Mais où est donc Toumaï, le doyen de l’humanité ?

Écrit par Sylvie Caster Illustré par Lucile Piketty
Édition de janvier 2018
Mais où est donc Toumaï, le doyen de l’humanité ?
Le professeur Michel Brunet a ratissé sans relâche les déserts. Il a soulevé des tonnes de sable à la recherche de fossiles. Et parfois, il a trouvé. Des crânes, des bouts de mâchoires… Une quête longue, difficile. Il a ainsi sillonné l’Afrique pendant un quart de siècle avant de découvrir le doyen de l’humanité. « XXI » l’a rencontré en 2017.
Article à retrouver dans la revue XXI n°41, Seul contre tous
25 minutes de lecture

« En paléontologie, ce qui est le plus difficile à faire passer, c’est le temps. Je parle en millions d’années. Mes recherches concernent l’aube de l’humanité. » Michel Brunet est paléoanthropologue, professeur au Collège de France. Mais il est avant tout un chercheur ­obstiné à l’origine de deux découvertes paléontologiques majeures : Abel, un australopithèque âgé de 3,5 millions d’années, et Toumaï, un hominidé vieux de 7 millions d’années, le plus ancien de nos ancêtres préhumains connu à ce jour.

À 76 ans, alerte, vivace, le professeur Brunet ne tient pas en place. Il revient du Tchad. Il repart au Cameroun. C’est un passionné du terrain, des missions, des prospections et des fouilles. Il cherche de par le monde les fossiles de préhumains. Ces fragments qui subsistent malgré des millions d’années, parce qu’ils se sont minéralisés. Ils sont les restes fascinants d’un individu disparu depuis la nuit des temps et, pour le paléontologue, « les éléments les plus fiables de notre histoire ».

« Génétiquement, nous sommes des singes. Ou pour être plus précis, nous appartenons au groupe frère des chimpanzés. Nous partageons avec les chimpanzés un ancêtre commun auquel nous devons nos caractéristiques. Mes recherches concernent les premiers préhumains issus de ce dernier ancêtre commun, celui qui a marqué la séparation entre le rameau humain et les chimpanzés. Toute la question est de découvrir cette population ancestrale. Toute l’énigme consiste à savoir où et quand elle a vécu. Et à quel moment la séparation a eu lieu, marquant l’émergence de la famille humaine. »

Si je vous donne envie de chercher des préhumains, soyez sûrs de vous. Parce que vingt-cinq ans, c’est très long dans la vie d’un humain. 

Michel Brunet

Pour le professeur Brunet, la quête de ces préhumains a pris des décennies. « Je suis parti en 1984 au Cameroun et on a trouvé Abel au Tchad en 1995. Entre le moment où on est parti et celui où on l’a trouvé, il s’est écoulé plus de dix ans. Pour Toumaï, il s’est passé vingt-cinq ans. Si je vous donne envie d’aller chercher des préhumains, soyez sûrs de vous. Parce que vingt-cinq ans, c’est très long dans la vie d’un humain. »

Michel Brunet est têtu. C’est le fond de son tempérament. Mais la ténacité n’est pas ­inutile en paléontologie, quand on doit chercher ­pendant toute une vie. En lui se mélangent le don du conteur, la passion du chercheur, l’ego et un côté gamin.

C’est un puits de science qui sait raconter de façon vive ses recherches complexes, qui aime partir sur le terrain plus que tout. Il a besoin de ces prospections dans les déserts, dans ces grands espaces qui lui sont vitaux. On le ferait mourir si on l’enfermait dans un bureau. C’est un chercheur passionné de fossiles. « Quand on est sur le terrain, on sait par expérience qu’ils sont rares. Les trouver n’est pas chose aisée. » Trouver des fossiles de ­préhumains, encore moins. On remonte à la nuit des temps.

« C’est un peu comme une enquête policière. Il faut d’abord identifier la région propice, celle qui offre des niveaux sédimentaires vieux de quatre ­millions à neuf millions d’années. On cherche dans des zones subdésertiques. Celles-ci ont un avantage : tout affleure et on a un allié, le vent. » On cherche des dents qui font quelques millimètres, des os. « Les gens sont un peu déçus d’apprendre qu’Abel se résumait à un fragment de mandibule et à quelques dents. Mais scientifiquement, un fossile est un individu, une pièce unique qui ne nous est transmise que parce qu’il s’est fossilisé. » C’est pourquoi, sans doute, ces fossiles sont baptisés. La mandibule et les quelques dents n’appartiennent qu’à Abel.

