Il a fallu fermer les portes de la grande salle à manger de l’hôtel du ministre des Affaires étrangères. Ils étaient trop nombreux à avoir répondu présents à l’invitation du Quai d’Orsay. Certains devront se contenter des salons secondaires. À 19 h précise, ce mardi 2 décembre, des centaines de scientifiques se pressent sous les lustres. Au milieu des dorures déambulent des experts de l’océan, des vagues ou des nuages. Des géologues et des professeurs d’économie. De fins connaisseurs de l’atmosphère, de la banquise et de la couche terrestre. Certains viennent des États-Unis, du Congo ou du Nigeria, d’autres encore de Chine ou d’Inde. La réception est tenue en l’honneur des 664 savants du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de passage à Paris pour une session de travail collective en vue de la septième mouture du célèbre rapport, attendue pour 2028 ou 2029.
Des chemises à pois ou à carreaux pas toujours repassées côtoient les costumes cintrés des diplomates. Le dress code est certes plus relâché que celui des visiteurs réguliers du lieu mais, pour les standards du peuple universitaire, c’est une soirée habillée. Au pupitre, l’hôte de la soirée, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, prend la parole. Applaudissements nourris. Le nom d’Emmanuel Macron est mentionné. Applaudissements encore plus nourris à l’évocation du Président de la République alors que l’Accord de Paris sur le climat a tout juste dix ans. Pour les conseillers du Quai d’Orsay qui se réjouissent – mais auraient aimé que plus de journalistes soient témoins d’une telle scène –, c’est l’occasion de jouer les parrains mondiaux de la cause climatique. « Le contexte géopolitique est difficile, déroule un diplomate à Revue21. Le multilatéralisme est attaqué, la science aussi. » Alors que Donald Trump ne cache pas son mépris du sujet, la France espère faire entendre son « soutien inconditionnel à la science et aux scientifiques. »
Consensus factuel
Le GIEC a réussi à s’imposer, au fil des années, comme synonyme de la science elle-même – celle qu’il faudrait écrire avec un S majuscule, une valeur inattaquable. Cette congrégation planétaire – bénévole aussi –, qui se réunit tous les cinq à sept ans pour produire un état de l’art incontestable des connaissances sur la dégradation des conditions de vie sur Terre. Un gros paquet de pages, exposant des éléments aussi certains que 2 et 2 font 4, qu’il est ensuite permis d’écraser sur la tête des décideurs politiques et des entreprises les plus polluantes. Alors que les faits sont soumis à un perpétuel examen, cette organisation est une des rares entités à parvenir à produire encore du consensus factuel. Hélas, le GIEC n’est pas toujours au-dessus de la mêlée comme on le croit souvent. Les vues des industriels y sont bien représentées, et la prévention des conflits d’intérêts, réels ou potentiels, minimale.
Ce soir-là, pendant que les discours s’éternisent, la savante audience compte les minutes avant de pouvoir goûter à la non moins savante chimie du champagne servi par la République française. De la foule d’experts, badges nominatifs autour du cou, émerge Philippe Drobinski, en costume noir et chemise blanche rayée violet. Ce météorologue français est un spécialiste du climat méditerranéen et pilote des programmes de recherche sur la transition énergétique. Il est « auteur principal » au sein du groupe I, responsable de la publication d’un futur nouveau chapitre, titré « Information climatique et services ». Autant dire, un ponte. Professeur à Polytechnique, il y occupe d’importantes fonctions d’encadrement de la recherche. Et a tissé au cours de sa carrière de multiples liens avec de grands groupes énergéticiens, dont TotalEnergies, le premier producteur de pétrole français.
