2015
« Tout est possible si tu crois en tes rêves ! »
Ludovic* passe une main moite dans ses cheveux ras. Ses baskets battent nerveusement la mesure. Il sirote un verre d’eau depuis une demi-heure – le reste est trop cher. Qu’est-ce qu’il fout là, lui, le petit banlieusard de 22 piges, à la table du prestigieux palace parisien cinq étoiles Le Meurice ? Il a vraiment cru qu’une star allait se déplacer pour lui ? « J’attends, j’attends, et je me dis mais t’es bête, Ludo ! »
C’est parti d’un rien : l’ennui, un scroll sur Facebook, des vidéos. Il découvre Swagg Man, rappeur flamboyant qui vit sous le soleil de Miami, emmerde les « rageux » avec ses liasses de cash, ses chaînes en or, et son corps recouvert de tatouages, jusqu’au monogramme de la marque de luxe Louis Vuitton sur le crâne. Chez lui, Ludovic écarquille ses grands yeux verts. Il plonge dans le vortex Swagg Man : ses réseaux sociaux portés par des millions d’abonnés, ses clips marrants, ses interviews délirantes à la télévision.
Ludovic « fait la part des choses » : Swagg Man est arrogant, mais c’est aussi un « personnage attachant ». Mère juive et père brésilien, abandonné à la Ddass, il a, dit-il au Monde, vécu dans la rue avant de percer dans le rap puis de devenir un businessman accompli.
Sur les réseaux, Swagg Man fait le buzz en exhibant une vie de nabab. Les médias raffolent de sa success-story bien rodée.
« Je suis à la fois DJ, chanteur, rappeur et danseur professionnel. Le Swagg Man (l’homme frimeur jusqu’au bout des ongles, lol), c’est tout simplement moi. Vous avez la rage ? Allez vous faire vacciner, bande de sales clochards », se -présente-t-il sur la Toile en 2010, quand il émerge. Il dépose la marque « Swagg Man » et fait le buzz en exhibant une vie de nabab, au bras des plus belles filles, au volant des plus belles voitures. Les médias raffolent de sa success-story bien rodée.
Au Monde, il raconte avoir « fait la misère à ses vingt-cinq familles d’accueil ». Aux caméras de Direct 8, il montre la rue parisienne où il prétend avoir dormi quand il était SDF, « près des bouches d’aération, le soir ça mettait un peu de chaud dans mon petit cœur ». Et puis, l’ellipse biographique. Il a la vingtaine, il est riche. Des internautes le croient gagnant du Loto, fils caché du dictateur libyen Mouammar Kadhafi, trafiquant de drogue… « J’adore entretenir ces histoires, ça me fait bander », lance-t-il aux Inrocks. D’autres pensent que ses billets et ses bijoux sont faux, qu’il mentirait sur tout pour devenir célèbre.
Lui raconte sur les réseaux sociaux avoir fait fortune dans l’immobilier – « T’achètes une villa à 2 millions de dollars, mon gars, tu la revends dans deux ans à 4 millions » – et les cryptomonnaies – « j’ai investi 300 000 euros dans le bitcoin, j’ai gagné 272 millions ». Il s’enrichirait aussi grâce à YouTube, à des partenariats avec des marques et à ses quelques chansons. Ses détracteurs lui reprochent sa suffisance et son obsession pour le bling-bling ; ses fans voient en lui un modèle de réussite.
Coach sportif, Ludovic rêve d’ouvrir sa salle. « Allez, ça ne coûte rien » de lui demander conseil. Il écrit le 11 mai 2015 à l’adresse e-mail indiquée sur la page Facebook : « Je te suis chaque jour, tu me donnes la force de vouloir réussir. J’aimerais investir 30 000 euros dans une salle de fitness. Y a-t-il des moyens plus fiables ?
— Bien sûr que oui.
— Par où commencer les recherches ? J’admire ta réussite, c’est incroyable d’en être arrivé là. Merci de m’avoir répondu, ça compte beaucoup pour moi. Et sache que je ne souhaite pas d’argent. J’aimerais, à ton image, avoir la fierté d’avoir réussi ce que j’ai entrepris.
— OK. Envoie ton Skype. »
Un article vous donne envie de partager un témoignage, une précision ou une information sur le sujet ? Vous voulez nous soumettre une histoire ? Écrivez-nous.
