De l’inconvénient de barder ses sportifs de capteurs

Propos recueillis par Nicolas Gastineau Illustré par Cristina Spanò
28 juillet 2025
dessin de cyclistes avec des têtes de smileys et graphiques de performances
Préparateur physique pour sportifs de haut niveau, Mathieu Defontaine a été l’un des premiers de sa profession à promouvoir, dès la fin des années 2000, l’usage systématique de la science des données dans le cyclisme, le foot, le rugby et même la danse sur glace. Jusqu’à réaliser que, obnubilé par la data, il en avait oublié les humains.
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Avant l’arrivée des datas, le vélo professionnel ne tournait qu’au volume. La règle était que, plus on roulait, plus on allait performer. Il y avait quelque chose de sacrificiel : il fallait souffrir pour progresser. En 2005, alors que j’étais étudiant en sciences du sport à Liévin, j’ai découvert un article de recherche qui a eu depuis une influence planétaire, signé de Tim Gabbett. Le scientifique australien affirmait que l’analyse des données recueillies au moyen de capteurs embarqués par les athlètes pourrait permettre, grâce à des mathématiques appliquées, de concevoir des entraînements optimisés et même de prédire les performances en fonction des conditions externes – route, dénivelé, météo – et internes – qualité du sommeil, fatigue corporelle, etc.

« Tout le monde disait que j’étais fou »

Pour un matheux comme moi, qui courait en parallèle sur le circuit Élite – le vivier des futurs professionnels –, c’était fascinant. Je n’avais qu’une envie, expérimenter la démarche. À l’époque, beaucoup de cyclistes portaient déjà un capteur de fréquence cardiaque, mais personne ne savait se servir des données. J’ai regardé comment mon cœur se comportait en course et j’ai essayé de reproduire ces paramètres précis pendant des séquences d’entraînement dédiées.

Ma préparation est devenue beaucoup plus efficace et je suis parvenu à faire des temps comparables à des sportifs quasiment professionnels en m’entraînant deux fois moins. J’ai compris que nous étions à la veille d’une révolution et, puisque j’atteignais ma limite en tant qu’athlète, j’ai voulu la vivre comme entraîneur. Personne n’y croyait : tout le monde me disait que j’étais fou. « C’est des maths, pas du sport ! » me disaient mes compétiteurs à l’époque.

Ruée vers l’or des données

J’ai effectué mes premières missions en tant qu’analyste en 2008, après mes études, au service d’équipes professionnelles de cyclisme, en Grande-Bretagne. Les Anglo-Saxons sont les premiers à avoir compris l’importance de la data science – la science des données – et leur méthodologie m’a beaucoup inspiré. Aux États-Unis, les ligues de hockey et de football américain s’en servaient déjà pour quantifier les niveaux individuels de leurs joueurs mais, en Europe, il n’y avait rien. Team Sky a été la première grande équipe à lancer une vraie ruée vers l’or des données et à intégrer leur analyse non pas au titre de gadget supplémentaire, mais comme le nouveau centre de gravité de l’entraînement. Grâce à cela, Team Sky a dominé le cyclisme mondial pendant toute la décennie 2010.

Mais d’abord, il a fallu récupérer le plus de données possible. Fréquence et variabilité cardiaque, durée et qualité du sommeil, température du corps… En cyclisme, le capteur le plus important est installé sur la pédale, il mesure en watts la puissance électrique générée par l’athlète. C’est l’étalon par excellence de la performance à vélo, celui qui obnubile tout le monde. Il y a aussi un compteur GPS, une sorte de mini-ordinateur embarqué qui calcule la vitesse, la distance, la cadence, le dénivelé, etc. Et la bague connectée – que je porte moi aussi au majeur – mesure la fréquence cardiaque. Aujourd’hui, c’est une vraie course technologique entre équipes qui se déroule dans l’ombre de celle des cyclistes. Avoir les données les plus précises et savoir les lire le mieux possible, c’est aussi important que d’avoir le meilleur vélo.