Ces dernières années, le pétrolier a mené une stratégie active de pénétration des universités et des laboratoires de recherche. L’implantation annoncée d’un grand bâtiment à ses couleurs à l’entrée du campus de Polytechnique a suscité une protestation inattendue des étudiants. En 2020, c’est Drobinski qui avait été mis en première ligne par l’administration pour présenter le projet devant les élèves entrés en résistance, et défendre son bien-fondé scientifique. En vain, la construction a été annulée. Au sein du Laboratoire de météorologie dynamique dont il assurait la direction à l’époque – un haut lieu de la recherche climatique en France réparti sur trois sites (Institut Polytechnique, université de Jussieu, École normale supérieure) –, 47 scientifiques avaient même signé une lettre de contestation.
Précisément 3 788 235 euros
L’ennui, c’est que le professeur était au même moment à la tête d’Energy4Climate (E4C), un centre interdisciplinaire de recherche sur la transition énergétique. D’après des documents consultés par Revue21, la fondation d’E4C a reçu 700 000 euros de dons de TotalEnergies ainsi qu’une lettre d’appui adressée à Philippe Drobinski par Marie-Noëlle Semeria, en charge de la recherche et du développement de la firme. Le groupe est donc cofondateur d’E4C. Il a de surcroît contribué, en qualité de mécène et pour un montant inconnu, au financement de recherches sur les énergies renouvelables. Drobinski est toujours le directeur d’E4C, mais, précise-t-il, « le mécénat de Total est terminé à ce jour ». Et d’insister sur le fait que son « financement ne concernait pas le périmètre de [ses] recherches propres. »
Le compagnonnage avec le leader des hydrocarbures ne s’arrête pas là. Le climatologue était, jusqu’en 2023, titulaire d’une chaire à Polytechnique financée par Total et intitulée « Défis technologiques pour une énergie responsable ». À sa création en novembre 2018, elle avait été alimentée à hauteur de précisément 3 788 235 euros par le pétrolier, selon nos informations. Prévue pour durer cinq ans, la chaire a pris fin comme prévu, selon Philippe Drobinski, même si le site de Polytechnique la présente comme toujours en activité. Il précise qu’après TotalEnergies et EDF, un autre de ses partenaires récurrents, « d’autres collaborations arrivent ».
Travailler avec Total n’est pas tous les jours facile du point de vue de ma conscience.
Philippe Drobinski, professeur à Polytechnique et expert du GIEC
Pour ce mandarin de la climatologie, aucun des financements qu’il a reçus ou dont il bénéficie aujourd’hui n’est de nature à influer sur son expertise scientifique au sein du GIEC. « Soyez assuré que je préférerai perdre un financement plutôt que de laisser qui que ce soit dicter mes discours », s’enorgueillit-il. Il est conscient de la délicatesse d’une telle position, mais revendique un pragmatisme rendu nécessaire par l’urgence : « Travailler avec Total n’est pas tous les jours facile du point de vue de ma conscience. Mais je suis convaincu qu’il faut travailler avec tout le monde pour décarboner. C’est un devoir et une responsabilité pour tout chercheur d’obtenir les moyens de la recherche. On ne résoudra pas les problèmes de ce monde sans mettre les mains dans la vase. » Image parlante.
À la table des pollueurs
L’argument de la realpolitik climatique – « on ne sauvera pas la planète sans se mettre à la table des pollueurs » – n’est pas neuf. Et Philippe Drobinski n’a rien d’une exception. Les liens entre le GIEC et les entreprises du secteur de l’énergie fossile sont multiples, historiques. Dans la liste des auteurs du 6e rapport du GIEC, publié en 2023, figurait déjà le nom de Nadia Maïzi, directrice du Centre de mathématiques appliquées de Mines Paris et porteuse d’une chaire en partie financée par Total. Créée en 2008, « Modélisation prospective au service du développement durable » a été reconduite sans interruption depuis.
De cela, Jean-Baptiste Fressoz, historien critique du concept de « transition énergétique », n’est pas étonné. « Il ne faut pas y voir une manigance, analyse-t-il. C’est un fait structurel de cette organisation qu’on présente souvent, à tort, comme un paladin de la science climatique au-dessus de tout. » De fait, un des anciens présidents du GIEC, l’universitaire Rajendra Kumar Pachauri, est le directeur de l’institut de recherche du conglomérat industriel indien Tata. Un autre, Hoesung Lee, siégeait au board du constructeur automobile coréen Hyundai et avait travaillé pour le pétrolier américain Exxon.
