Transnistrie, le petit État fantôme prêt à exploser

Écrit par Clément Fayol et Antoine Harari Illustré par Thomas Rouzière
En ligne le 29 février 2024
Transnistrie, le petit État fantôme prêt à exploser
Faut-il craindre une extension du conflit russo-ukrainien à la Transnistrie, alors que des élus de cette région de Moldavie demandent la protection de Moscou ? Très convoité, le petit territoire séparatiste dort sur une poudrière : 20 000 tonnes de munitions héritées de la Seconde Guerre mondiale.
Article à retrouver dans la revue XXI n°64, Arnaques, crimes et vies de château
15 minutes de lecture

Il suffirait d’une étincelle. L’explosion ferait le même effet qu’une bombe atomique de dix tonnes et provoquerait des dégâts à cinquante kilomètres à la ronde, a estimé une équipe d’universitaires moldaves lors de la dernière visite de la mission internationale à l’État fantôme de Transnistrie. Le général russe Alexandre Lebed le disait déjà en 1995 : les entrepôts sont surchargés, le moindre incident risque de transformer la région en zone de désolation. En cause : la base militaire que les Russes ont construite en 1941 aux abords du village de Cobasna, pour y stocker de quoi permettre à l’Armée rouge de se battre en Europe, puis se ravitailler, durant la Guerre froide. Ils y ont laissé 20 000 tonnes de munitions (datant de l’époque soviétique), selon l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Et 1 400 soldats, officiellement, mais il est impossible de s’en assurer tant les secrets entourent la vie de cet endroit. 

Derrière les bâtisses, la masse sombre de la base est enveloppée par l’obscurité de la nuit. Des silhouettes se dessinent devant l’entrée principale. Jambes fines, épais plastron, fusils-mitrailleurs dans le dos ou en bandoulière, sous une grosse ampoule blafarde, qui crée plus d’ombres que de lumière, mais nous permet de distinguer une barrière qui ferme le passage. Impossible de franchir l’enceinte de la base contrôlée par Moscou qui, d’après les vues satellites, s’étend sur une centaine d’hectares. Seules les forces russes savent ce que contiennent ces hangars. 

Il est difficile de savoir si une partie du stock s’est évaporée sur des marchés parallèles.

À la fin des années 1990, les réserves explosives ont servi de prétexte au Kremlin pour garder ce poste avancé. Dans les années qui ont suivi, malgré ses promesses de démantèlement, le pays n’a jamais lancé de processus de démilitarisation. Pour réaliser son film Lord of War, Andrew Niccol s’est d’ailleurs inspiré de ce lieu sensible. Interprété par Nicolas Cage, Yuri Orlov – personnage inspiré de Viktor Bout, trafiquant russe libéré fin 2022 par les États-Unis lors d’un troc de prisonniers avec la Russie – vend de nombreuses armes en provenance du petit État séparatiste. Dans le long métrage, il se rend sur place pour conclure un deal inavouable avec un haut officier : acheter sous le manteau des quantités industrielles d’armes destinées à alimenter des conflits africains. En réalité, il est difficile de savoir si une partie du stock s’est évaporée sur des marchés parallèles. Depuis la dernière visite de la mission internationale, en 2006, aucun chiffre fiable n’a été avancé. 

Aujourd’hui, la Russie, qui s’est bien gardée de reconnaître l’indépendance de sa protégée, encourage cette situation floue et indécise : elle lui permet de rester incontournable sur ce bout de terre qui appartient à la Moldavie. Le gouvernement de Vladimir Poutine joue avec ses relais politiques dans la capitale et une ambassade qui compte plusieurs centaines de fonctionnaires d’après les estimations locales, pour empêcher l’entrée du pays dans l’Union européenne et garder la main sur les forces politiques qui lui sont favorables.

