Au printemps 2024, le Biélorusse en exil Pasha Kritchko s’est rendu en Podlasie. Dans cette région polonaise où nombre de ses compatriotes se sont réfugiés depuis un siècle, le photographe a retrouvé un peu de ses racines. Entre folklore et résistance, son voyage nous plonge dans les affres de l’expatriation forcée. À quelques kilomètres seulement de son pays.
Opposant politique à Minsk, Pasha Kritchko a trouvé refuge à Varsovie, en Pologne, après la répression consécutive à la cinquième réélection, en 2020, de l’autocrate Alexandre Loukachenko. Il s’est intéressé à la Podlasie, région frontalière de la Biélorusse et de l’Ukraine où des milliers de ses compatriotes ont fui au fil des conflits du XXe siècle. Selon le dernier recensement, cette voïvodie (circonscription administrative) de Pologne compte 56 000 personnes se déclarant bélarusses. « J’ai passé ma première nuit en Podlasie en mai 2024 dans le village de Puchly, à une vingtaine de kilomètres de cette frontière que je ne peux plus franchir. C’était le jour de la Pâques orthodoxe. Je ne suis pas très religieux, mais j’ai suivi la famille qui m’hébergeait à la messe. Au retour, j’ai pris cette photo. Le lendemain, ils m’ont convié au traditionnel petit-déjeuner pascal. Un moment fort pour moi qui suis loin des miens. » Entouré de ses deux fils, Elias et Maxim, Dorotheus Fionik fête la Saint-Georges dans les champs qui bordent Studziwody. Le quinquagénaire conduit la procession censée assurer de bonnes récoltes à son village. Il est connu pour être l’un des gardiens de la culture de Podlasie. Dorotheus a fondé en 1993 un musée dédié à l’histoire de sa région ; il joue également dans un groupe folklorique et publie le magazine Bielsky Gostinets (« La maison de Bielsk », du nom d’une des principales villes de Podlasie). « Rédigé en polonais, en podlaski et en biélorusse, il rassemble des poèmes, des textes d’artistes locaux, des articles sur l’histoire de la région, des dessins ou des photos d’archives. Dorotheus y mélange les langues pour le rendre plus inclusif » , décrit le photographe. La « semaine radieuse » s’achève. Pour célébrer la fin des fêtes de la Pâques orthodoxe, des habitants se réunissent dans le village de Sycze, à l’initiative de Dorotheus. Mikolay, un des amis de son cadet Elias, est revenu spécialement de Varsovie. « Tandis que les convives mangeaient et buvaient autour d’une grande table, Mikolay a vu une cigogne. Il est parti dans le champ avec sa cornemuse et a joué pour cet oiseau que le folklore considère comme un lien entre la terre et les cieux. Elias l’a rejoint et a frappé en rythme dans ses mains » , se souvient le photographe. La famille de Dorotheus a fait de la musique un outil au service de la préservation des langues et dialectes de Podlasie : elle a fondé un collectif de musiciens qui enregistre des disques de chants traditionnels et intervient dans les écoles depuis vingt ans. Elias et son amie Agatha prennent la route pour le studio d’enregistrement de Bielsk, chef-lieu de 25 000 habitants de leur district. « Si l’aîné de Dorotheus fait partie du collectif de musique folklorique de son père, le cadet pense que, pour promouvoir l’identité de Podlasie, il faut rendre la culture traditionnelle accessible grâce aux musiques actuelles, notamment le rap » , raconte Pasha Kritchko. Elias est à l’écriture, Agatha au micro : elle est polonaise mais chante en podlaski, en bélarusse et en ukrainien. Ensemble, ils se produisent dans des festivals du coin. Elias vit toujours à Studziwody chez ses parents, mais il aspire à quitter le nid et à partir étudier dans une grande ville. La Podlasie a fait les gros titres de la presse internationale durant l’hiver 2021 quand des milliers de refugiés venus du Moyen-Orient, poussés par le régime de Loukachenko allié à la Russie de Poutine, se sont retrouvés coincés dans le froid des épaisses forêts et des marécages de cette région aux