2020, deux poids lourds de l’édition se sont aventurés sur le marché : L’Iconoclaste, en créant L’Iconopop, une collection de poésie contemporaine aux ambitions commerciales assumées, et Seghers, maison historique du genre, relancée dans le giron du mastodonte de l’édition, Editis. En mars dernier, le groupe, détenu depuis 2023 par le milliardaire Daniel Kretinsky, s’est même engagé dans la poésie de poche avec sa maison Pocket. « On est à San Francisco dans les années 1960 [référence à la période d’effervescence artistique qu’a connue la ville à cette époque, NDLR], se réjouit Antoine Caro, directeur de Seghers dont le chiffre d’affaires a doublé dès la première année d’activité. Tout le monde cherche des marchés porteurs et la poésie en est un ! »
L’enseignante-chercheuse en littérature Camille Bloomfield a mené une étude début 2024, sur les poètes actuels. Les premiers résultats obtenus lui ont permis de tirer une observation indéniable : le champ poétique est désormais largement investi par les femmes. Les nouvelles poétesses surgissent dans l’espace public, et, maîtrisant les codes des influenceuses, n’hésitent pas à se mettre en scène sur les réseaux sociaux, première marche de ce nouveau système économique où les ventes passent par la validation des pairs avant l’étape édition. Certaines, comme Mélanie Leblanc, ont même choisi de quitter leur emploi (de professeure dans son cas) pour faire de la poésie leur activité principale. L’ère du poète maudit est terminée. Voici venu le temps des « Beyoncé de la poésie », comme le revendique la poétesse Rim Battal, l’une des meneuses de cette nouvelle vague.
Corps cru
« Peau », « prison », « vulve » ! Sous le soleil miraculeux de ce lundi de juin, les mots jaillissent. En plus de sa lecture en musique, Lénaïg Cariou a été invitée à animer un atelier d’écriture, à l’issue duquel sa dizaine d’apprenties pourront, elles aussi, déclamer leurs textes le soir de la performance. Dans ses vers, l’une des participantes ose dire enfin ce qui longtemps l’a fait rougir : un « corps qui se tord et se déforme ». En cercle, dans l’herbe face aux autres, elle parle des traces, des coups et des tâches indélébiles. Julie s’étonne, elle aussi, d’arriver à se confier sur le papier : « Toutes ces choses, je les travaille avec ma psy. C’est assez troublant de les écrire. » Le genre se renouvelle. Il se veut moins élitiste et n’hésite pas à aborder des sujets trash – comme la pornographie – ou politiques – comme les luttes sociales et les violences faites aux femmes. La poésie, écrit Hortense Raynal, autre figure de proue du mouvement, c’est « avoir une bouche-fumier », « c’est de la terre creusée, décomposée. La poésie c’est sale. Sale et fertile ».
Si cette génération n’est pas la première à aborder ce que la société ne veut pas voir – Baudelaire, il y a presque deux siècles, parlait des femmes prostituées –, elle est néanmoins pionnière en faisant « entrer la poésie dans la pop culture », explique Camille Bloomfield, qui est aussi autrice, traductrice et membre du comité de rédaction de la revue Po&sie. Une entrée dans l’industrie culturelle qui passe tout autant par les mots que par l’utilisation d’outils numériques, Instagram en tête. Avec quasiment 10 000 abonnés, Rim Battal est l’une des premières en France à faire de son image une fenêtre sur sa création. Observatrice attentive du phénomène, Camille Bloomfield décrypte : « Dans les années 1960, l’Oulipo a déjà essayé de démocratiser le genre, mais cela n’a pas eu le même écho qu’aujourd’hui. Les néo-poétesses, portées par les récentes questions féministes et intersectionnelles, ont décidé de reprendre une place dans l’espace public, avec cette idée que tout le monde peut s’essayer à la poésie. »
Scène sémillante
À La Bifurk, ancienne usine de fils télécom devenue tiers-lieu où prend place le festival La poésie est une oreille, la bière est la moins chère du quartier. Mais ce n’est pas pour ça qu’une petite foule compacte s’est réunie sous les tôles ondulées de l’auvent ce jeudi soir. C’est pour écouter des vers, ceux de Lénaïg, de ses apprenties et d’Hortense Raynal. Live Bar (à Nantes), le Bistro de l’Utopia (à Toulouse), Culture Rapide et le bar des Écuries (à Paris)…
Ils sont de plus en plus nombreux, ces rades où l’on appelle les clients des poètes, à fleurir dans les grandes villes de l’Hexagone. Et à s’associer aux multiples collectifs de poésie pour organiser déclamations et scènes ouvertes. « Aujourd’hui, nous devons même renvoyer les retardataires chez eux tant on est serrés ! », constate Héloïse Brézillon qui monte tous les mois sur la scène du Lou Pascalou, à Paris, pour son cabaret Mange tes mots.