« Alerte jaune code terreur »

Soudain, les silhouettes devant les bâtisses s’agitent. Elles viennent d’apercevoir un véhicule non identifié, notre voiture, traversant une ligne invisible. Impossible de faire demi-tour, à quelques centaines de mètres de l’entrée principale. Un poids lourd militaire lance une manœuvre pour nous bloquer. Quatre soldats se postent autour de la voiture. Drapeau russe à l’épaule, pin’s « Z » blanc sur la poitrine en soutien à « l’opération spéciale » menée par la Russie en Ukraine, ils exigent que les mains soient visibles et scrutent l’habitacle. Les bouts incandescents des cigarettes illuminent brièvement les bas des visages, puis s’éteignent.

Quelques mètres plus loin, des lampes de poche balaient le sol et projettent l’ombre de chiens tenus en laisse. Les passeports sont confisqués. « Nous sommes en alerte jaune code terreur à cause de la situation en Ukraine », annonce un officier. Un minibus blanc vide pénètre dans la base. Quelques minutes plus tard, il ressort avec une vingtaine d’hommes en uniforme qui ont terminé leur journée de travail. S’agit-il de Transnistriens mobilisés pour étoffer les rangs des soldats russes durant la journée ? Nous n’en saurons pas plus. Commence une longue attente. Seul un tracteur passe avec sa remorque. 

Une antique Lada, banquette pourpre et carrosserie flambant neuve, arrive enfin. Jeans, chaussures en cuir et pulls sombres, trois hommes en civil nous installent sans ménagement dans le véhicule. La base s’éloigne, puis disparaît totalement. Dans un petit immeuble de trois étages sans inscription officielle d’un quartier reculé de Rybnitsa, durant trois heures, nous sommes trimballés d’une pièce à l’autre pour des interrogatoires. La chorégraphie du petit manuel soviétique de la police politique est respectée à la lettre. Chacun fait sa part du travail, de manière mécanique.

Sortir du giron soviétique

Au moment de l’éclatement de l’Union soviétique, en 1991, la Transnistrie, petit territoire de 4 000 km2 s’est retrouvé intégré à la Moldavie, coincée entre l’Ukraine et la Roumanie. Comme l’autorité centrale moldave tenait à sortir définitivement du giron soviétique, elle a réintroduit l’alphabet latin et établi le roumain comme seule langue officielle, celle de la majorité autochtone. Une rupture nette avec Moscou, que n’ont pas acceptée les populations russophones de l’est du pays. Après quatre mois d’une sanglante guerre civile qui a fait plus d’un millier de morts, la Transnistrie déclarait sa sécession, le long du fleuve Dniestr. Aucun pays, pas même la Russie, n’a entériné cette indépendance. Seules l’Ossétie du Nord et l’Abkhazie, deux autres régions séparatistes inféodées à Moscou, ont officialisé leurs relations avec ce lopin de terre, zone frontalière de trafics. Le reste du monde le considère comme partie de la Moldavie. Qu’importe : depuis plus de trente ans, une clique politico-sécuritaire gouverne le faux État, en alimentant ses caisses grâce à la revente du gaz et du pétrole achetés à bas prix au parrain russe. 

Au cœur de cette enclave figée dans un passé soviétique rêvé, des statues de Lénine trônent sur les places des centres-villes tandis que les mausolées et les étoiles en l’honneur des morts de l’Armée rouge décorent chaque coin de rue. Ici, on parle la langue de la Russie et, sur le demi-million d’habitants officiellement recensés, près de la moitié en a la nationalité, selon Michael Éric Lambert, auteur d’une thèse sur les « stratégies de mise en place du soft power de l’Union européenne dans les États du partenariat oriental » : « Les autorités russes ont établi une politique de “passeportisation” pour asseoir leur influence sur place. »

Bloqué entre son parrain russe et son voisin ukrainien, l’État fantôme est ainsi devenu un nœud gordien délaissé, que personne ne veut trancher. La guerre en Ukraine et la candidature de la Moldavie à l’Union européenne risquent de rompre cet équilibre précaire qui tient depuis trente-deux ans. Tous les facteurs de déstabilisation sont réunis dans cette poudrière, le poste le plus avancé à l’ouest des forces russes, aux portes de l’Europe.

