L’homme aux mocassins cirés
Difficile de savoir s’il porte ses habituels mocassins cirés. À la télé, ses chaussures sont floutées. Sans doute parce qu’elles pourraient permettre à d’autres détenus de l’identifier. Comme sa voix, légèrement modifiée. « Le moins de gens me reconnaîtront, le mieux ça sera. Y en a certains, sûrement, qui veulent encore attenter à ma vie. » L’homme qui s’exprime ce soir de 1998 sur France 2 depuis la prison semi-ouverte de Bellechasse, dans le canton de Fribourg en Suisse, est devenu la bête noire des trafiquants internationaux. Tant du côté du Vieux-Port qu’outre-Atlantique, jusqu’en Sicile. Il s’est tellement épanché que sa tête est mise à prix, dit-on. Un contrat d’un million de dollars, glisse même un flic.
Scapula a donné les noms de ses collègues, expliqué le fonctionnement des filières internationales d’héroïne, jusqu’à dénoncer les commanditaires de l’assassinat du juge Michel, en 1981 – des truands marseillais étaient impliqués. De quoi acquérir un statut quasi légendaire dans le « milieu » et un surnom qui a fait la une des quotidiens : « Scapu la balance ». Les journalistes de la chaîne publique n’hésitent d’ailleurs pas à le présenter dans cette interview « exclusive » comme « condamné à mort par la mafia ».
L’homme assume : « Y en a qui disent “balance”, ça ne me gêne plus. Disons “repenti”, c’est plus à la mode, ou “collaborateur de justice”, ça n’a pas beaucoup d’importance. » L’important pour Scapula, c’est le message qu’il veut faire passer. D’abord aux Américains. « Je savais qu’ils avaient une loi sur les repentis. Je savais qu’ils tenaient leur parole », confie-t-il aux envoyés spéciaux de France 2, devant lesquels il apparaît agité, gesticulant parfois, mais le regard toujours perçant, à travers le trou de sa cagoule qui ne laisse voir que ses yeux clairs, tirant sur le vert, et un sourcil fourni.
Balancer des gros bonnets
Ce soir-là à la télé, l’un des derniers barons de la French Connection joue le tout pour le tout. Lui qui a été un pionnier du trafic moderne de stupéfiants, diversifiant l’approvisionnement, surfant sur la mondialisation des réseaux, vivant de continent en continent, d’avions longs courriers en hôtels de luxe, de la jungle birmane aux plages de Floride, se voit rattrapé par sa seconde partie de carrière. Celle d’acteur essentiel du très sensible lien entre la justice et les informateurs en France, bien avant que ne soit créé, en 2004, le statut de repenti dans l’Hexagone. D’où sa demande d’asile faite aux Américains par petit écran interposé. Ils lui doivent bien ça : si Scapula est précieux pour les Français, il l’est aussi et surtout pour les « stups » outre-Atlantique.
Dans les années 1980, il a balancé des gros bonnets de la mafia new-yorkaise, mettant en cause la puissante famille Genovese, et éventé un laboratoire d’héro installé au cœur de l’Arizona. Une première sur le sol américain. Or, aux États-Unis, le statut de repenti a une existence juridique depuis 1970. Il permet de protéger des témoins essentiels dans des affaires de crime organisé en leur accordant l’immunité et une nouvelle identité pour eux et leurs proches. Pas moins de dix-neuf mille personnes en ont bénéficié en un demi-siècle.
Deux ans après cette surréaliste interview télévisée tournée en prison, François Scapula disparaît sans laisser de traces. Sa nouvelle identité comme son adresse restent des secrets bien gardés. Est-il seulement encore en vie ? Des informations discordantes circulent dans les milieux policiers, judiciaires et parmi les malfrats. L’homme en question aurait aujourd’hui 77 ans. Il vivrait une autre vie aux États-Unis, selon certaines sources. D’autres le disent en Europe. Une indiscrétion policière nous a mis sur une autre piste. Nous avons mené l’enquête. Une enquête sur les petits arrangements entre police et justice, et la plus ou moins grande hypocrisie qui encadre en France la possibilité de trahir… ou de se repentir.
François, dit « Francis », un diminutif prisé dans le Marseille de l’après-guerre, fait partie de la dernière génération des trafiquants phocéens de la « blanche ». Celle née à Endoume, en contrebas de la Bonne Mère.
Quand j’ai commencé cette traque l’an dernier, j’avais entendu parler de Scapula à plusieurs reprises. Depuis plus de vingt ans, j’arpente les allées du grand banditisme français, de Paris à Marseille : « le Brun », son surnom, fait partie des personnages un peu mythiques du milieu. Un homme charismatique, flamboyant, ténébreux. Toujours cette aura. De l’élégance. « Un jeune premier du cinéma italien », un « beau garçon », « drôle, séduisant, genre “latin lover” », ont dit de lui les journaux. Et du mystère. « Après sa dernière disparition, on n’en a plus jamais entendu parler », commente un vétéran du milieu phocéen, là où Scapula est devenu un traître absolu aux yeux de ses pairs.