Ces liens avec des acteurs des énergies fossiles se manifestent avec une acuité particulière dans le groupe III, qui planche sur les moyens d’atténuer le changement climatique. Y sont notamment promus la capture du carbone dans l’atmosphère, son enfouissement ou l’utilisation de l’hydrogène. Autant de méthodes incertaines techniquement, mais dont la promotion par le GIEC est un beau cadeau aux entreprises polluantes. Celles-ci sont en effet très favorables aux « émissions négatives » de CO2 permises par ces dispositifs encore virtuels. Leur prise en compte dans les modèles climatiques du groupement leur évite de devoir réduire trop fortement leurs émissions tout court. Une approche jugée « technosolutionniste » par les promoteurs d’objectifs de réduction plus contraignants.
Conflits d’intérêts
En avril 2025, L’Humanité révélait qu’Oliver Geden, un scientifique allemand qui fait autorité en matière de capture du carbone et vice-président du groupe III du GIEC, était l’auteur de rapports financés par Quadrature Capital, un fonds d’investissement britannique détenant des parts dans de nombreuses compagnies gazières et pétrolières. Le groupement demande certes à ses auteurs de remplir une déclaration de conflits d’intérêts, mais celle-ci n’est pas publique. Contactée pour expliquer sa politique de prévention en la matière, l’organisation n’a pas donné suite.
Une fois les grands discours terminés et deux trois photos prises devant le pupitre, des dizaines de cercles de sociabilité se forment dans l’ancienne salle de bal du Quai d’Orsay. Une voix claire se distingue dans le brouhaha : celle de Robert Vautard, climatologue français spécialiste des événements météorologiques extrêmes. Ce soir-là, c’est surtout le coprésident du groupe I que tout le monde veut approcher. À la question des liens scientifiques et financiers entre chercheurs et industries polluantes, Vautard coupe court : « On a besoin des industriels pour faire la transition. » Plutôt que des « conflits d’intérêts », il reconnaît que les experts ont « tous des biais » et que « la pluralité des expertises les résorbe ».
Synthétiser toute la littérature scientifique donne une impression de neutralité.
Jean-Baptiste Fressoz, historien
Le GIEC fonctionne comme une machine de « méta-analyse ». Comprendre : ce n’est pas un espace où l’on cherche des faits nouveaux, mais où l’on produit une synthèse des faits scientifiques suscitant le consensus le plus large, pour les transmettre au public et aux décideurs. Par exemple : les chaleurs extrêmes sont devenues plus fréquentes et plus intenses, et l’activité humaine en est la cause. La limite de cette approche, c’est qu’elle va avoir tendance à entériner les rapports de force du monde scientifique. Le groupe III va ainsi offrir une place de choix aux recherches sur les technologies de capture de carbone, car celles-ci suscitent une littérature abondante… pour la simple raison que ce champ est particulièrement bien financé par les industriels. « Le problème de synthétiser toute la littérature scientifique, c’est que cela donne une impression de neutralité, constate Jean-Baptiste Fressoz. Mais ce n’est pas le cas. En fait, c’est l’inverse. Cela reflète une science qui, elle-même, est sous influence. »
Les convives portent désormais leurs vestes de costume au bras. La salle est surchauffée, et le service d’accueil contraint d’ouvrir les fenêtres pour faire entrer un peu de la fraîcheur de décembre. La réception au Quai d’Orsay a quelque chose d’une planète miniature. Au beau milieu du coup de com’ de la diplomatie macroniste pour les dix ans de l’Accord de Paris, Robert Vautard déclare avec confiance que « la science est au-dessus des jeux de pouvoir. » La science, peut-être. Mais pas les scientifiques.