Être visibles, on en a besoin : qui connaît le nom d’une poétesse du XXe siècle ?
Lénaïg Cariou, écrivaine
« Cette visibilité, renforcée par les valeurs féministes, est allée jusqu’à modifier la posture du poète, qui désormais revendique la possibilité de gagner de l’argent avec son art », complète Camille Bloomfield. Car, plus prosaïquement, la scène permet un mode de rémunération viable. À la différence des écrivains – qui le réclament depuis des années aux successifs ministres de la Culture –, les auteurs de poésie peuvent devenir, grâce à leurs performances, intermittents du spectacle. Un statut qui nécessite de justifier 507 heures de travail dans le secteur de l’audiovisuel ou du spectacle vivant au cours des douze derniers mois et qui permet de toucher sur les périodes non travaillées une allocation chômage. Donc pour vivre de son art, Lénaïg Cariou doit monter sur les planches.
Pour la performance de ce soir-là, elle est payée 400 euros, auxquels s’ajoutent les 250 euros d’animation de l’atelier. Soit plus, jusqu’à présent, que pour son dernier recueil, À main levée (éd. Lanskine, juin 2024), qu’elle a mis un an et demi à écrire. « Un auteur touche 1 ou 2 euros par livre. Pour vivre de sa plume, il lui faudrait vendre 15 000 à 30 000 exemplaires par an, ce qui est réservé à une minorité », calcule Alexandre Bord. L’ancien codirecteur (avec Cécile Coulon) de L’Iconopop a fondé l’agence Book en s’inspirant des pratiques dans la musique pour programmer les poètes au théâtre, en festival et dans des salles de concert. De leur côté, les « poétasses » – comme elles aiment à se nommer – ont formé un réseau informel d’entraide : pour postuler à une bourse ou obtenir une résidence, pour exiger plus de transparence sur les barèmes de rémunération, ou pour partager des noms d’éditeurs, de jurés ou de professeurs d’université à éviter à cause de leurs propos sexistes, homophobes ou racistes, témoigne la poétesse et actrice Zoé Besmond de Senneville.
Clash de clans
Le rire de Lénaïg explose au milieu du pépiement des martinets. À une heure de sa performance, elle a retrouvé ses amies à La Bifurk. Elle a hâte. Il faut dire qu’elle n’a pas toujours exercé dans un cadre aussi accueillant. Il y a trois ans, elle a initié le festival Poet.e.s.s.e.s, dont le positionnement féministe a immédiatement déplu à une partie de ses congénères, qui n’ont pas tari de critiques. Avant elle, Cécile Coulon avait déjà connu la vindicte d’un milieu peu enclin au changement. Connue pour ses romans, elle a obtenu en 2018 le prix Apollinaire pour son premier recueil, Les Ronces (éd. Le Castor Astral). Le succès a été aussi immédiat que la campagne de haine sur les réseaux. L’argument : l’intérêt commercial que génèrent ses textes, comme tous ceux de la nouvelle génération, pervertirait l’acte de création.
« C’était atroce. Pendant plusieurs semaines, des inconnus et des auteurs que je lisais, ont posté des centaines de commentaires se demandant avec qui j’avais couché pour avoir le prix », raconte-t-elle. En janvier dernier, elles ont été nombreuses à signer la tribune parue en janvier dans Libération, contre Sylvain Tesson, « icône réactionnaire », quand l’écrivain a été choisi comme parrain du Printemps des poètes. Rebelote cinq mois plus tard, au Marché de la poésie : l’invitation de la Palestine en 2025 venait d’être reportée sine die par les organisateurs. Appel au boycott, manifestations, création d’un événement dissident… Les frondeuses ont investi l’espace médiatique. Une semaine plus tard, l’invitation était finalement confirmée.
Les attaques ne font pas peur à Lenaïg, pas plus que les accusations de « mainstreamisation ». « Être visibles, on en a besoin : qui connaît le nom d’une poétesse du XXe siècle ? » La musique électro s’élève. Ce soir, elle a enfilé ses chaussettes rose fluo. « Il y a un monstre qui vit dans mon ventre. » La jeune femme semble légère sur scène. Sa poésie est comme un drag show. Un espace où l’on tord les règles et où l’on résiste aux normes. « Quand il dort, il monstrue. » L’aube venue, elle remettra son masque de madame Tout-le-monde. Et à la rentrée, c’est décidé, elle donnera des cours de littérature à l’université.