François, dit « Francis », un diminutif prisé dans le Marseille de l’après-guerre, fait partie de la dernière génération des trafiquants phocéens de la « blanche ». Celle née à Endoume, en contrebas de la Bonne Mère, sur les pentes qui mènent jusqu’à la plage des Catalans et au si typique vallon des Auffes, le petit port niché sous la Corniche qui n’a pas encore reçu, au moment de l’enfance de Scapula, le nom du président Kennedy. C’est un des cent villages de la ville, avec ses petits immeubles et ses rues biscornues sauvées de l’alignement haussmannien. « Ici, il y a tout un milieu de jeunes qui, dans les années 1960, s’est spécialisé dans la cambriole », témoigne Émile Diaz, dit Milou, de la même génération que Francis.
Lui n’a pas trahi mais s’est reconverti, et répond volontiers aux journalistes. « Ces jeunes se partageaient la France, et allaient faire des casses ou des braquages aussi loin qu’en Normandie ou en Savoie », poursuit l’actif retraité. À Endoume, Scapula rencontre le complice de ses jeunes années, François Girard, de trois ans son cadet. Girard, dit « le Blond », celui-là même qui, vingt ans plus tard, a, pour la justice, ordonné la mort du juge Michel et que Scapula balancera. Son alter ego dans la délinquance. Le Brun et le Blond, « les deux inséparables ». À la vie, à la mort, pendant longtemps. Spécialisés eux aussi dans les vols et les casses, du moins en début de carrière, avant de se lancer dans la drogue.
Profits phénoménaux grâce à l’héroïne
En cette fin des années 1960, les stupéfiants sont en plein boum, avec des trafiquants millionnaires, bien souvent des Corses vieillissants, qui surfent sur la réputation de Marseille aux États-Unis : la ville est reconnue pour sa production d’héroïne d’une grande pureté. Ils ne le savent pas encore, mais c’est bientôt la fin de cette époque dorée. Corses et Marseillais tiennent le marché depuis les années 1930, bénéficiant d’un réseau fourni de correspondants à travers le monde – recrutés parmi les employés des administrations au temps de l’empire colonial français – mais aussi de la place stratégique de Marseille et son port, point d’entrée de l’Afrique et de l’Orient en France. Jusque‑là, l’opium importé d’Asie se consommait pur. Désormais, l’héroïne, qui en est un dérivé, prend le pas. Et permet des profits phénoménaux.
Quelques chimistes se transmettent leur savoir-faire dans sa transformation. Et si les trafiquants naissent à Endoume ou à la Belle-de-Mai, ils investissent en grandissant dans le quartier de l’Opéra et ses discothèques. Milou le reconverti a monté un « Gangster Tour » à travers l’ancien Marseille mal famé, au cours duquel il colporte la mythologie des bandits de la côte. L’Opéra est une étape obligatoire dans son circuit touristique, même si, aujourd’hui, les magasins de luxe ont tendance à y remplacer les bars de voyous, et les fringues haut de gamme, les entraîneuses.
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Scapula, lui, gagne la capitale. « Il aimait beaucoup Paris. Comme c’est un beau parleur, il passait bien », persifle un autre Marseillais qui l’a bien connu. Francis ne tarde pas à rencontrer tout le gotha du milieu. Il fréquente des bars interlopes, L’Orphéon, près de la Mutualité, et le Club des Corses, boulevard de Picpus, d’où partent vers les States les acheminements d’un autre Marseillais, Jo Signoli, associé à André Labay, producteur de cinéma à ses heures et, d’après ses dires, ancien du SDECE, l’ancêtre de la DGSE, les services de renseignements français. Un attelage condamné pour avoir exporté 732 kilos de blanche, dans des voitures spécialement aménagées avec des caches, et qui jouirait de certaines protections de la part des services secrets français. Un des gros réseaux de l’époque, parmi des dizaines d’autres.
François (le Brun) âgé d’environ 25 ans, avec son physique de jeune premier, ses longs cheveux châtains et son beau visage innocent, ne correspondait certes pas à l’idée qu’on se fait d’un jeune malfrat.
Richard Berdin, dans ses mémoires Nom de code : Richard
Le Brun y fait ses gammes et joue les recruteurs de passeurs d’héroïne vers New York. C’est lui qui embauche un certain Richard Berdin, fraîchement sorti de Fresnes, et qui deviendra une des toutes premières balances de la French Connection, arrêté à New York à l’automne 1971, chargé de 82 kilos d’héroïne. « Dès sa libération, la mafia le poursuit. Pour échapper à sa vengeance, Berdin passe des mois en clinique et doit changer de visage, lit-on dans la présentation des Mémoires de Berdin, alors qu’il mène une nouvelle vie en Amérique. C’est le prix de sa liberté. Une liberté sur laquelle plane à chaque instant la menace d’une mort violente. » De quoi inspirer Scapula plus tard ?