Balayer, tamiser, trier

Pour trouver ces fragments, on ne creuse pas dans le désert. On le balaie. Grâce au vent qui soulève le sable, on peut découvrir un fossile à vue, en surface. Chance rarissime tout de même. C’est pourquoi « l’opération de ratissage du désert est le rituel immuable de notre profession », explique Michel Brunet.

Les scientifiques de la mission la pratiquent en avançant de front, à trois, à quatre, à six ou davantage, épaule contre épaule, courbés, les yeux rivés au sol, armés de larges balais. Ce travail ardu doit sembler incongru aux nomades qui passent. Ils balaient puis ils tamisent, ils trient des tonnes de sable. « Sur le site d’Abel, c’étaient entre 800 et 1 000 tonnes tamisées pour avoir un reste humain. Ça fait quand même du travail. »

Huit cents tonnes de sable. Pour une petite dent. Mais pour un paléontologue, une dent est un trésor inestimable. C’est même une des clés de l’enquête s’il recherche un préhumain. « L’incisive et la prémolaire indiquent de façon certaine si on a affaire à un chimpanzé ou à un préhumain. Les incisives sont plus marquées chez le chimpanzé. Les canines du chimpanzé sont proéminentes alors qu’elles sont petites chez l’homme. »

Les dents sont les fossiles les plus résistants du squelette. « C’est ce qui perdure, quand tout le reste a disparu. »

Une dent livre de multiples informations. « L’épaisseur de l’émail est mince chez les grands singes, plus épaisse chez les hominidés. L’émail des dents nous renseigne sur la nourriture consommée. Si la couverture d’émail est faible, la nourriture était facile à mastiquer du type d’un fruit. Si la couverture d’émail est forte, il s’agissait de nourriture plus solide. » La pulpe dentaire indique l’âge de l’individu à sa mort, et ce, après des millions d’années. La dent, c’est presque le diamant de l’enquête.

Les dents sont les fossiles les plus résistants du squelette. « C’est ce qui perdure, quand tout le reste a disparu. » Les os, plus fragiles, sont aisément usés par l’érosion. « L’os est globalement rare. Et heureusement. Sinon nous marcherions sur des milliers de squelettes de dinosaures, de mammouths, de rhinocéros. »

La paléontologie est une science qui déclenche l’imagination. On se figure le monde de cauchemar dans lequel nous serions si, l’os s’étant montré aussi résistant que les dents, nous devions marcher sur des milliards de squelettes. Érosion et disparition ne sont pas si mal faites. « Sur le terrain, quand on cherche, on trouve. Mais vous ne trouvez pas forcément ce que vous voulez. Ainsi j’ai travaillé vingt-cinq ans au Cameroun sans trouver de préhominidé. Mais j’ai trouvé des tas de choses au Cameroun, y compris des dinosaures. Sur un site, certains ne cherchent que des préhumains. C’est une grossière erreur. »

Tout ce que vous trouvez vous apprend quelque chose. Vous donne une piste. Même de vos échecs, vous tirez un enseignement : « Un scientifique sérieux sait qu’il faut avoir éliminé des zones, déduit de nouvelles orientations, ouvert des pistes différentes pour trouver. » Bref, il ne faut jamais abandonner l’enquête.

A la recherche de l'ancêtre perdu - Illustration Lucile Piketty

Bien avant que le professeur Brunet ne parte dans ses prospections subdésertiques, en novembre 1974, Lucy est découverte à Hadar, dans le nord de l’Éthiopie, lors d’une mission dirigée par deux paléoanthropologues, Yves Coppens et Donald Johanson, et par le géologue Maurice Taieb. Lucy, ou plutôt ses restes fossiles. Lucy, c’est 52 ossements, soit le squelette d’australopithèque le plus complet qu’on ait jamais trouvé jusque-là.