Selon le récit de Ludovic, Swagg Man l’appelle en visio pour lui proposer « d’investir avec lui », sans préciser le secteur. C’est louche, mais Ludovic se dit : « Le mec a des millions d’abonnés. Si c’était une arnaque, ça se saurait. T’as un coup de bol, saisis ta chance ! » Et puis Swagg Man, ou plutôt Rayan Sanches, le nom sous lequel il se présente, est si sympa. Ludovic affirme s’ouvrir à lui sur la leucémie de son grand frère, que Rayan, touché, aurait promis d’amener dans les meilleurs hôpitaux du monde – comme un second « grand frère ». Et voilà Ludovic, une semaine après, sous des lustres en cristal.
Soudain, Rayan apparaît. Avec ses lunettes de soleil et ses bijoux clinquants. Selon Ludovic, il est 23 heures, le restaurant ne sert plus… sauf pour Rayan. « Putain, pas possible… », se dit Ludovic, la bouche pleine du « meilleur burger de sa vie ». Il assure que le rappeur, son « frérot », le convainc de lui confier ses économies, en lui promettant de doubler la somme en quelques semaines. Sourire aux lèvres au retour, Ludovic avale le bitume du périph au volant de sa voiture. « Tout est possible si tu crois en tes rêves ! », chante Swagg Man dans un clip.
2016
« Fais comme Swaggy, claque tout ton oseille, investis et fonce »
JB est tombé sur la star dans une vidéo où elle brûlait des billets de 500 euros en clamant : « Bats les couilles ! Milliardaire jusqu’au bout des ongles. » JB a trouvé ça « débile ». Quelques années plus tard, dans l’émission Clique de Mouloud Achour, sur Canal +, le rappeur explique son « langage Swagg Man » : « Posey… Des expressions qui finissent par “ey”. Genre quand t’es frais, tu dis “Mec, j’suis trop frey” ! » C’est plus rigolo.
« Les journalistes lui donnent de la crédibilité. Ils le vendent comme une personne fiable », constate JB qui scrolle ses publications sur Facebook et y voit du « vrai » : « Il faut de l’argent pour profiter de la vie. » JB se réfère à son parcours : « À 15 ans, je me suis émancipé après un conflit familial et j’ai commencé une alternance sur des chantiers. J’ai vu des membres de ma famille vivre dans le luxe et j’avais, comme eux, envie de gagner de l’argent, seul. »
Sur les réseaux, Swagg Man pousse ses fans à entreprendre, comme lui, car « l’argent rend beau, l’argent rend classe, l’argent te fait concrétiser tes projets. Qui a dit que l’argent faisait le malheur ? » Il poste des discours inspirants, accompagnés de photos de lunettes, montres, chaussures d’exception. « Si j’ai pu le faire, tu peux également le faire. C’est TOUT. MO-TI-VA-TION. » Dans un clip, il préconise : « Fais comme Swaggy, claque tout ton oseille, investis et fonce. »
Il pousse ses fans à entreprendre, comme lui, car « l’argent rend classe, l’argent te fait concrétiser tes projets ».
Si certains internautes ont les yeux qui brillent, d’autres l’insultent pour son arrogance et son étalage de richesse. JB lui écrit : « Tu gères, tout ce que tu dis je l’ai toujours pensé. La France juge mal les bons vivants. Si tu demandes “qui veut ma vie ?”, peu de monde refuserait ! Tout ça pour dire qu’il n’y a pas que des gens qui te détestent. Je suis en train d’économiser. Je suis un peu perdu, j’aimerais juste savoir où je pourrais bien investir. » Et la star répond ! « Merci, ça me touche de fou. Tu as quel âge ? Tu as un numéro ? »
JB a 18 ans. Selon son récit, Rayan l’interroge au bout du fil sur sa vie, sur un ton calme et fraternel, et le fait rêver d’immobilier à Tunis, Dubaï, Miami, en prétendant acheter des terrains pour y construire des logements afin de tout revendre trois fois la mise de départ. JB n’aurait qu’à s’associer !