Dans le livre qui en a été tiré, Nom de code : Richard, Berdin le décrit : « François (le Brun) âgé d’environ 25 ans, avec son physique de jeune premier, ses longs cheveux châtains et son beau visage innocent, ne correspondait certes pas à l’idée qu’on se fait d’un jeune malfrat […] Il avait plusieurs filles qui travaillaient pour lui et lui assuraient des revenus substantiels. » Berdin raconte aussi que Scapula l’a présenté à Francis le Belge, jeune caïd marseillais en pleine ascension. La rencontre a lieu chez Jacky, son coiffeur, rue Fontaine à Pigalle, qui sert d’agence de placement pour les passeurs de drogue. « Leur élégance à tous me frappa, écrit Berdin. Ils parlaient et gesticulaient avec véhémence, leurs principaux sujets de conversation ne variaient guère : bagnoles, gonzesses, bouffe, beau linge… Pendant les jours qui suivirent, François Scapula, visiblement impressionné par les gars que nous avions rencontrés, ne cessa de parler de trafic de drogue. »
« Un truc de condé »
Les confidences américaines de ce mouchard font tomber le Brun avec ce petit monde expatrié à Paris. Au procès de la filière Labay-Signoli en 1972, Scapula s’en sort bien. Très bien même. Alors que le Belge prend quatorze ans, lui s’en tire avec seulement cinq. « Il a prétendu que c’était parce qu’il avait été arrêté avant la loi qui a changé entre-temps et, qu’à deux heures près, il prenait vingt ans… Ça, c’est un truc de condé, quoi », croit savoir Milou. À mots couverts, l’ancien trafiquant marseillais se demande si, déjà, Scapula n’est pas de mèche avec certains policiers, pour expliquer la clémence dont il a bénéficié. C’est dire que le Brun a toujours eu une réputation sulfureuse auprès de ses pairs.
À tel point qu’il est difficile, même trois décennies après, de faire parler sur l’homme disparu. En fuite ? Enterré ? Il reste peu de traces de lui à Marseille ou Paris. Il y a longtemps que sa famille a fermé boutique, quartier Saint-Giniez, dans le 8e arrondissement de la cité phocéenne. Elle tenait une modeste épicerie au bas d’un petit immeuble de deux étages, tout près du stade Vélodrome, où l’on trouvait savons, fruits, vins et « boissons hygiéniques ». À sa place, un restaurant asiatique. Ses sœurs habitent encore le quartier. C’est là qu’elles ont grandi avec Francis, leur père, corse, ancien militaire, et leur mère, italienne, qui serait aujourd’hui centenaire. Elles ont refusé mes demandes d’interview.
Est-il seulement repassé les voir à ses sorties de prison ? Quand il est libéré au mitan des années 1970 après avoir été balancé par Berdin, Scapula file à Milan, au contact d’une bande calabraise, se remet dans l’héroïne et touche à la cocaïne qui ne vaut encore pas grand-chose. « C’est un grand voyageur. Quand il est grillé dans un pays, il va dans un autre… Il part au bout du monde », lâche un ami de jeunesse, l’un des seuls à avoir accepté de le raconter. Je le rencontre dans un parc en périphérie de Marseille, sur un banc, au milieu d’une pelouse, à l’abri des oreilles.
Free-lance de la French
Pendant deux heures, nous évoquons la vie de la « balance », qu’il n’hésite pas à traiter aussi d’escroc compulsif et d’embobineur. « Dès qu’il était en garde à vue, c’est simple, il s’affalait. » En clair, il parlait. Infréquentable à Paris puis à Milan, Scapula se mue en globe-trotter. Bahamas, Canada, Mexique, Liban, Thaïlande, Inde, Pakistan, Espagne, Chypre, Égypte, États-Unis… Un vrai catalogue d’agence de voyage. Businessman international, à l’affût du moindre coup, il se fait appeler « Robert », « Freddie », « Roger », rapportent Éric Pelletier et Jean-Marie Pontaut dans leur livre Qui a tué le juge Michel ?.
Le trafiquant aux mocassins cirés et aux costumes italiens recherche tous azimuts de nouveaux approvisionnements en gros de blanche depuis que la filière turque s’est tarie et depuis l’arrêt officiel de la production d’opium. En ce milieu des seventies, il y a pénurie d’héroïne-base à Marseille, la pâte qui est traitée pour obtenir le produit final. Quelques kilos par-ci et des petits laboratoires exsangues par-là. Des places sont à prendre pour la nouvelle génération, celle du baby-boom. Les principaux importateurs sont en prison. Il faut se réinventer, voyager encore et encore. Délocaliser les labos, sous les coups de boutoir de la police judiciaire française, largement épaulée par les stups américains, la DEA, la Drug Enforcement Administration, et ses moyens démesurés. Depuis la présidence Nixon, en effet, tout a changé. Les chimistes et financiers se voient désormais condamnés à des peines à deux chiffres, plus de vingt années pour les récidivistes. La France collabore activement, échange des infos, crée une brigade des stupéfiants à Marseille, renforcée par des flics parisiens chevronnés, réputés incorruptibles. Et Scapula de s’exposer aux regards des agents spéciaux de la DEA. Le voilà « mis en attention », comme disent les stups français.