Lucy a 3,2 millions d’années. Elle était bipède. Elle marchait en se tenant debout sur deux pattes. Ce que seuls les humains font. Elle devait être aussi encore partiellement arboricole (c’est-à-dire qu’elle savait monter aux arbres). Petite, gracile, Lucy mesurait entre 1,10 m et 1,20 m. Elle est morte à environ 25 ans. Lucy est une préhumaine.

Elle a été découverte à l’est du Rift africain, une faille provoquée par le déplacement de deux plaques tectoniques dont la formation remonte à sept millions d’années. Cette « vallée » a coupé l’Afrique en deux, y entraînant des bouleversements climatiques majeurs. À l’ouest du Rift, la forêt restait dense, tandis qu’à l’est, sous les effets de la sécheresse, elle disparaissait pour laisser place à la savane.

Lucy, notre « grand-mère »

À partir de la découverte de Lucy, Yves ­Coppens va proposer la théorie de l’« l’East Side Story », situant à l’est de l’Afrique notre origine ancestrale. Le professeur Brunet : « Yves Coppens a proposé une superbe théorie, un récit plein de poésie, une mythologie de l’origine renouvelée : pour mieux prévenir les dangers, apercevoir les menaces venant de loin dans un environnement devenu ouvert, Lucy s’est redressée. Sa colonne vertébrale s’est verticalisée. Son crâne s’est placé au sommet. Sa main s’est libérée. Ainsi serait née la bipédie : Lucy cherchant à s’adapter à un environnement profondément chamboulé. »

Lucy aurait été ainsi à l’origine de la séparation entre le rameau humain et celui des chimpanzés. Elle serait notre plus vieil ancêtre, « la grand-mère de l’humanité ». Et l’apparition de la lignée humaine aurait eu lieu en Afrique de l’Est dans la savane. L’Afrique de l’Est est dite le « berceau de l’humanité ». « Ce scénario de l’“East Side Story” a convaincu non seulement les paléoanthropologues mais aussi les médias, assurant un relais déterminant vers le grand public. »

Tous les paléontologues cherchaient donc à l’est des préhominidés, persuadés qu’à l’ouest il était impossible d’en trouver. Le professeur ­Brunet va à l’ouest, complètement à rebours de l’idée dominante. « Être chercheur, pour moi, c’est essayer d’être innovant. Aller là où personne ne va. Je suis parti à l’ouest en me disant : soit je ne trouve rien et ça confirme la théorie de Coppens, soit je trouve quelque chose et cela l’infirmera. Trouver à l’ouest des pré­hominidés semblait fou, impensable. On m’a dit : “Vas-y si tu veux. Tu ne trouveras rien”. »

« Ma première idée était d’aller au Tchad. Mais  le pays était en guerre. Alors je me suis rendu au Cameroun. J’y suis resté dix ans sans trouver le moindre hominidé. » Il y fait quelques constatations qui l’amènent à penser que l’Afrique de l’Est n’est peut-être pas le seul berceau de l’humanité.

Les missions restent sans effet, se soldant par la mort d’un ami et laissant Michel Brunet avec la culpabilité d’être encore vivant.

Son entreprise est semée d’embûches, de déceptions, de drames. « Il se trouve qu’au Cameroun un collègue est mort d’une attaque de palu résistant. Il était venu chercher avec moi. C’était un ami. Abel Brillanceau. Il avait une femme, cinq enfants. Il est mort en mission. On m’a reproché d’avoir entraîné toute une équipe pour une quête inutile à l’ouest qui ne permettrait jamais la découverte du moindre hominidé. Quand il est mort, j’ai failli renoncer. »

Pour le chercheur, c’est « la traversée du désert ». Une quête que l’on dit inutile, dérisoire. Une obstination qu’on lui reproche. Des missions sans effet qui se soldent par la mort d’un ami et le laissent avec la culpabilité d’être encore vivant : « Je me suis dit : pourquoi lui et pas moi ? Et je suis reparti encore plus seul. » Après une longue, très longue période sombre, en janvier 1994, le professeur Brunet et son équipe partent faire des prospections au Tchad, dans le désert du Djourab. Ce Tchad qui, dès le début, lui semblait un « candidat très sérieux ». Mais il a fallu attendre la fin du conflit avec la Libye « pour obtenir les précieux laissez-passer et permis de fouilles ».