JB rayonne en débarquant à Paris le 27 décembre 2014. « Mon cœur bat très fort quand on se rencontre. Le gars est connu ! Il est très impressionnant, avec son costume, son pin’s Yves Saint Laurent, sa chemise à pois blancs, ses tatouages, ses lunettes de soleil, sa Rolex en or – moi, je suis en sweat à capuche. On se prend dans les bras, il sent bon le parfum. Il me dit que je suis beau. » JB affirme lui confier 6 000 euros en liquide, ses trois ans d’alternance. « Pour lui, c’est rien ; il a des millions. »
Les mois passent. « Sérieux, t’es un bon gars, j’aimerais te garder dans mes amis à vie frérot », déclare Rayan. Pour JB, qui souffre de sa rupture familiale, ce sont des « mots justes ». Il raconte que le rappeur lui parle de sa compagne Lolita, de son bouledogue français Swaggy Doggy, de sa prochaine voiture à un demi--million d’euros… Jamais de leur affaire. JB veut récupérer son argent et lui écrit : « Tu pourrais déjà rendre une partie, même si c’est 1 000 par-ci, 1 000 par-là, ce serait déjà un bon début et ça montrerait que t’es pas un putain d’escroc. »
Mais rien ne se passe. « Il arrive toujours à changer de sujet, à retourner la situation… personne ne peut comprendre sans le connaître. Et j’espère encore devenir riche grâce à lui. » Ça obsède JB : « Je rate mon diplôme dans la maintenance industrielle. Ma copine me quitte. Tous les matins, je me réveille en pensant à lui… »
Rayan lui donne rendez-vous à Nice, puis à Paris, mais à chaque fois, « il ne donne plus de nouvelles ». JB s’énerve : « Je vois bien que je risque pas de récupérer ce qui m’appartient.
— Non, non, c’est toujours OK.
— Je veux savoir la date ! »
« Je comprends qu’il m’a trahi. Je décide que ce n’est plus lui qui va tenir les rênes. Dans une partie d’échecs, il y a un gagnant et un perdant. » JB compte bien le mater.
2017
« Bro, n’oublie jamais : j’ai ce que tu n’auras jamais »
« J’étais aveugle. Jamais je me suis dit qu’il était en train de m’enfler. L’argent, je l’avais mis de côté pour me marier. Je l’avais même invité. » Nicolas Satori enrage. Sa boîte, Prestige Mobile, commercialise des iPhones en or. « J’ai découvert Swagg Man sur NRJ 12. J’ai aimé sa personnalité et sa détermination : il en veut et se donne les moyens d’y arriver. Je lui ai proposé mes produits. »
Ils se rencontrent au Meurice et signent un contrat le 3 juillet 2014 : M. Sanches s’engage à « promouvoir la société Prestige Mobile sur tous les réseaux sociaux » et « présenter M. Satori à des clients d’exception ». En échange, Nicolas lui confie « un téléphone d’une valeur marchande d’environ 5 000 euros » et « 5 000 euros en espèces ». Nicolas est ravi : Rayan a « 3 millions d’abonnés cumulés » !
La star poste une petite dizaine de photos du produit. Le compte de Prestige Mobile gagne tellement de followers que le téléphone de Nicolas tombe en panne. Un deuxième contrat visant à faire de Rayan « l’égérie officielle de la société », pour 15 000 euros, est rédigé. Ce document, maintes fois raturé, ne sera jamais signé. Mais Nicolas, qui se dit pressé par Rayan, fait le virement sur un compte tunisien au nom d’Iteb Zaibet : « Il m’explique que c’est son directeur artistique en Tunisie. »
Rayan invite Nicolas à l’émission Le Mag, sur NRJ 12, le 23 septembre 2014. Devant les caméras, il vante son iPhone en or, fait venir Nicolas sur le plateau, lui passe le bras autour de l’épaule, dit quelques mots sur Prestige Mobile. Le présentateur de l’émission coupe court : « Merci jeune homme, vous pouvez vous rasseoir. » Sans en avoir placé une, Nicolas regagne sa place dans le public.
Les espoirs de Nicolas sont définitivement douchés par un ami qui lui envoie un lien vers une page Facebook, « Swaggman Arnaque ».
Qu’importe : « Je suis dans l’euphorie ! Ma famille, mes amis me félicitent ! On parle de mes téléphones sur Twitter ! » Selon son récit, Rayan lui propose de tourner un clip Prestige Mobile à Dubaï, qu’il lui demande de financer pour 7 500 euros. Nicolas accepte. « Il me rassure en me disant que le clip allait péter, que j’allais m’acheter des choses. Ça fait rêver. » Il vire l’argent sur le même compte tunisien d’Iteb Zaibet.
