Banlieue blanche de Johannesburg jadis prospère, Daleside n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis que la désindustrialisation l’a figée dans le passé. Deux photographes, le Français Cyprien Clément-Delmas et le Sud-Africain Lindokuhle Sobekwa, en ont arpenté les rues pendant cinq ans, de 2015 à 2020. Le second, dont nous présentons ici une dizaine d’images, relate leur rencontre avec une communauté à la dérive.
Comme d’autres banlieues de Johannesburg, Daleside est un lieu d’installation historique des Afrikaners, les Sud-Africains d’ascendance néerlandaise. Nombre d’entre eux ont choisi cette région – le Transvaal – car elle concentrait la plus grande partie des réserves d’or du pays. Aujourd’hui, la ville reste à majorité blanche, mais son passé doré paraît bien lointain. En récession depuis les années 2000, la nation arc-en-ciel dont rêvait Nelson Mandela est toujours confrontée à ses vieux démons : racisme, corruption politique… Et les coupures d’électricité font partie du quotidien. Selon le classement du Programme des Nations unies pour le développement humain (PNUD), l’indice de développement humain (IDH) du pays a reculé de 36 places entre 1990 et 2021. Si l’appauvrissement est général, les inégalités persistent : le salaire des Blancs reste en moyenne trois fois plus élevé que celui de la population noire. Dominique appartient à la cinquième génération d’Afrikaners vivant à Daleside. « Sa famille fait partie de celles auxquelles je me suis le plus attaché. Dominique rêvait de devenir mannequin. À chaque fois que j’allais chez elle, elle me montrait les nouveaux vêtements que sa mère lui avait cousus et posait devant les posters de ses stars préférées. Je me demande si elle a réussi à devenir modèle » , relate Lindokuhle Sobekwa. On estime à 4,5 millions le nombre de Blancs en Afrique du Sud, soit 7 % de la population. Cité prospère tissée d’or au XIXe siècle, Daleside devient, au XXe siècle, un lieu où les industries fourmillent. Contremaîtres, ingénieurs et ouvriers s’installent alors sur de vastes terrains. « Une des choses qui m’ont le plus frappé à Daleside est la lumière, témoigne le photographe. J’ai grandi à Thokoza, un quartier pauvre au sud de Johannesburg où les gens sont entassés dans un tout petit espace. À l’inverse, les terrains à Daleside sont immenses. C’est une vraie différence entre les communautés blanches et les townships noirs. » Après la fin de l’apartheid en 1991, les mines de dolomie qui permettaient aux Afrikaners de prospérer ont été privatisées, et la mondialisation a conduit plusieurs usines à fermer. Le niveau de vie des habitants a alors baissé drastiquement. Morne est l’un des premiers garçons que Lindokuhle Sobekwa a rencontrés à Daleside. « Je l’ai vu grandir. Aux dernières nouvelles, il répare des objets dans une ferme. Beaucoup de gens font ça maintenant. » Selon l’institut national des statistiques, le taux de chômage en Afrique du Sud – l’un des taux les plus élevés au monde – dépasse les 33 % en 2024. En prenant en compte les personnes ayant abandonné toute recherche d’emploi, le chiffre grimpe au-delà de 42 %. À Daleside comme ailleurs dans le pays, Blancs et Noirs se mélangent peu. Quand Lindokuhle Sobekwa prend en photo ce couple, cela fait déjà quatre ans qu’il se rend fréquemment dans la communauté pour s’intégrer. « Ils vivent dans un mode de vie hérité du passé comme s’ils portaient en eux des restes de la colonisation. Un jour, le gymnase de la ville a été cambriolé. Comme je suis noir, j’ai immédiatement été pris pour cible. Mais heureusement d’autres familles ont été merveilleuses. Celle-ci m’a invité à une fête d’anniversaire, d’autres à des barbecues. » Quelques heures après avoir pris le couple en photo, Lindokuhle Sobekwa est témoin d’une violente bagarre durant l’anniversaire auquel il assiste. « Alors que la fête battait son plein, un garçon est arrivé ivre. Son frère aîné n’a pas apprécié. Pendant dix minutes ils se sont battus, j’ai cru qu’ils allaient se tuer. Ici, l’alcool est un vrai problème. » La supérette Home of Champions est l’un des endroits où Lindokuhle Sobekwa a passé le plus de temps pour rencontrer du monde. Autrefois vivante, la ville n’a plus que deux points de rendez-vous : ce magasin et l’église. « Quand j’étais petit, il y avait un cirque mais il est parti depuis longtemps » , se souvient le photographe dont la mère travaillait comme femme de ménage à Daleside. D’autres banlieues à majorité blanche de Johannesburg comme Bertrams sont dans la même situation de paupérisation. La pauvreté n’empêche pas les Blancs de continuer à employer les Noirs dans les exploitations agricoles qu’ils possèdent encore en masse. Cette photo a été captée au vol : Lindokuhle Sobekwa a eu à peine le temps de demander à ces personnes d’où elles venaient. « Ils m’ont expliqué que l’enfant était celui de leur boss, le propriétaire des terres où ils travaillaient. Ils allaient faire des courses au supermarché pour lui. » Il y a trois ans, le président sud-africain, Cyril Ramaphosa (ANC), a proposé une loi visant à rétablir une certaine égalité entre Blancs et Noirs. Elle prévoyait l’expropriation par l’État de terres détenues en majorité par les Sud-Africains blancs au profit de la population noire, et ce, sans indemnisation. N’ayant pas atteint les deux tiers requis, la proposition a été rejetée. Les Blancs concentrent encore entre leurs mains la grande majorité des terres agricoles. Quand Lindokuhle Sobekwa rencontre la famille de Dominique, la fillette et son frère sont les seuls à accepter d’être pris en photo. Mais le photographe ne perd pas espoir. En 2018, il fait le portrait de la grand-mère. « La famille nous a montré ses archives. Grâce à leurs albums photos, on a pu se rendre compte à quel point la zone a changé, les maisons se sont dégradées… Quand j’étais petit et que je voyais ma mère travailler là-bas, je pensais que cette communauté était bien lotie, mais en y retournant je me suis rendu compte qu’elle avait complètement décliné. » Dans la ville délabrée, certains rêvent d’ailleurs, à l’instar des enfants. « Les plus jeunes partent à l’université, des couples déménagent dans d’autres banlieues. Ils laissent la place. Ces dernières années, de plus en plus de Noirs viennent vivre à Daleside. Nombre d’entre eux ont une profession libérale, médecin par exemple. »