Durant l’été 1976, les Américains sont à ses trousses et le savent en Thaïlande. « Il apprenait aux Thaïlandais à tourner l’héroïne [transformer la morphine-base en y ajoutant différents produits chimiques puis mélanger le tout telle une subtile mayonnaise, ndlr], alors que lui-même ne savait pas vraiment le faire », s’étonne un trafiquant au crâne dégarni, lui aussi officiellement rangé des voitures. Pour parler de Scapula, il me reçoit dans un PMU sans prétention proche de la rocade de Marseille où se croisent quelques anciens à l’heure du tiercé.
« Il a sauté du troisième étage de l’aéroport »
Les agents de la DEA attendent le retour du Brun à Paris où ils ont préparé un dispositif de surveillance. Mais les policiers de Bangkok le contrôlent avec 9 kilos de morphine-base. Arrestation temporaire. Le Marseillais passe par une fenêtre. « Il s’est évadé », raconte l’ex-voyou, accoudé à un zinc surmonté de pompes à bière, dont l’une délivre une blanche ironiquement appelée « French Connection »… Ça ne s’invente pas. « Il a sauté du troisième étage de l’aéroport. Il s’est cassé la cheville. » Francis gagne la jungle et la frontière birmane, à l’endroit même où il s’est fourni en opium. À un policier, le Brun confiera plus tard y avoir été « bouffé par les moustiques » au point de ne presque plus pouvoir ouvrir les yeux. Selon une indiscrétion, ce sont le Blond, son vieux complice, et le docteur Bousquet, pédiatre dévoyé devenu trafiquant, qui le tirent de ce mauvais pas. La DEA perd de vue Scapula.
Les services américains devraient le savoir : la fuite et la cavale sont une autre spécialité du Brun. C’est ce que racontent ceux qui l’ont connu. Son côté spectaculaire, ultraculotté. Comme ce jour de la fin des années 1970 à Paris, narré par le truculent Milou, en marge de son Gangster Tour qui s’achève par la signature de sa biographie dans un restaurant jadis propriété du parrain Tany Zampa : « Scapula rend visite à un gars avec qui il fait du sport au bois de Vincennes, sans savoir que celui-ci vient d’être tué. Il tombe nez à nez avec les policiers en pleine perquisition. Les flics lui demandent : “Qu’est-ce que vous faites là ?” Il répond : “Je suis journaliste.” Il avait une fausse carte de L’Express. Il a pu repartir… » Un autre jour, toujours à Paris, en voiture, le Brun se retrouve bloqué par un barrage de police. « Il fonce sur les condés, tête-à-queue, il monte sur le trottoir, et s’arrache. Il a du cran. Ça a beaucoup joué pour sa réputation. »
Bob, ancien de la DEA, amateur de vins de Bordeaux aujourd’hui replié au Texas, a suivi de près la carrière du Marseillais, retombant encore et encore sur lui au gré de ses affectations à travers le monde.
Fin août 1980, la « French-Sicilian Connection » est démantelée. Milou en faisait partie. Scapula aussi. Un laboratoire d’héroïne près de Palerme a été découvert. Aux fourneaux, le bon docteur Bousquet, qui pouvait produire une demi-tonne par mois. Avant que la collaboration entre la justice italienne et un jeune magistrat intrépide de Marseille, Pierre Michel, y mette fin. Le juge d’instruction ne va pas tarder à accrocher un associé, François Girard, dans le même dossier, sans imaginer que c’est sa vie qu’il joue. Le Brun écope de vingt-deux ans de prison, en son absence.
Traqué, « Francis » s’en sort à chaque fois. Il vit entre la Suisse et Madrid. Un magistrat me le décrit comme un « free-lance », qui travaille pour des voyous corses, comme le très influent Paul Mondoloni, un rescapé de la French basé à Marseille et homme de confiance d’un élu gaulliste de l’île de Beauté. Ces clients investissent à plusieurs, par l’entremise de Scapula, dans l’achat d’héroïne que ce dernier négocie en direct avec la mafia new-yorkaise. Moyennant bien sûr un généreux pourcentage au passage, puisque c’est lui qui prend tous les risques en transformant la drogue et en lui faisant passer les frontières.
L’ancien minot d’Endoume brasse des fortunes. Forcément, les Américains le « rebectent », comme disent les flics français, au début de l’année 1984, huit ans après leur première surveillance. Le fugitif est repéré en Espagne. « Nous apprenons qu’il est sur le point d’envoyer un associé pour récupérer de l’argent de gangsters italiens basés en Floride et à New York », détaille un ancien de la DEA passé par son antenne française. Cet amateur de vins de Bordeaux, aujourd’hui replié au Texas, a suivi de près la carrière du Marseillais, retombant encore et encore sur lui au gré de ses affectations à travers le monde. Sa mémoire est intacte, même s’il prétend le contraire au bar de l’hôtel parisien où il est descendu avec son épouse, en vacances. Nous l’appellerons « Bob », car malgré les années et sa retraite, il répugne à dévoiler trop d’informations sur des affaires encore sensibles. Peut-être à cause de techniques parfois à la limite de la légalité qu’il a utilisées avec ses collègues dans certains pays. Comme l’infiltration ou la sonorisation, bien avant que cela ne soit autorisé en France. La DEA, par son implantation dans le monde, ses moyens quasi illimités et son fonctionnement secret, est souvent considérée comme une agence de renseignements à part entière, plus qu’un simple service de police spécialisé dans la répression du trafic de drogue.