Il se retrouve dans ce désert d’« une immensité de beauté ». Mais aussi terriblement dur. Les squelettes des chameaux, parfois de leurs chameliers, en témoignent. Pour l’équipe de la mission de paléontologie, l’expérience est ardue. « Il faut travailler entre octobre et février. Avant, la saison des pluies transforme les pistes en bourbiers impraticables. Au-delà, les températures dépassent les 45 °C et rendent les conditions de travail impossibles. »

Il fait 5 °C la nuit. On souffre du froid et du vent. « Pas le vent en lui-même, mais quand il soulève une tempête de sable. C’est parfois si violent que vous êtes face à un mur de sable. L’air devient complètement opaque. On n’avait pas de tente. On bivouaquait au plus simple. Mais quand vous ne pouvez pas vous abriter ailleurs que dans une cabine de jeep, c’est fatigant. »

Le vent souffle en rafales si puissantes qu’elles font avancer les dunes sur des dizaines de kilomètres ou créent des amoncellements de sable qui s’effondrent par pans entiers, « comme des avalanches de poudreuse ». Le sable est partout, il envahit tout. « Il rentre même jusque dans des ­Thermos hermétiquement fermées. » Vous mangez du sable. Vous buvez du sable. Vos yeux sont criblés de sable. Le maître est le vent. En soufflant, il ensevelit tout.

C’est le paradoxe du vent : il peut, en soulevant le sable, découvrir un gisement fossilifère. Et aussi le faire disparaître à jamais. Il révèle ou il détruit. « C’est le vent qui tourne les pages. Et quand il tourne une page, la page disparaît. Encore faut-il être là au moment opportun. Parfois, on arrive trop tôt. D’autres fois, trop tard. »

J’étais tout seul. J’ai vu le crâne ! J’ai vu les orbites et la nasale. Mon cœur s’est mis à battre. Je savais qu’on avait trouvé un préhominidé.

Ahounta Djimdoumalbaye, Tchadien membre de l’équipe

Le 23 janvier 1995, dans ce désert du Djourab, c’est enfin le moment opportun. M. Tormalta, qui est tchadien et appartient à l’équipe, repère une mâchoire. Le professeur Brunet : « Quand je l’ai vue, j’ai su tout de suite que nous étions en présence de la mandibule d’un hominidé ancien. La canine inférieure ne laissait aucun doute. À coup sûr, il s’agissait d’un reste vieux de plusieurs millions ­d’années. J’avais enfin trouvé ce que je cherchais depuis vingt ans. La mandibule que nous venions de mettre au jour s’appellerait Abel. » En hommage à son ami Abel Brillanceau.

Abel a 3,5 millions d’années. Il vient d’être découvert à l’ouest. En juillet 2001, toujours à l’ouest, toujours au Tchad, dans ce même désert du Djourab, sur le site 226, Ahounta Djimdoumalbaye, un étudiant tchadien membre de l’équipe, aperçoit un crâne fossilisé, noir, un peu déformé, recouvert d’une croûte de silice de fer et de manganèse. « Ahounta est le meilleur des chasseurs de fossiles. Il possède la meilleure paire d’yeux d’entre nous », dit Michel Brunet. Ahounta raconte : « J’étais tout seul. J’ai vu le crâne ! J’ai vu les orbites et la nasale. Mon cœur s’est mis à battre. Je savais qu’on avait trouvé un préhominidé. » Le professeur Brunet : « J’avais dit à Ahounta : on va trouver, c’est toi qui vas trouver. Je lui ai dit cela en 1997. On a trouvé en 2001. »

Ils viennent de découvrir un préhumain très ancien. Le plus ancien qu’on ait jamais découvert. Il a 7 millions d’années. Il sera baptisé « ­Toumaï », « espoir de vie » en goran, la langue locale. « On disait qu’il était impossible de trouver des préhumains à l’ouest. Et voilà qu’on en avait découvert deux. Abel et Toumaï. Cela voulait dire que l’hypothèse de Coppens n’était pas la bonne. » Toumaï mesurait 1,10 mètre, pesait 35 à 45 kilos. Il était bipède. Il était arboricole. Il est mort à 20 ou 21 ans. Il a été découvert dans le désert mais, il y a sept millions d’années, le désert n’était pas un désert. « Le désert tchadien est récent. » Le lac Tchad est aujourd’hui réduit à moins de 5 000 kilomètres carrés. Mais à l’époque de Toumaï, c’était un immense lac d’eau douce qui s’étendait sur plus de 400 000 kilomètres carrés, l’équivalent de la mer Caspienne.