Sauf qu’après Nicolas trouve que Rayan se met à répondre « vite fait » à ses sollicitations. Et des mois plus tard, « il me dit que je peux m’asseoir sur le clip ». « Quand je veux savoir pourquoi, il répond qu’il a des problèmes de riche, que je suis pauvre, que je ne peux pas comprendre. » Swagg Man, dans une chanson : « Bro, n’oublie jamais : j’ai ce que tu n’auras jamais. »
Les espoirs de Nicolas sont définitivement douchés par un ami qui lui envoie un lien vers une page Facebook, « Swaggman Arnaque ». Des internautes racontent avoir écrit au rappeur, qui leur aurait proposé d’investir dans l’immobilier ou les cryptomonnaies, et leur aurait pris de l’argent sans jamais le rendre. Nicolas serre les dents. « C’était donc du flan… »
Des internautes ont aussi exhumé un article publié en 2015 dans le magazine people Entrevue. Celui-ci révèle que Swagg Man n’est pas un enfant de la Ddass. Il vient de la cité Pasteur, à Nice. Il a un frère et trois sœurs. Il ne s’appelle pas Rayan Sanches. Il est d’origine tunisienne. Sa mère juive et son père brésilien, c’est du pipeau. Son nom est Iteb Zaibet, il est franco-tunisien.
« C’est un personnage public, il passe à la télé, il a des réseaux sociaux certifiés. Comment je pouvais imaginer ça ? »
Nicolas est « sous le choc, dévasté ». « C’est un personnage public, il passe à la télé, il fait de la musique, il a des réseaux sociaux certifiés. Comment je pouvais imaginer ça ? » Il écrit à l’administrateur de la page. Rendez-vous à Strasbourg.
Nicolas attend dans un café. JB s’assoit à sa table et déballe son histoire. Ce Facebook, il l’a créé quelques mois plus tôt, en septembre 2016. Il s’est vite rendu compte qu’il n’était pas le seul à se sentir « escroqué ». Chacun y est allé de son histoire, a publié des captures d’écran de conversations avec Rayan, enfin, Iteb. JB a accroché avec un Parisien, Ludovic, qui l’a aidé à trier, corriger les fautes d’orthographe, mettre la page en forme. Maintenant, ils ont 4 000 « j’aime ». Maintenant, Nicolas n’est plus seul.
2018
« Diamants-dollars-Lambo »
Stefano a fait une connerie. Une grosse connerie. Petit à petit, il a pris goût à l’adrénaline. Le Suisse de 34 ans, consultant pour la banque Raiffeisen, voulait être trop riche, trop vite, raconte le journaliste Federico Storni dans le Corriere del Ticino.
Pour les « belles vacances, les voitures et les restaurants », comme Stefano l’avouera au tribunal, l’acte d’accusation révèle qu’il s’est créé des cartes de crédit pour effectuer des retraits au nom d’anciens clients, « qui ont quitté la Suisse depuis un certain temps ». Il a ensuite siphonné des gros comptes de clients inactifs et fourni des faux documents pour masquer ses opérations. Et vite détourné près de 15 millions de francs suisses (près de 14 millions d’euros). « Métro-boulot-dodo » contre « diamants-dollars-Lambo », comme dans un clip de Swagg Man. Mais à trop jouer avec le feu, il risque de se brûler. Il veut prendre l’oseille et se tirer.
Comme Stefano l’admettra durant son procès, il sillonne le dark Web, cet Internet caché où prolifèrent les plates-formes illégales, à la recherche de conseils pour blanchir l’argent. Il entre en contact avec un certain Iteb Zaibet. Ils échangent des centaines de messages. Le plan est simple : Iteb blanchira l’argent en cryptomonnaies, contre une commission de 100 000 francs suisses (93 000 euros).
« J’aurais dû avouer mes bêtises, reconnaîtra Stefano au tribunal. Je n’en ai pas eu le courage. Au lieu de ça, j’ai commis une immense idiotie. »
Peut-être parce qu’il se sent acculé, peut-être parce qu’Iteb est très convaincant, Stefano lui fait confiance. Il vire près de 6 millions d’euros sur le compte bancaire tunisien de cet inconnu, ainsi que près de 8 millions d’euros sur celui de Luxury Properties, une société dont le siège social est en Floride, avec Iteb comme président et sa compagne Lolita comme secrétaire.