portes de l’Union européenne. Depuis, la Pologne s’est barricadée en fermant ses postes-frontières avec la Biélorussie et en érigeant un mur long de 186 kilomètres. « Sur Google Maps, j’ai vu cet ancien poste-frontière de Bobrowniki, situé sur une voie de chemin de fer désaffectée. J’ai voulu voir cet endroit qui évoque visuellement les difficultés de l’exil, un thème qui m’est cher. Il a été clôturé en 2023 par les autorités polonaises pour “raisons de sécurité nationale” maintenant que plane, en outre, la menace d’un conflit direct avec la Russie » , rapporte le photographe. L’inscription « МИР » , qui signifie paix, se trouve du côté biélorusse. Des enfants polonais participent à la répétition d’une pièce de théâtre sur la Biélorussie dans leur école de Bialystok, la plus grande ville de Podlasie. Peuplée de près de 300 000 habitants, elle compte plusieurs établissements d’enseignement en biélorusse. « Leurs parents, qui sont pour la plupart nés en Pologne, se sentent bélarusses. Ils essayent de faire vivre leur langue et leur culture. Quand j’ai entendu que ces élèves parlaient polonais entre eux, je leur ai demandé pour quelle raison ils étudiaient en bélarusse. Ils n’en avaient aucune idée » , se remémore Pasha Kritchko.
Dorotheus accroche au tronc d’un bouleau une icône et une toile brodée, pour qu’elles surplombent la tablée des célébrations de la Saint-Georges. « Il s’agit d’une tradition dans les maisons au Bélarus [nom du pays nom revendiqué par les opposants au régime en place, ndlr]. Ma grand-mère, par exemple, allumait des bougies et priait face à ses icônes ornées de tissus, au lieu d’aller à l’église. Mais en Pologne ce n’est pas courant, la Podlasie fait figure d’exception. » La religion orthodoxe n’est pratiquée que par 1 % de la population polonaise, à grande majorité catholique. En Biélorussie, en revanche, les orthodoxes constituent la majorité des chrétiens. Cette jeune femme assiste au concert de la chanteuse biélorusse Palina Dabravolskaya, alias Chornabrova, dans un club branché de Varsovie. L’artiste chante notamment en podlaski. « Ce soir-là, il y avait une bonne centaine de personnes, des Polonais, mais aussi des Bélarusses et des Ukrainiens. Palina avait invité d’autres artistes sur scène. L’un deux, Swada, m’a raconté qu’un jour, un vieil homme était venu le remercier à la fin d’un concert. Il venait d’un petit village de Podlasie et avait parlé en dialecte durant toute son enfance. Mais il avait fini par délaisser sa langue maternelle parce qu’il avait honte de sa culture et de ses traditions. Il avait fini par l’oublier. Les chansons avaient fait ressurgir des souvenirs enfouis. » « J’ai repéré ce petit garçon dans un coin de l’église de Puchly. Alors que la messe de Pâques se termine, il attend sagement, mais il semble s’ennuyer ferme. » Avant le service, il a participé à la procession qui célèbre la résurrection du Christ. « Il me fait penser à moi quand j’étais petit. Ma mère voulait que nous fassions vivre la foi et les traditions que ma grand-mère lui avait transmises. À l’époque, je ne saisissais pas leur importance. » Au milieu de la forêt de Bialowieza, un mur d’acier achevé en 2022 vise à rendre la frontière entre la Biélorussie et la Pologne infranchissable. Pasha Kritchko a voulu s’exiler avant que le passage devienne impossible. « Émotionnellement, c’est difficile pour moi de m’approcher autant de mon pays, dans lequel je ne peux plus retourner. J’ai pris cette photo, puis j’ai voulu m’avancer pour en faire une autre. Une militaire polonaise m’a hurlé dessus, m’intimant l’ordre de rebrousser chemin. Quand elle s’est rendue compte que j’étais biélorusse, elle m’a menacé de me faire repasser la frontière dans l’autre sens. » Trois semaines plus tard, en juin 2024, la Pologne a rétabli une zone d’exclusion en différents points de la frontière, où personne ne peut se rendre, pas même les humanitaires ou les journalistes.