400 000 dollars dans une valise
Chemise en lin et chapeau de paille, Bob, un mélange de Tom Wolfe et de Gene Hackman, a adoré travailler en France – « les meilleures années de ma carrière » – et traquer les « Frenchies ». À l’époque, ses collègues et lui savent que, pour Scapula et ses congénères, rapatrier l’argent des États-Unis est une phase ultrarisquée du trafic. Ils attendent donc son « courrier » de pied ferme à Miami, en janvier 1985. Et, surprise, c’est une femme… Fatima Dos Santos Nobre, une Portugaise de 33 ans aux cheveux auburn. La compagne de Scapula. « C’était une très belle femme, grande et distinguée », décrit Bob, encore sous le charme. Selon la légende colportée dans le milieu, Fatima, plusieurs fois mariée, aurait fréquenté le roi Juan Carlos d’Espagne et un acteur vedette du cinéma français – Alain Delon.
« La deuxième fois où elle est venue chercher de l’argent aux États-Unis, en mars 1985, elle a de nouveau atterri à Miami et, cette fois, nous avons pu identifier le membre de la mafia qu’elle venait rencontrer, Ernie Benevento. C’est lui qui l’avait déjà accueillie deux mois plus tôt, poursuit Bob. L’homme avait une valise, qu’il a montée dans la chambre d’hôtel de la visiteuse. Quand femme et valise sont reparties, après l’enregistrement à l’aéroport, nous avons ouvert le bagage. Dans une cache, il y avait plus de 400 000 dollars, que nous avons saisis. Puis nous avons mis la valise sur un autre vol. Fatima l’a récupérée vide, le lendemain en Suisse. Nous l’avons vue téléphoner à Scapula, visiblement contrariée, craignant que la police ne soit sur son dos. Il l’a rassurée en lui disant que ce devait plutôt être un bagagiste qui avait dû se trouver chanceux », s’amuse encore Bob. Lourde erreur du Brun.
« Le retour de la French Connection » : l’ancien de la DEA se souvient de la une de Newsweek de l’époque. Avec un dessin représentant un Scapula plus vrai que nature en pleine confection d’héroïne. La « joint-venture » corso-marseillaise « importait 100 kilos de morphine via les Antilles françaises, puis Miami, d’où elle les convoyait en voiture jusqu’en Arizona, dans un ranch de Chandler, près de Phoenix », raconte Bob, encore très précis. La drogue était ensuite acheminée à New York pour être vendue au détail, presque un anachronisme. Il s’agissait en réalité des derniers soubresauts du trafic d’héroïne outre-Atlantique, alors que la cocaïne sud-américaine était en train d’y exploser et le « sniff », de supplanter le « shoot ».
« Je m’appelle François Scapula, fils d’Ange Scapula. Je suis prêt à dire tout ce que je sais. » Il est 20 h 30 ce 1er mai 1986. Le Brun, interrogé sur l’assassinat du juge Michel, « s’allonge » sur procès-verbal.
Pour Scapula aussi c’est la fin d’une époque. Fatima, son agente de liaison et amante, ne tarde pas à tomber et à devenir un témoin à charge contre la mafia. Elle signe avec la justice américaine un accord de coopération. Le prix de l’immunité. Depuis, personne n’a entendu parler d’elle. La belle Portugaise pourrait avoir rejoint Scapula en Suisse pendant un temps, alors qu’il y était emprisonné depuis novembre 1985.
« Je m’appelle François Scapula, fils d’Ange Scapula. Je suis prêt à dire tout ce que je sais. » Il est 20 h 30 ce 1er mai 1986, et Scapula « s’allonge », sur procès-verbal. Un juge français est venu l’interroger dans sa prison suisse sur l’assassinat du juge Michel en octobre 1981, tombé sous les balles de deux tueurs à moto, à Marseille, à hauteur de la Cité radieuse de Le Corbusier. Le crime défraie la chronique : un magistrat assassiné en France, c’est une affaire d’État. Toutes les polices sont mobilisées pour la résoudre. Mais l’enquête patine.