En place du désert aride, il faut donc imaginer un mégalac Tchad, un immense delta où alternaient rivières, lacs et lagunes, des forêts, des prairies et savanes arborées et, à la proximité de ces eaux, un ensemble grouillant de vie et de végétation. Patrick Vignaud, un paléontologue qui a participé à la mission « Toumaï » : « Il y avait des marécages et aussi des eaux vives avec beaucoup de poissons. » Olga Otero, paléontologue, va retrouver des traces de perches du Nil, de poissons chats : « Cet ensemble d’eaux et de terre était riche, ­abondant. »

A la recherche de l'ancêtre perdu - Illustration Lucile Piketty

Toumaï vivait dans une savane arborée à la lisière de ce qui était rivière ou lac. Son environnement était « assez chouette », selon le professeur Brunet, mais Toumaï y risquait la mort constamment. Des traces de huit types de félins ont été retrouvées. Ce nombre important indique qu’il y avait de la nourriture en abondance. Si ­certains de ces fauves étaient petits, d’autres étaient de véritables monstres. Parmi eux, un tigre colossal pesant dans les 500 kilos et muni de canines supérieures en lames de sabre. Tout cela faisant de lui le plus redoutable des ­carnassiers.

Toumaï était arboricole. Cela se comprend. Il avait besoin de savoir grimper aux branches vivement pour échapper à de tels prédateurs. Il se cachait dans les arbres pour s’y protéger et vraisemblablement la nuit, il y dormait. Par ­l’analyse de ses dents, on sait ce qu’il ­mangeait. Jean-Jacques ­Jaeger, paléontologue : « C’étaient des fruits, des feuilles tendres, des tubercules. » Un régime très ­diététique. Parfois peut-être amélioré de viande. On sait aussi que ­Toumaï ne vivait pas seul. Puisqu’on retrouvera sur place des ossements appartenant à douze autres ­individus.

Le nombre de personnes travaillant pour établir comment Toumaï vivait, quel était son environnement est impressionnant : géologue, sédimentologue, spécialistes des os, des dents, des poissons, des félins. Le professeur Brunet : « Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait grâce à mon équipe. Seul, on n’est rien. »

« Nous sommes tous des Africains »

Un mois plus tard, le professeur ­Brunet emporte le crâne de Toumaï, qui part de ­N’Djamena  dans une boîte en bois, enrobé de coton hydrophile. Ce crâne venu de la nuit des temps prend l’avion. Il va falloir plus d’un an pour établir la « carte d’identité » de Toumaï. Et reconstituer à l’identique de ce qu’il était son crâne complet mais déformé par des millions d’années de ­sédimentation.

Ce travail de reconstruction en 3D a été fait par deux anthropologues de Zurich. Élisabeth Daynès, une plasticienne française spécialisée en paléontologie, a ensuite sculpté à partir d’un moulage en résine et avec des données anatomiques précises les muscles qui permettent de lui redonner ses traits. Elle a restitué à Toumaï son visage entier. Elle lui a redonné jusqu’à ses yeux si ­expressifs. C’est une création saisissante, au plus près de la réalité. Enfin, celle qu’on peut attraper.

Les avancées technologiques ont bouleversé la paléontologie. Avant, on frottait les dents avec une brosse à dents pour les rendre plus belles. On mettait de la grenaille de plomb dans les crânes. Désormais, on peut « lire » jusque dans les rayures de l’émail. On peut reconstituer en 3D un crâne déformé. Scanner et numériser des milliers ­d’ossements.

En 2002, le professeur et son équipe détaillent leur découverte dans la prestigieuse revue scientifique Nature. « Cet article, c’est l’acte de naissance de Toumaï. Quand on l’a publié, on savait que c’était le premier préhumain connu. C’est cela qui a fait le tour du monde. » Toumaï a bénéficié des techniques les plus pointues pour son analyse, sa reconstruction : « Quand on est le préhumain le plus ancien, c’est facile d’obtenir des rendez-vous », ironise le ­professeur Brunet.

