En août 2020, le Liban, où je vis, se relevait douloureusement de l’explosion du port de Beyrouth. La révolution qui avait porté le pays en 2019 s’essoufflait sous le poids du régime, corrompu et sectaire, hérité des milices de la guerre civile. Dans la cacophonie ambiante, les événements révolutionnaires biélorusses m’avaient échappé. J’avais pourtant, depuis les printemps arabes, eu l’obsession de m’intéresser de près aux soulèvements qui, dans l’euphorie des révoltes populaires, avaient secoué tour à tour le Chili, le Liban, Hongkong, la Tunisie ou encore la Syrie.
Alors que la révolution libanaise tournait en rond, j’ai eu l’envie de rattraper l’épisode que j’avais raté en Biélorussie, un pays si différent de celui où j’habitais, par sa culture, sa langue, son histoire. L’espoir sans doute d’y trouver d’autres leçons sur la révolution. Étrangement, les récits venus de là-bas ont révélé un parfum familier. Celui de l’exil, me rappelant le drame des révolutionnaires syriens établis au Liban. Celui de la répression policière, m’évoquant les violents témoignages de mes amis de Tunisie, ou d’Irak.
Chili, Liban, mêmes slogans
C’est que, depuis plus de dix ans, ces mouvements des « révoltes populaires » ont beaucoup en commun. Une horizontalité d’abord, celle des foules qui, dressées contre des leaders autoritaires, se refusent à produire des figures charismatiques. Un désir de renversement total ensuite, de remise en question tous azimuts : du modèle économique, politique, social… Et surtout une mixité qui donne à ces soulèvements une dimension profondément initiatique. Actifs sur les réseaux sociaux, ces mouvements s’inspirent ouvertement les uns des autres. À se demander si leur succès tient – aussi – à leur capacité à s’initier à la révolution des autres.
Les slogans portés par les militants du Bélarus (le nom qu’ont adopté les opposants au régime de Loukachenko) me frappent par leur similitude avec ceux que j’ai entendus au Liban. Comme les témoignages : « Nous croyions que la force du nombre ferait tomber le régime », « Je pensais m’exiler pour quelques jours seulement… » Ils me rappellent aussi que ces mouvements ont accumulé les mêmes défauts : la difficulté à structurer des représentations politiques, résister à la division, garder le pouvoir s’il a finalement été arraché. Chez les réfugiés de Minsk, leur représentante Svetlana Tikhanovskaïa ne fait pas l’unanimité. Certains ne la jugent pas capable de porter leur cause ni de répondre à leurs problématiques en exil. Dans la lumière du soulèvement, d’autres opposants veulent aussi leur part du gâteau.
Mon premier voyage à Vilnius – je m’y suis rendu à quatre reprises pour ce reportage – a aussi été le premier pas d’un chemin plus long, qui m’a conduit dans une demi-douzaine de pays pour comprendre comment les codes de la révolution se sont mondialisés. Comment des chants de lutte égyptiens se sont retrouvés dans les cortèges tunisiens, et les slogans chiliens sur les murs beyrouthins. « Je pense que nous avons l’instinct de nos révoltes », me confiait Yulia, une jeune militante réfugiée à Vilnius. Plus que de documenter l’histoire, portraiturer les régimes, raconter les soulèvements, il m’importe de montrer comment ces luttes pour la justice, le droit et l’égalité semblent découler d’un ordre naturel, profondément humain, et – mauvaise nouvelle pour les tyrans – inéluctable.