Le Brun sait que son chimiste, Wiesgrill, alias « l’Hybride », tombé avec lui lors du démantèlement d’un labo d’héroïne près de Fribourg, a donné des détails sur la mort du juge. Mais quand Scapula se met à table, les assassins courent encore et les commanditaires n’ont pas été identifiés. Wiesgrill n’a pas ces infos, et Scapula en sait long sur eux. Il « donne » le chauffeur de la Honda Bol d’or rouge qui suivait le juge Michel, Charles Altieri – dit Lolo –, également présent au labo suisse des Paccots près de Fribourg, et François Checchi, le tireur, autre membre de la bande d’Endoume. Puis il passe aux donneurs d’ordre, Homère Filippi, voyou installé et proche du parrain Tany Zampa. Et François Girard, son ami. « Il dit même : “Maintenant je vais balancer mon frère” », rapporte Milou, qui a côtoyé en prison des familiers de l’affaire – quatorze ans derrière les barreaux. Lui-même s’est également retrouvé suspecté un temps, car il était associé au docteur Bousquet, partenaire d’affaires de Girard et Scapula. Le Brun déballe tout. Sans remords apparents. « Je savais que c’était possible de faire le minimum de prison. Lorsque vous avez plus de quarante ans de prison sur le dos, plusieurs affaires dans plusieurs pays, on vient vous proposer d’être libre rapidement et de refaire votre vie sous une autre identité », se justifiera-t-il sur France 2 lors de sa fameuse interview cagoulée.
« Des confidences sur PV, c’est du jamais-vu »
« Il a fait quelque chose que peu de voyous ont fait, s’énerve l’ex-trafiquant amateur de courses de chevaux. Balancer en garde à vue des concurrents, ou même des complices pour se sortir d’une situation délicate, ça s’est vu. C’est une monnaie d’échange et ça ne laisse pas de trace. Mais faire des confidences sur PV et signer de son nom, c’est du jamais-vu. Ça revient à signer son arrêt de mort… » En Suisse, Francis le Brun risque vingt ans derrière les barreaux. Et autant en France. Il faut dire que le trafic a évolué : ici aussi, l’héro, c’est fini. Ici aussi, la cocaïne arrive, par le milieu de la nuit. D’anciens braqueurs, ceux qui tapaient les banques, se sont reconvertis dans le cannabis et inondent les cités depuis la Costa Del Sol, en Espagne. Scapula en a-t-il eu assez ? Cela fait vingt ans qu’il joue à cache-cache avec la police et la justice. Il s’est grillé avec beaucoup de monde. À trop souvent échapper aux flics, on en devient suspect.
Alors la « balance » se fait intarissable. Le caïd marseillais Francis le Belge va à son tour en faire les frais. Le 10 mai 1990, une confrontation a lieu à Bonneville, en Haute-Savoie. Scapula arrive de Suisse en hélicoptère. Ambiance tendue. Le Brun accuse le Belge d’avoir fourni une vingtaine de kilos de blanche aux Américains depuis Ibiza. Un témoin se souvient. « Ils ne se sont pas insultés, mais le Belge disait à Scapula : “Tu mens.” Et celui-ci répondait calmement : “Pas du tout. D’ailleurs, tu as fait ci et ça”. » J’ai rencontré ce témoin il y a quelques mois, à l’heure de l’apéritif. Il est arrivé en tenue décontractée, pull col en V passe-partout, au rendez-vous qu’il avait fixé dans un endroit discret, un café parisien, pour touristes, au quartier Latin. Il a quand même voulu changer de place, parce qu’il nous trouvait trop proches de la table voisine. Il a pris un thé et grignoté les biscuits salés qui accompagnaient mon Perrier citron, tout en s’excusant. Quand les touristes italiens qui nous entouraient sont partis, il a baissé la voix et dévisagé un couple assis un peu plus loin, à portée d’oreille. Il n’avait jamais parlé ouvertement de Scapula. La statue de la « balance » ne s’en est cependant pas trouvée très effritée : notre témoin a trouvé Scapula « très intelligent, beaucoup plus que le Belge ».
Le problème, c’est qu’en échange des confidences de la « balance » les Français n’ont pas grand-chose à lui proposer. Aujourd’hui et depuis 2014, la Commission nationale de protection et de réinsertion (CNPR) gère les repentis à la française dont le statut est inscrit dans les lois Perben – Scapula aura finalement permis d’ouvrir un débat au sein de l’institution judiciaire. Riche d’un budget de 500 000 euros, elle peut, contre des informations capitales, octroyer des réductions de peine à des « collaborateurs de justice » – c’est le terme officiel –, de nouvelles identités, une protection. Pour cela, et contrairement aux Américains, le repenti ne doit pas avoir commis un crime ou un délit plus important que celui qu’il dénonce. Une exigence qui empêche sans doute de « retourner » des voyous hauts placés. En France, seule une poignée de personnes a bénéficié du statut officiel de repenti, la plupart dans des affaires de banditisme corse. Ainsi en est-il pour l’homme qui a dénoncé les assassins présumés de l’avocat Antoine Sollacaro, tué par balle en 2012 à Ajaccio, et que la cour d’assises d’Aix-en-Provence doit juger en 2023. Mais à la différence de Scapula, c’est un second couteau.
Disparu corps et biens
À la grande époque du Brun, entre 1986 et 2014, le statut officiel de repenti n’existe pas. Les Italiens ont lancé à la fin des années 1970 un programme de repentis, d’abord pour le terrorisme, puis étendu à la mafia. En 1983, le juge Falcone, correspondant du juge Michel en Italie, a retourné Tommaso Buscetta, le cas le plus célèbre, et recueilli ses confidences sur Cosa Nostra dont le Sicilien décrit le fonctionnement et dénonce des centaines de membres. Le mafieux va également être prêté aux Américains. « En Italie au même moment, ils donnaient 3 millions de lires aux repentis. Donc les gens se mettaient à table, quitte à raconter des choses qu’ils avaient lues dans les journaux », s’indigne Milou, peu convaincu des connaissances de Scapula sur la mafia américaine alors que les Français pensent avoir trouvé en lui leur Buscetta.