Prédire la victoire ou la défaite

Et il y a sans cesse des innovations. Au sein de l’équipe française Team Cofidis, en ce moment, on teste un bracelet qui permet d’analyser la transpiration pour quantifier la perte en oligo-éléments et en minéraux de nos coureurs et adapter leur nutrition en conséquence. J’ai aussi développé un modèle mathématique que j’avais auparavant utilisé à l’Usap de Perpignan, club de rugby dont j’ai été préparateur sportif, responsable des datas pendant plusieurs années. J’entrais la charge d’entraînement prévue dans la semaine et l’adversaire, et cela me donnait une prédiction de victoire ou de défaite. Sur deux années, dans 82 % des cas, il a visé juste.

À mes débuts dans le sport de haut niveau, c’était encore un nouveau continent à explorer. Formé à l’école anglo-saxonne, j’ai affiné mes techniques d’analyse et de plus en plus d’équipes me sollicitaient pour des programmes d’entraînement optimisés à la décimale près, en fonction des caractéristiques physiologiques de tel ou tel athlète. En même temps que le cyclisme, j’ai travaillé pour les sports automobiles, mais aussi au service de plusieurs de clubs de Ligue 1, le football ayant pris un peu en retard le train en marche. En 2011, j’ai été sollicité pour mettre au point les premiers systèmes GPS de l’équipe de France de football à Clairefontaine – un capteur placé dans le maillot qui mesure les distances parcourues pendant les matchs, les sauts, les impacts, les vitesses.

Je n’ai pas été un très bon entraîneur pendant ces années-là ; pourtant, j’avais beaucoup progressé dans ma compréhension des mathématiques appliquées à la performance. Mais j’avais complètement déshumanisé le métier. Je dois cette révélation à un ancien professeur qui m’a beaucoup marqué, Grégory Dupont. C’est l’un des héros cachés de la performance sportive française. Il a été le préparateur physique de l’équipe de France qui a gagné la Coupe du monde en 2018, en Russie. Il a travaillé ensuite au Real Madrid, avec Zinédine Zidane.

Je ne connaissais même pas le nom des joueurs que j’entraînais.

Mathieu Defontaine

Un jour de printemps 2013, je lui racontais fièrement tous les dispositifs que j’avais mis en place, les capteurs que je préférais, mes nouvelles techniques pour exploiter les datas. Et là, il m’a décoché cette phrase innocente – je m’en souviens encore : « Et sur le terrain, qu’as-tu observé ? » Comment ça, sur le terrain ? Je ne connaissais même pas le nom des joueurs que j’entraînais. Pour moi, c’était des numéros et des courbes. Je faisais presque tout à distance. Quand on me parlait d’un athlète, il fallait me donner ses caractéristiques physiologiques pour que je le reconnaisse.

Rétrospectivement, je me rends compte que j’étais trop fasciné par les datas elles-mêmes, par leur pouvoir presque magique. J’étais convaincu que toutes les réponses étaient là. J’étais atteint du syndrome de la console de jeu, c’est-à-dire que j’avais acquis la conviction que je pouvais maîtriser la performance des athlètes derrière mes écrans. Pas besoin de connaître leur ressenti, leurs états d’âme. Leurs données corporelles savaient mieux qu’eux-mêmes, et suffisaient à concevoir de A à Z les programmes d’entraînement. Cela a été, je pense, la mentalité dominante dans cette culture anglo-saxonne de la data dans laquelle je baignais. Depuis mon ordinateur, je croyais avoir tout ce qu’il me fallait pour être un bon coach. Ça me paraît complètement insensé, aujourd’hui.

De la relation entre les danseurs

À la même époque, une expérience a complètement renversé ma perspective. J’ai été sollicité par un jeune couple de danseurs sur glace qui était présélectionné pour les Jeux olympiques. Je vous l’avoue, je n’y connaissais strictement rien. J’avais acquis la conviction que, grâce aux datas, un bon entraîneur n’avait plus besoin d’être spécialiste de la discipline sur laquelle il travaillait. Mais en découvrant la danse sur glace, j’ai senti que je devais faire évoluer ce logiciel. Déjà, le système de performance était radicalement différent. Jusqu’alors, j’avais toujours pu me rattacher à des indicateurs objectifs : marquer des buts, courir plus vite, faire un meilleur temps. En danse sur glace, la prestation est évaluée par un juge. Il y a même une notation de ce que dégage la relation entre les danseurs. Que pouvaient mes datas face à ça ?