« J’aurais dû avouer mes bêtises, reconnaîtra Stefano au tribunal. Je n’en ai pas eu le courage. Au lieu de ça, j’ai commis une immense idiotie. » Le 21 décembre 2018, Stefano fuit sa ville, Lugano. Quand son avion atterrit au Panamá, il ne pousse pas le soupir de soulagement attendu. Iteb ne lui transmet pas le faux passeport qu’il lui aurait promis, et l’aurait informé que l’argent envoyé aux États-Unis a été bloqué. Un client volé s’est rendu compte d’un mouvement suspect.
Stefano se croit foutu. La veille de Noël, il pousse la porte du consulat suisse au Panamá et se rend aux autorités. Il sera condamné en décembre 2020 par la cour d’assises criminelle de Lugano à cinq ans et demi de prison ferme pour « escroquerie par métier ». Il reconnaît tout et ne fait pas appel. À l’été 2021, il est toujours en détention. Impossible de savoir s’il est resté en contact avec Iteb.
2019
« Les haineux m’inventent une life »
Comme tous les matins, ce 29 avril 2019, Tarak Cheikhrouhou scrute les rues de Tunis, perché dans son luxueux appartement. Il boit son Volluto, se rase, coiffe en arrière ses cheveux d’un noir de jais, enfile un costume bien coupé et allume sa télévision.
Les journalistes annoncent que Swagg Man, de passage en Tunisie, ne pourra pas quitter le pays. Il est soupçonné de blanchiment d’argent à la suite d’un signalement de la Banque centrale tunisienne, chargée de surveiller les transactions suspectes. Elle a repéré fin décembre 2018 un curieux virement suisse de près de 6 millions d’euros sur le compte d’Iteb Zaibet. Swagg Man louvoie au sujet de sa vraie identité et clame sur les plateaux télévisés que son « travail est halal ». D’ailleurs, il comptait utiliser l’argent pour construire une mosquée et un centre pour orphelins. « Les haineux m’inventent une life, bro, comme ils peuvent », se moquait-il des années plus tôt dans un morceau.
Fils de Moncef Cheikhrouhou, un ancien député de la première Constituante post-révolution issu d’un parti d’opposition social-démocrate sous Ben Ali, Tarak, 37 ans, dirige un cabinet de conseil en stratégie. Il trouve le rappeur grotesque. Lui qui connaît bien la presse, car son père détient plusieurs journaux, flaire l’histoire « digne de Netflix » et ne tarde pas à découvrir la page Facebook de JB. Il parle à ces « fans fragiles ».
Ses motivations sont floues. Tarak Cheikhrouhou veut-il se venger ? De qui, de quoi ? Il dit s’être impliqué car il se « sent insulté par l’image que Swagg Man renvoie de son pays ». Et s’être pris d’affection pour ceux qui se disent victimes lors d’un voyage à Paris : « J’en rencontre un qui fond en larmes devant moi. Comment ne pas être bouleversé ? »
Iteb Zaibet est arrêté. Vingt et une personnes portent plainte pour escroquerie. Il y en a pour 1,5 million d’euros, selon leurs plaintes.
Tarak connaît la loi. Notamment l’article 305 du Code de procédure pénale : « Tout citoyen tunisien qui, hors du territoire de la République, s’est rendu coupable d’un crime ou d’un délit puni par la loi tunisienne, peut être poursuivi et jugé par les juridictions tunisiennes. » Swagg Man bloqué en Tunisie, c’est le moment ou jamais.
Tarak décroche son téléphone pour convaincre Ludovic, JB, Nicolas et les autres de porter plainte à Tunis. Ils sont sur la défensive. Ils se sont déjà fait avoir, essaient de se reconstruire depuis des années, c’est assez compliqué comme ça. En France, une instruction judiciaire pour abus de confiance est menée à Nanterre par le juge Serge Tournaire, dans laquelle une dizaine de Français se sont déclarés victimes, selon le parquet. Pourquoi est-ce que ce serait mieux en Tunisie ? « Ayez confiance en notre justice », balaie Tarak. Qu’est-ce qu’ils ont à perdre ? Il ne leur demande pas d’argent.