L’Afrique de l’Est n’est plus le berceau de l’humanité. Les deux hominidés ont été trouvés dans un lieu jugé impensable.

Toumaï est devenu une célébrité. Mais c’est avant tout une fabuleuse découverte. Avec ses 7 millions d’années, il a fait faire un bond retentissant à la datation de l’origine du rameau humain. « Lucy a 3,2 millions d’années. Toumaï, 7 millions. On considérait Lucy comme la grand-mère de l’humanité. Mais elle est plus proche de nous dans le temps qu’elle ne l’est de Toumaï. » Abel et ­Toumaï remettent en cause la théorie de l’East Side. Ils ont été découverts à l’ouest de l’Afrique et à 2 500 ­kilomètres du Rift. L’Afrique de l’Est n’est plus le berceau de l’humanité. Les deux hominidés ont été trouvés dans un lieu jugé improbable, impossible, impensable même. « Ce sont des inattendus de la science. » Deux surprises qui ouvrent des perspectives nouvelles.

Le professeur Brunet : « Notre berceau est africain et tropical. Nous sommes tous des Africains d’origine. Mais certaines personnes ont beaucoup de mal à admettre que nous étions tous noirs au départ. Quand on va au soleil, on a la peau qui fonce. La mélanine n’est qu’un pigment. Peau noire, peau blanche, c’est seulement la répartition de la mélanine qui change. Vous imaginez tout le sang et les larmes que cela a fait verser ! »

Non seulement nous étions noirs au départ mais de plus nous sommes tous des migrants. « Sur sept millions d’années, on en a passé cinq millions en Afrique et seulement deux millions sur les autres continents sur lesquels on a migré. Cela devrait nous enjoindre à plus de tolérance, à plus de générosité. » Mais on en est resté aux croyances de l’anthro­pologie du XIXe siècle.

Les Mercedes de Kadhafi

Toumaï trouvé, le professeur Brunet se demande : avant lui, qu’y avait-il ? « Je n’en savais rien et voilà pourquoi je voulais aller en Libye », un pays qui détient des trésors paléontologiques. Mais il y a Mouammar Kadhafi. Les recherches sur l’origine de l’humanité demandent parfois de passer par de surprenants contacts. « J’ai rencontré Jacques Chirac par hasard. Je me suis aperçu qu’il était très cultivé, qu’il connaissait tout sur Toumaï. Il était passionné par le sujet. Cela a conduit jusqu’à une séance de paléontologie à l’Élysée. Il m’a dit : “Je veux vous aider. Qu’est-ce que je peux faire ?” Je lui ai répondu : “Présentez-moi le Guide”. »

Les deux hommes nouent une relation d’estime réciproque où entre un peu d’intérêt partagé. En 2005, le Président l’invite à participer au voyage officiel qu’il conduit en Libye. « On m’a mis dans un centre hôtelier à Syrte. Puis je me suis retrouvé dans une Mercedes noire, au sein d’un groupe d’autres Mercedes noires. On a traversé Syrte à toute allure. Pour ce convoi, il n’y avait que des feux verts. On m’a dit : “Il faut donner ton ordinateur”, puis “Tu peux garder ton ordinateur”. »

Le paléontologue se retrouve dans le désert : « Il y avait un petit vent frais. Une très grande tente décorée de belles tentures. Les fauteuils étaient en plastique blanc. D’un seul coup, je me suis retrouvé mitraillé par je ne sais combien de photographes. » Kadhafi prenait le thé.

« Chirac lui avait apporté un cadeau, un livre, “L’Esprit des lois” de Montesquieu. » Excellent choix pour un dictateur. La rencontre est surréaliste. Il s’agit d’obtenir de ce preneur de thé sanguinaire l’aval pour inspecter « ses sites ». Sous la vaste tente, le dictateur et le paléontologue s’entretiennent sur Darwin et sur Toumaï.

 J’ai transpiré de peur à Kaboul, quand j’attendais, coupé de tout, sous une pluie de bombes. 