Sans être dupes du rôle joué par le Brun dans l’assassinat du juge Michel – courroie de transmission entre Girard, incarcéré, et l’équipe des tueurs qu’il connaissait bien –, policiers et magistrats hexagonaux aimeraient le faire parler davantage, mais n’en ont pas les moyens. Côté américain, c’est une autre histoire. Scapula est bichonné par les agents de la DEA qui viennent le débriefer dans sa prison suisse pour le labo de Phoenix. Ils le font venir à New York en première classe, afin d’officialiser son témoignage devant la justice.
A-t-il été protégé par les Américains ? Au point d’être exfiltré sur leur sol dans les années 2000 ?
Les interrogatoires durent trois semaines. « Plus tu leur dis des conneries, aux Américains, plus ils sont contents, ironise Milou, attablé dans l’ancien café du parrain Tany Zampa, rue Haxo, près de l’opéra de Marseille. Scapula a dû se régaler ! Les Américains, ils ont les oreilles grand ouvertes, ils ne recoupent rien… » Un avis bien tranché face à une DEA qui n’en a pas moins fait tomber une grande partie de ses anciens « collègues ». Lorsque le procès des assassins du juge Michel s’ouvre en 1988, à Aix-en-Provence, le Bordelais Pierre Blazy est l’avocat de François Girard. « Jusqu’au bout, mon client a protesté de son innocence et a pensé que Scapula viendrait à la barre dire la vérité. Il n’est jamais venu… Scapula a été protégé et blanchi, s’indigne l’avocat. Il y a eu un pacte avec la justice. On a demandé pendant tout le procès qu’il vienne témoigner, mais la Suisse s’y est opposée, sans doute sur demande des Américains. Scapula n’avait pas envie d’être confronté à Girard. » Le Blond est condamné à la perpétuité, comme le tueur, François Checchi, et le pilote, Lolo Altieri. Scapula n’est pas même inquiété.
A-t-il été protégé par les Américains ? Au point d’être exfiltré sur leur sol dans les années 2000 ? Cela ne pouvait en tout cas se faire publiquement, car la France n’a jamais voulu lâcher du lest sur la « balance », condamné ici à deux longues peines non purgées. « II a pu partir de Suisse sans être arrêté. J’ai été un peu surpris du régime dont il a bénéficié », euphémise en tout cas Me Blazy.
« Il a disparu corps et biens, on n’a plus rien entendu de ce mec, insiste Milou, pourtant bien informé des dessous d’un petit monde qu’il a tant fréquenté. Les Suisses l’ont donné aux Américains. Ils lui ont refait la figure. Tout le monde voulait le tuer. Même en Italie. Les Siciliens le recherchaient. Il est allé directement à l’ambassade américaine. » À Bern, comme à Paris, la DEA a effectivement ses bureaux au sein des services diplomatiques américains. Et la cagoule qu’il portait lors de sa fameuse interview sur France 2 pourrait tout à fait viser à masquer sa nouvelle apparence. « Les Américains lui ont offert une nouvelle identité et un nouveau visage. Ce n’était pas officiel mais tout le monde le savait », assène Me Élisabeth Alric, son avocate dans les années 1990, qui se souvient de « quelqu’un de très froid », avec qui il était « très difficile de communiquer ».
Une rumeur veut que le Brun ait finalement bénéficié, comme Fatima, du statut de témoin protégé aux États-Unis. Le processus est assez long et implique le feu vert de plusieurs administrations. Dans les premiers temps, le témoin reçoit des faux papiers, une adresse discrète et une assistance financière. Le but ensuite est qu’il soit indépendant. Un emploi stable lui est ainsi garanti. Selon un bruit persistant qui court à Marseille, Scapula aurait été embauché – ironie du sort – à l’aéroport John-Fitzgerald-Kennedy de New York. Il avait alors 55 ans.
« We can neither confirm nor deny »
Mes interlocuteurs, qu’ils soient magistrats, policiers ou voyous, s’accordent surtout pour dire que notre homme a beaucoup parlé à la DEA. « Il a donné des mafieux américains, des Siciliens, des Français, ainsi que des détails sur l’organisation du puissant financier corse Paul Mondoloni, ses accords avec des groupes comme la Brise de mer, ou l’équipe de Francis le Belge. Il a dit qui investissait, quoi. C’était une mine d’information », me raconte, sous couvert d’anonymat, un magistrat français qui bénéficie de contacts de haut niveau à la Chancellerie. « Les Américains l’ont recueilli, confirme-t-il, catégorique. C’est un contrat avec les États-Unis. Il était très important pour eux. » Pour lui, cette protection de Scapula pour services rendus est parfaitement justifiée.