La « verrue russe »

Une colline domine le village de Cobasna, avec sa chapelle et son modeste cimetière aux monticules ornés de croix métalliques. Deux ou trois vrombissements de moteurs et des hurlements de chiens errants accompagnent le coucher du soleil. Seules quelques lumières et fumées de cheminées indiquent que les mille habitants, calfeutrés dans leurs petites maisons entourées de modestes parcelles, ne sont pas tous endormis. Ici, les routes sont plus petites que dans le reste de la Transnistrie, et à mesure qu’on avance sur le territoire, l’asphalte fait place à des chemins en terre. Au cœur du village, un rond-point ouvre sur trois directions. Toutes mènent, à moins de cinq kilomètres, à la frontière ukrainienne. Les téléphones quittent le réseau moldave pour se connecter à celui du voisin, ou plutôt du frère ennemi. 

Depuis l’invasion russe de l’Ukraine au printemps 2022 et la fermeture de la frontière, la Transnistrie s’est retrouvée privée d’accès terrestre à la Russie. Les premières percées des troupes de Vladimir Poutine jusqu’à Kherson ont éveillé l’espoir de pouvoir passer par Odessa. Mais l’offensive s’est arrêtée plus haut. Toutes les voies d’approvisionnement ont été coupées, laissant les soldats russes seuls sur la base militaire de Cobasna, désormais privés de portes de sortie, mais toujours assis sur une montagne de matières explosives. En l’absence d’aéroport ouvert, d’accès à la mer ou à l’étranger, ils ne peuvent effectuer de rotation sans demander l’autorisation à la Moldavie. Les troupes ne sont plus renouvelées. La base est devenue un camp retranché. 

Jusqu’à présent, la Moldavie a adopté la stratégie du pourrissement à l’égard de la zone indépendantiste.

En juin 2023, le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’est rendu au sommet de la Communauté politique européenne en Moldavie. C’était la deuxième réunion de cette organisation internationale qui vise à renforcer les liens entre l’Union européenne et les pays partageant ses valeurs sans en être membres. À l’occasion de cette rencontre, rapportent plusieurs sources moldaves, le président ukrainien a proposé d’ouvrir un front sur son territoire et de supprimer la « verrue russe » que représente pour lui la base de Cobasna, si près de sa frontière. Déclin poli de la présidente moldave. Maia Sandu, pro-européenne et proche du président Macron, se trouve embarrassée par une influente et populaire opposition favorable au Kremlin, qui pourrait l’emporter si le vote transnistrien s’y agrégeait. Le petit pays, divisé entre ses influences roumaine et russe, a jusqu’à présent adopté le statu quo – on peut même parler de stratégie du pourrissement – à l’égard de la zone indépendantiste. Et, dorénavant, préfère miser sur l’encerclement européen du repaire d’irréductibles plutôt que sur des affrontements risqués. 

Ainsi, dès mars 2022, une semaine après l’Ukraine, la Moldavie a déposé sa candidature pour rejoindre l’Union européenne. Le jour où Bruxelles annonçait l’ouverture officielle des négociations, en novembre 2023, attablé dans un restaurant chic de Chisinau, le haut fonctionnaire moldave chargé du suivi du dossier que nous avons rencontré ne dissimulait pas son enthousiasme : « À l’horizon 2030, nous espérons être membre de l’Union ! » Une part importante de l’opinion publique est pourtant réfractaire à ce passage à l’Ouest. Mais le gouvernement persiste et suit le mouvement, version accélérée, que Kiev a lancé. « À Bruxelles, plus personne ne nous parle des territoires perdus de Transnistrie alors qu’avant la guerre c’était un obstacle très clair », se réjouissait le haut fonctionnaire. Le conflit a rebattu les cartes. Les institutions européennes ont désormais une seule priorité : empêcher l’avancée de l’influence russe. Le 14 décembre 2023, l’UE a d’ailleurs approuvé l’ouverture des négociations d’adhésion de la Moldavie et de l’Ukraine. 