Michel Brunet

Le professeur Brunet : « Ce n’est pas le premier que je rencontre qui ait les mains pleines de sang. Cela fait partie du métier. Je suis paléontologue. Et pour trouver de vieux os, il faut rentrer dans des endroits très fermés. Il faut monter des trucs, ­trouver des contacts, montrer patte blanche. Ce sont des tueurs mais ils peuvent être cultivés, voire affables avec vous. La prison aussi, ça fait partie du métier. On vous arrête. On vous met un fusil dans le dos. »

Chercher des os, ce n’est pas tranquille, c’est risqué. Le berceau de l’humanité ne se trouve pas dans des zones en paix. Afghanistan, Tchad, Libye. « J’ai transpiré de peur à Kaboul, quand j’attendais, coupé de tout, sous une pluie de bombes. » Souvent la guerre, la folie des hommes vous chassent. Un autre jour, le Guide vous sourit et se passionne pour les sciences de la nature.

En 2006, Michel Brunet se rend, avec le professeur Jaeger et leur équipe, dans cette ­partie de la Libye qui l’intéressait. Ils trouvent les fragments fossiles des plus anciens singes connus sur le ­continent africain. Comment étaient-ils, ces singes, ancêtres des singes ? Ils possédaient des dents très petites. Eux aussi.

Avant de repartir au Cameroun, le professeur Brunet est dans son bureau, rue d’Ulm. Il le partage avec Yves Coppens, le découvreur de Lucy, celui dont il a chahuté la théorie. « On est coloc avec Coppens. Les journalistes veulent toujours qu’on se dispute. Mais cela n’est pas le cas. Coppens a redonné ses lettres de noblesse à la paléontologie. » Sur les étagères, une abondante collection de crânes fait méditer sur la vanité de toute vie. Et sur l’aube de notre humanité, notre origine, ce que pouvaient être nos ancêtres les plus lointains. Ces crânes sont tous des moulages.

Le professeur Brunet : « Je ne suis pas un fétichiste des fossiles. Ils appartiennent à tout le monde. Ils sont des trésors de l’humanité. » Abel est rentré chez lui. Toumaï, aussi. « Ils sont au peuple tchadien. » Dans un entretien filmé, Yves Coppens s’entretient avec son « coloc ». Michel ­Brunet : « Quand on a trouvé Abel, j’ai appelé trois personnes, ma mère, David [David Pilbeam, ami paléoanthropologue] et toi. Je t’ai dit : “J’ai trouvé ! ” Tu m’as répondu : “C’est pas possible !” » Yves Coppens : « J’étais persuadé que tu ne trouverais rien. Mais reconnais que quand tu m’as dit : “Je pars.” Je t’ai dit : “Vas‑y !” »

En paléontologie, on n’est jamais certain d’avoir fait la découverte la plus avancée. On découvre des fossiles de plus en plus anciens sur des territoires de plus en plus étendus. Yves Coppens : « Lucy était peut-être la dernière arboricole. On a dit qu’elle était la doyenne de l’humanité. Avec ses 3,2 millions d’années. Alors que c’était juste la petite retardée. » Yves Coppens a beaucoup d’humour.

En paléontologie, on n’est jamais sûr que la théorie qu’on avance ne va pas être un jour infirmée. Yves Coppens et Michel Brunet le savent mieux que personne. « Il y a encore tant de choses à découvrir, dit le professeur Brunet. Ce que je vous raconte aujourd’hui ne sera peut-être plus vrai demain. La vérité est comme une anguille. On croit l’attraper et elle vous file entre les mains. »

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Enquête auprès des « instructeurs », venus de France et de Roumanie, à qui le pouvoir congolais a délégué la guerre dans l’est du pays.
Enquête  |  Avril 2024 | Géographies
Dakar-Paris
Avril 2024
Dakar-Paris
La photographe Jennifer Carlos a suivi un athlète sénégalais qui se prépare à représenter son pays aux Jeux paralympiques en handbike.
L’œil de XXI  |  Avril 2024
La Somalie, accro au charbon de bois
Février 2024
La Somalie, accro au charbon de bois
Le regard du photographe Pascal Maitre sur un combustible utilisé par 2,5 milliards de personnes dans le monde.
L’œil de XXI  |  Février 2024