J’ai passé trois mois à me documenter sur ce sport, à interviewer des professionnels, à assister aux compétitions, à lire tout ce que je pouvais. Si je me cantonnais à l’optimisation de la condition physique des danseurs, j’allais avoir de l’influence sur 30 % de leur performance, avais-je estimé, le reste relevant de la prestation sur glace et de l’exécution technique. C’était trop peu, ils attendaient beaucoup plus de moi. En passant de plus en plus de temps avec ce jeune couple, avec qui j’échange d’ailleurs toujours fréquemment dix ans plus tard, j’ai réalisé que ce que je pouvais leur apporter n’avait rien de quantifiable. Cela touchait à quelque chose de bien plus important : la relation entre un entraîneur et un entraîné. C’était nouveau pour moi.

Ils m’ont demandé d’assister à des galas. Je ne servais à rien sur place, mais le simple fait que je sois là leur donnait de la confiance. Je représentais quelque chose de rassurant, d’objectif, de scientifique, un catalyseur. Et de fait, leurs performances se sont améliorées. Il y a aussi une part de placebo qu’il ne faut pas mépriser dans le sport. À chaque fois que j’ai discuté avec des athlètes qui ont brillé au plus haut niveau mondial, ils mentionnent toujours, à un moment ou à un autre, un coach qui les a rassurés, qui leur a donné de la confiance en eux.

Oser contredire le coach

Et les entraîneurs ont chacun leurs petites astuces pour ça. Par exemple, si je veux envoyer à l’un de mes coureurs la courbe de sa performance récente, mais que celle-ci augmente de manière minuscule, je change l’échelle. D’un coup, ça lui paraît énorme, ça lui donne du courage. Je pense aujourd’hui qu’il vaut mieux un coach techniquement moyen, mais avec qui la relation de confiance est excellente, plutôt que le meilleur coach du monde mais en qui le sportif ne croit pas.

Au début de ma carrière, je concevais mes entraînements de façon assez verticale. Aujourd’hui, chez Team Cofidis, je demande toujours son avis à mon coureur avant de lui faire travailler quelque chose. C’est lui qui est sur le vélo, c’est lui qui sent ce dont il a besoin. Il y a quelques jours, je présentais sa prochaine séance à notre plus jeune coureur qui est dans sa première année professionnelle. Il a eu l’air d’hésiter à l’idée de contredire le coach, puis il a fini par m’avouer que, pendant la dernière course, il avait senti une faiblesse à un tout autre moment de l’effort physique que celui que j’avais identifié.

Ce genre de retour vaut bien plus que toutes mes données. On a adapté son programme et, le lendemain, le petit est parti motivé comme un cadet, puis il a explosé ses statistiques habituelles. C’est important de faire confiance au ressenti des athlètes, au-delà de ce que disent leurs chiffres. S’il avait été obsédé par les datas, Ugo Mola, l’entraîneur du Stade toulousain, aurait dû sortir Romain Ntamack à la 60e minute, le jour de la finale 2023 du Championnat de France de rugby. Tous les voyants physiques étaient au rouge. Le rugbyman enchaînait les contre-performances depuis le début du match. C’est pourtant lui qui a marqué l’essai de la victoire, à la 78e minute, en atteignant au passage sa vitesse maximale de la saison.

Un simple coup de téléphone

À l’instant où je vous parle, sept de nos coureurs viennent de finir la Classic Bruges-La Panne, une course de 200 kilomètres à travers la Belgique. Dès qu’ils posent le pied à terre, c’est toujours le même rituel : ils synchronisent leur ordinateur de bord avec leur téléphone et nous envoient toutes leurs données corporelles captées pendant la course. Je reçois pour chacun d’entre eux des fichiers de deux gigaoctets et demi. Pourtant, je ne les attends plus avec la même impatience.

Après chaque course, on reçoit les retours du directeur sportif, qui suit les coureurs et reste en communication micro avec eux tout le long de l’effort. Il a pu apprécier leur état d’esprit, leur forme, leurs doutes. Ce ne sont pas des éléments que je peux intégrer dans mes modèles. Mais, pour mon ressenti de coach, pour placer des objectifs d’entraînement, c’est là que se trouve la mine d’or. Aujourd’hui, je préfère me passer de mes capteurs pendant quinze jours que de ces coups de téléphone. Si je m’étais entendu dire ça il y a dix ans, j’aurais explosé de rire.

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