Strapontin râpé

Du côté de la capitale moldave, l’inquiétude est vive cependant. « Nous dormons sur un volcan éteint », résume une conseillère auprès de la présidence qui ne souhaite pas donner son nom. La jeune femme est issue d’une bonne famille moldave. Son bac en poche, elle a passé une décennie en Europe pour étudier avant de revenir servir son pays. Elle est née quelques années avant la chute du mur de Berlin et, pour elle, la base militaire aux marges de son pays dépasse la dimension politique : « Durant les mois qui ont suivi le début du conflit ukrainien, mon père vérifiait constamment les nouvelles au milieu de la nuit, persuadé que la base exploserait tôt ou tard avec la guerre à nos portes. Puis le temps est passé et nous nous sommes habitués à cette situation, à notre impuissance. » Elle n’est pas seule à s’inquiéter. « Les Russes pratiquent la politique du chantage. Ils multiplient les provocations comme ces missiles envoyés en Transnistrie peu après le début de la guerre [en mai 2022, ndlr] dans l’espoir d’aviver les tensions (sic) », s’insurge Ion Stefanita, dans une pâtisserie en vogue du centre de la capitale. Le quinquagénaire, qui parle un français parfait, est muséographe et expert du patrimoine architectural de son pays ; il rencontre de grandes difficultés actuellement pour monter des projets touristiques dans la région indépendantiste.

Une tout autre ambiance règne en Transnistrie, au cœur même de la poudrière. Au guichet d’une banque d’un village frontalier, plusieurs clients patientent pour retirer des roubles transnistriens, qui n’ont cours que dans cette région. Les coupes de cheveux sont droites, les visages émaciés, les regards durs et les habits en tissus lourds. Fichu coloré sur la tête et sabots en plastique aux pieds, une femme qui n’a pas 50 ans reste assise, une jambe posée sur la banquette d’un strapontin au tissu marron râpé. Derrière elle, sur un mur de crépi vert, s’étale une mosaïque de visages de vétérans de la Seconde Guerre mondiale. « Ils ont défendu la mère patrie », est-il écrit en russe. Aucune des personnes interrogées ne témoigne d’une crainte de voir son quotidien menacé, que ce soit par la guerre voisine, par une potentielle explosion de la base, ou par la nécessité de s’unir au reste de la Moldavie pour rejoindre l’Union d’à côté. 

Le problème, ce sont les Américains, pas les Russes. De toute façon, on ne les voit jamais, les soldats.

Un vieil homme

Dans les rues désertes de Cobasna, c’est encore plus calme. De nombreuses maisons sont abandonnées et les passants se font rares. Sur un flanc de la colline qui domine le village, la silhouette du complexe militaire se devine. « Il n’y a pas de problèmes particuliers ici. Rien n’est interdit, vous pouvez aller où vous voulez, visiter ce que vous souhaitez, il suffit de vous annoncer à la police locale et ils vous accompagneront », assure, un brin caustique, un vieil homme qui discute avec un voisin. Lorsque les questions se font plus précises, il change de ton : « Le problème, ce sont les Américains, pas les Russes. De toute façon, on ne les voit jamais, les soldats, ils ne sortent quasiment pas de la base. » Plus loin, une vieille femme plume un poulet sous le porche de sa maison. « Bien sûr que nous préférerions qu’ils ne soient pas là. Mais nous ne pouvons rien y faire. Finalement, nous nous y sommes habitués. Ce à quoi nous ne nous habituons pas, c’est au risque de guerre en ce moment… » Derrière elle, son mari, infirme de guerre, patiente, immobile, pendant qu’elle poursuit : « Les Ukrainiens sont nos frères. J’ai vu à la télévision qu’un coup d’État allait avoir lieu chez eux, qu’un général allait remplacer le président et que tout rentrerait dans l’ordre. On ne veut que ça : la paix. » 

À Rybnitsa, dans le local de la sécurité intérieure où nous sommes retenus, les heures passent. Les interrogatoires sont interrompus par l’appel d’un supérieur hiérarchique. Sans vraiment savoir ce qui nous a disculpés, nous sommes libérés : tel est le paradoxe de la Transnistrie, entre dictature et absurdie. Où une rigidité de façade masque parfois un laisser-faire de circonstance, et où chacun, à tous les niveaux de la société, se réfugie dans un immobilisme teinté de soviétisme. Comme pour oublier que la confrontation entre Est et Ouest atteint un nouveau paroxysme.

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