Le 4 juillet 2019, Iteb Zaibet est arrêté pour blanchiment. Vingt et une personnes de France, Algérie, Suisse et Canada portent plainte contre lui, en Tunisie, pour escroquerie. Des étudiants, des chômeurs, un ingénieur, un médecin… Il y en a, selon leur avocat Mohamed Ferchichi, pour 1,5 million d’euros, avec des sommes de 6 000 à 800 000 euros.
2020
« J’repense à ma vie d’avant : c’était nul à chier »
Il a vu son fils courir les talk-shows, le visage couvert de tatouages, raconter qu’il était orphelin, qu’il sniffait de la coke et couchait avec n’importe qui. Hamadi Zaibet s’est senti blessé : à Nice, la famille était respectée. Pourquoi « salir » son passé ? Tout en délicatesse, son fils le balaie dans une chanson : « J’repense à ma vie d’avant : c’était nul à chier. »
Le papa protecteur vit désormais à Tunis, dans son pays natal, et se présente comme poète. Quand tous ces étrangers ont porté plainte contre son fils, Hamadi n’y a d’abord pas cru. Alors oui, Iteb est « mythomane », mais c’est un bon gamin. « Il n’avait jamais fumé une cigarette ! Jamais mis une goutte d’alcool dans sa bouche ! », affirme-t-il sur YouTube.
En 2019, Hamadi dérape. « J’ai été arrêté parce qu’une femme qui disait du mal de lui m’a accusé de l’avoir diffamée sur les réseaux sociaux. J’ai passé un mois en prison et je me suis excusé. Elle a retiré sa plainte », raconte-t-il à la télévision. Il s’est retrouvé dans la prison de son fils, à Monarguia, près de Tunis. « Nous avons vécu un moment très fort. Il m’a rejoint dans ma cellule et m’a demandé pardon pour ses mensonges. Nous avons pleuré ensemble. C’était comme dans un film. »
Depuis, Hamadi défend Iteb coûte que coûte. « Mon fils est innocent ! Il est seulement victime de son argent ! », nous lance-t-il. Tous les quinze jours, il enfile son éternel Borsalino, ses grosses lunettes rectangulaires, taille son bouc et se rend à Monarguia pour lui rendre visite. Il lui apporte « Paris Match et les meilleures crevettes, parce qu’il ne mange pas de viande ».
2021
« Ils ont voulu déplumer un aigle en plein vol »
Un garçon d’allure bien sage s’avance devant le juge du tribunal de première instance de Tunis, ce 8 mars 2021. L’air timide, Iteb Zaibet, 34 ans, n’en mène pas large. Mais garde le style : tatoué, cheveux soigneusement coupés – ras sur les côtés, touffu sur le dessus –, lunettes cerclées d’or, col roulé sobre et veste de costume. Sa prestance et son humilité ne suffisent pas à convaincre le juge, qui refuse sa demande de libération provisoire. Dans la salle, Hamadi écrase une larme. Son fils retourne dans sa cellule.
« Ils ont voulu déplumer un aigle en plein vol », chante-t-il sur YouTube avant d’être enfermé. Ses avocats crient au complot. « Les victimes ont orchestré une campagne médiatique pour l’incriminer », dit l’un, Taïeb Bessadok, à la radio. « Il y a des gens du renseignement derrière. Un Tunisien contacte chaque personne en lien avec Swagg Man pour demander de porter plainte contre lui », appuie le second, Mehdi Louzi, sur une autre station, visant Tarak Cheikhrouhou.
Iteb menace d’entamer une grève de la faim, mais à quoi bon. Le 29 mars, la justice le condamne à cinq ans de prison ferme et à une amende de 30 000 euros pour blanchiment d’argent. Dans l’attente de son appel, il est libéré le 24 juin contre une caution de 60 000 euros. Il risque cinq ans de prison supplémentaires pour chaque accusation d’escroquerie.
« Je me méfie de tous les médias car 90 % des dires qui ont été publiés sont de la pure diffamation », nous écrit Swagg Man.