D’autres cependant, également bien informés, prétendent que le Brun aurait été lâché par les Américains. « C’était facile pour lui d’avoir des faux papiers. Il n’avait pas besoin des Américains pour ça », dit Paul Grossrieder, le policier des stups fribourgeois qui a fait tomber le dernier labo connu de la French Connection en Europe, et qui se décrit comme un « ami » de François Scapula. « Le Brun avait toujours quatre ou cinq faux passeports avec lui », abonde Milou.
Alors, comment trancher ? Le service des US Marshalls, une agence d’État qui traque les fugitifs et s’occupe des repentis, ne confirme jamais le nom de ceux qu’il encadre au sein de son programme de protection des témoins. L’information est tenue secrète. C’est une spécificité américaine. Face aux questions embarrassantes, l’agence use d’une technique bien connue en matière de renseignement : la « réponse Glomar », du nom d’un navire secret de la CIA destiné à repêcher un sous-marin soviétique. Quand son existence fut rendue publique dans les années 1970, la seule réaction officielle faite à la presse aura été : « We can neither confirm nor deny » – ni confirmation, ni infirmation. Quant au département des « affaires publiques » de la DEA, il s’engage à donner une réponse à la presse dans les vingt-quatre heures pour toute sollicitation. J’attends toujours. Pour Scapula, c’est silence radio. Comme si la protection perdurait, deux décennies après. Enfin, côté français, aux Archives nationales, un dossier « Scapula François, suivi d’affaires judiciaires individuelles » a été déposé par le cabinet du garde des Sceaux pour la période 1995-2002. Il ne sera communicable qu’en… 2102.
La sécurité sociale américaine n’a pas trace d’un François Scapula dans ses listings, qui sont consultables pour les années 1962 à 2014.
Et puis, l’an passé, au hasard d’une conversation, une source bien placée au sein des institutions françaises me glisse, sans le vouloir : « Scapula ? Mais il est mort », avant de changer de sujet et de demander à ne pas être cité. Le décès du Brun aurait eu lieu en 2017 – en tout cas avant l’élection d’Emmanuel Macron, précise la source, qui a gardé ce détail en tête pour dater les faits. La source a ensuite changé d’affectation. Elle est fiable, précise, et dispose de très nombreux contacts, tant judiciaires que policiers. Pour elle, le décès de Scapula est une « mort naturelle », peut-être bien un cancer, dans son souvenir, aux États-Unis. Sous une fausse identité évidemment, car la sécurité sociale américaine n’a pas trace d’un François Scapula dans ses listings qui sont consultables pour les années 1962 à 2014.
Tout colle avec les dires de Paul Grossrieder, l’ancien policier suisse qui avait déclaré au JDD, en novembre 2014 : « Je sais où il est, mais je ne vous le dirai pas. » L’aimable retraité situe ses derniers échanges avec Scapula autour de « 2016 ou 2017 ». « J’ai tenté d’avoir de ses nouvelles depuis, en vain. » Je le questionne alors qu’il promène ses chiens dans ses chères montagnes helvètes. Essoufflé, il s’arrête. À 73 ans, le Suisse a derrière lui une carrière bien remplie à la tête de la brigade des stupéfiants de Fribourg, trente années de service qui l’ont vu tutoyer les sommets, faire tomber le labo des Paccots, traiter d’égal à égal avec les Américains ou les Français. Mais aussi des déboires judiciaires qui l’ont mené tout droit devant un tribunal, où il a été acquitté des soupçons de corruption nés de ses relations avec une femme qui était à la fois prostituée et informatrice. C’est un géant de 1,90 mètre à la fine moustache et au profil d’aigle, qui, bien que de langue maternelle allemande, manie le français parfaitement et fait preuve de franchise. L’homme n’aime pas le baratin. Il reste pourtant sur ses gardes, conscient de détenir des informations qui pourraient mener jusqu’à Scapula. Et mettre le fugitif en danger. « Oui, on était amis », répète-t-il au sujet d’un voyou qu’il a accompagné jusqu’à New York et avec qui il a discuté et refait le monde pendant plus de vingt ans. « J’avais une relation de confiance avec lui », reconnaît Paul Grossrieder.
« Je ne sais pas s’il est mort ou en vie », précise l’ancien limier qui ignore tout de son décès, mais se montre chagriné en apprenant cette éventualité. « Beaucoup de monde voulait encore sa peau. Quand on se voyait, c’était avec énormément de prudence. C’était un homme très, très prudent. » Et amer. « On lui a fait beaucoup de promesses, à M. Scapula. Les Américains et les Français tout autant. On lui a assuré qu’on ne demanderait pas son extradition vers la France. Mais ils l’ont pressé, puis ils ont laissé tomber la “patate chaude”. » Scapula se serait retrouvé bloqué en Suisse avec le risque d’être renvoyé et emprisonné dans son pays. Pour son ex-agent traitant, le Brun s’est mis « en cavale » en 2000. Tout seul. Sans appui des institutions françaises, ni même américaines ? L’ex-limier suisse s’agace. « On dit “Scapu la balance”, mais ils étaient tous des balances, ces trafiquants… »