Nous lui envoyons un e-mail à sa sortie de prison, courant juillet. Il répond qu’il « aimerait nous accorder cette interview », mais doit « se faire petit » et se « méfie de tous les médias car 90 % des dires qui ont été publiés sont de la pure diffamation ». « Je ne peux vous expliquer et vous donner des précisions sur mes conditions de vie en prison et tout ce qui se passe, que ce soit avec les politiciens ou les hommes d’affaires, car nous sommes des détenus politiques. Les ambassades ne pourront rien faire pour moi si je retourne par malheur en prison, gratuitement, comme ces deux ans passés. » De retour en ligne, il inonde Instagram de ses photos.
Nous lui envoyons nos questions et proposons une rencontre. Pas de réponse. Quelques jours plus tard, il poste sur les réseaux un « communiqué officiel » : « Quand je vois le nombre de médias qui sont contre moi, qui adorent inventer des ragots et une vie qui n’est pas la mienne, je préfère uniquement poster sur mes réseaux sociaux ce que moi je veux ! » Il dénonce l’« injustice » qu’il a subie, évoque un « lynchage médiatique » et annonce qu’il donnera bientôt sa version.
On la connaît pour l’essentiel : il conteste toute infraction. Ni escroc, ni manipulateur. « Vous êtes nombreux à attendre ma version des faits, précise-t-il, de ce que j’ai vécu durant ces deux ans et demi, entre les interdictions de voyage, les mandats d’arrêt, les commissions rogatoires internationales, les demandes d’entraide entre les pays concernés. » Il dit avoir besoin de « raconter ces événements douloureux, beaux, joyeux, horribles, paradisiaques… ainsi que tous les ascenseurs émotionnels [qu’il a] pu vivre. »
Au sortir de la confrontation, Ludovic se revoit, des années plus tôt, « jeune, influençable, crédule ». « Je lui ai tout donné. »
Quelques jours plus tard, il réapparaît sur Facebook : « Vous êtes nombreux à me demander pourquoi je ne mets plus les pieds en France, tout simplement car j’ai un mandat d’arrêt qui a été émis contre moi par le juge d’instruction français. » Il se plaint : « C’est facile d’attaquer quelqu’un pendant qu’il est privé de ses droits… Maintenant que je suis sorti ça va se passer autrement… Je clame mon innocence et je compte bien me défendre. » Difficile d’en savoir plus : contactés à plusieurs reprises par XXI, ses avocats tunisiens, Me Bessadok et Me Louzi, ont refusé de nous parler en invoquant le secret de l’instruction puis le procès en cours. Sollicitée par XXI, Me Élise Arfi, son avocate française, n’a pas souhaité s’exprimer.
Iteb a revu Ludovic, son ami, son frérot, le temps d’une confrontation dans le cadre de l’enquête, en octobre 2019. Ludovic l’accuse de lui avoir pris 12 000 euros au fil des années. Il se souvient : « Quand je doutais de lui, il reprenait l’ascendant en me disant : “Je suis dans la merde et t’en profites !” Pourquoi je remettrais en cause notre amitié pour de l’argent ? Je devais l’aider. Je n’en parlais à personne. J’étais enfermé dans une spirale. »
Ce jour-là, dans la caserne de la garde nationale, « Iteb est maigre, en short et tongs, avec des yeux vitreux. Je souris. Je suis en costard-cravate, et je vais pas le lâcher. On lui desserre les menottes. Je me frotte les poignets pour lui montrer que, moi, je suis libre. Fini le gentil Ludo ! Je déroule mon histoire sans accroc. Son visage se décompose au fur et à mesure. » Il conteste les faits. « Il déballe sa version – comme quoi il m’a prêté de l’argent que je lui aurais rendu – en bafouillant. C’était incohérent. Puis il se met à dire qu’il a changé. Il vrille, fond en larmes. Crie sur ses avocats : “Tu veux que je réponde quoi ?” Quand je pars, je jubile. »
En sortant, Ludovic lance à Nicolas, qui a sa confrontation juste après : « Il est chaud, tu peux y aller. » Son sourire se teinte de tristesse dans l’avion de retour en France. Il se revoit, des années plus tôt, « jeune, influençable, crédule ». « J’ai fait tout ce que je pouvais. Maintenant, c’est à la justice de jouer. Je lui ai tout donné. J’ai passé des années à faire des petits jobs pour rien. J’ai failli me séparer de ma compagne. Et mon frère est toujours malade. »