Comment, quand on a vécu toute sa vie au fin fond du Missouri, se prépare-t-on à aller combattre sur un terrain lointain et inconnu ? Réponse de l’armée américaine : on joue à la guerre. Alors qu’environ 40 000 soldats américains sont actuellement déployés au Moyen-Orient et que les États-Unis pourraient encore en envoyer davantage, les Marines s’entraînent dans des villages Potemkine dispersés sur tout le territoire national. Debi Cornwall a photographié ces petits théâtres de guerre recréés de toutes pièces, notamment ceux de la base de Twentynine Palms, en Californie, où elle s’est rendue quatre fois entre 2018 et 2019. Échoppes, rues ensablées, mosquées : tout y est prévu pour reproduire des terrains urbains du Moyen-Orient. Jusqu’aux figurants, venus d’Irak ou d’Afghanistan.
Bienvenue sur la base militaire de Twentynine Palms, au cœur du désert californien, où ont notamment été préparées les opérations militaires menées entre 2003 et 2011 en Irak – pays où l’on recensait encore 2 500 soldats américains en septembre dernier pour lutter contre le djihadisme. Ici, l’armée américaine entraîne ses Marines dans des décors urbains inspirés de champs de bataille du Moyen-Orient. Des containers y ont été recyclés pour simuler des maisons d’argile, et des fruits en plastique garnissent les étals du marché. Objectif : préparer les troupes physiquement et psychologiquement à ce qu’ils trouveront sur le terrain. Des bases comme celle-ci – baptisées Mout (pour « Military Operations on Urbanized Terrain » , « opérations militaires en terrain urbain ») –, il en existe des dizaines aux États-Unis. À Twentynine Palms, comme dans d’autres bases Mout, le recours au jeu de rôles est fréquent. Fawzia et Nabil font partie du décor et de l’armée de « figurants culturels » engagés pour jouer les locaux. Le couple de civils irakiens réfugiés aux États-Unis a laissé vêtements, téléphones portables et papiers d’identité au vestiaire, puis revêtu le dishdasha – l’habit traditionnel de leur pays natal –, fourni par les costumiers de la base. « La plupart de ces acteurs amateurs ont fui la guerre [ou appartiennent à la première génération née sur le sol américain de parents ayant fui des zones de conflit, NDLR] et doivent désormais la reconstituer pour le compte de l’armée américaine. À Twentynine Palms, il n’y a presque que des Irakiens. D’autres bases font plutôt travailler des Afghans. » Dans quelque temps, ce soldat en formation sera déployé en zone de guerre. Ce jour-là, avec son groupe, il a pour mission fictive de reprendre le contrôle d’une ville tombée aux mains d’insurgés, joués par des Marines confirmés et reconnaissables à leurs tee-shirts noirs. Combattre des forces d’opposition dans des ruelles inconnues, apprendre à connaître et gagner la confiance des populations locales, trouver des informateurs, découvrir des personnes qui planifient une action contre l’armée américaine, gérer des attaques ayant fait un grand nombre de victimes : ces jeux de guerre immersifs peuvent durer des jours, voire des semaines. De vrais tanks circulent sur la base, et les jeux de rôles sont parfois ponctués d’explosions, inoffensives mais spectaculaires. « Le but est de faire croire aux soldats qu’ils sont vraiment sur place. Plus ils adhèrent aux scénarios, plus l’entraînement est considéré comme efficace : on appelle ça la “fidélité psychologique”. Sans être parfaits, les décors reproduisent les paysages et les scènes que les soldats rencontreront. À leur arrivée, ils auront déjà été exposés à des sons, des langues, voire des odeurs, qui ne leur sont pas familières. L’armée pousse le réalisme jusqu’à la stimulation olfactive en utilisant des sprays “excréments”, “cadavre”, “chair brûlée” ou “poudre” » , rapporte Debi Cornwall. Tout un écosystème de civils travaille sur place : des figurants, mais aussi des maquilleurs, des contractuels qui construisent les décors, fournissent les costumes, les accessoires et ces effets spéciaux. Des minarets factices surplombent les différents villages de Twentynine Palms, qui le sont tout autant. Mais à l’intérieur, souvent il n’y a rien, quelques tapis au sol dans le meilleur des cas ou des inscriptions en arabe, qui n’ont parfois rien de religieuses. Lors des premières visites de la photographe sur la base de Twentynine Palms, il y avait des minarets mais pas d’appels à la prière. Un jour, elle croise un « consultant » muni d’un carnet et d’un crayon qui, comme elle, évolue dans le décor : il est chargé d’évaluer le réalisme des lieux et des scénarios. « Je lui ai demandé pourquoi on n'entendait pas le muezzin » , raconte la photographe. Les figurants, comme ici le jeune Issa, sont souvent amenés en bus depuis San Diego, située à trois heures de route, pour des contrats de deux semaines ou un mois. Ils ne sont pas seulement là pour faire plus vrai, ils prodiguent aussi des conseils sur la culture de leur pays. « J’ai croisé des médecins, des interprètes, des avocats et même un ancien des forces spéciales de Saddam Hussein. Sur la base, leurs compétences linguistiques, leur passé sont valorisés, précieux. » Ils peuvent faire comprendre aux soldats que dans certaines zones, pour gagner la confiance d’un village, il faut s’adresser à la personne la plus âgée, pas au plus diplômé. Les figurants ne sont pas employés directement par l’armée américaine, qui sous-traite l’activité à des entreprises de travail temporaire, « un business très prisé qui pèse plusieurs millions de dollars », indique Debi Cornwall. Le recrutement se fait par le bouche-à-oreille au sein de la communauté, repère crucial pour ces expatriés. « Durant des semaines, les figurants sont logés ensemble, parfois à l’hôtel si la mission n’exige pas de rester sur la base durant la nuit. Ils prennent leur repas ensemble autour de plats typiques, se retrouvent, discutent du passé ou de la politique de leur région natale. Ils recréent leur pays d’origine pour les soldats, mais aussi pour eux-mêmes. » « Pourquoi les ressortissants étrangers acceptent-ils de faire ce boulot ? s’est interrogée la photographe. Ils expliquent vouloir remercier le pays qui les a aidés, ou sauver des vies, tant américaines que locales. Mais il y a aussi une réalité financière, surtout pour des personnes ne parlant pas forcément bien anglais : c’est plutôt bien payé », explique Debi Cornwall. Le salaire minimum fédéral est de 7,25 dollars de l’heure, de presque 15 dollars en Californie. Les contrats de figuration pour le compte de l’armée proposent 22 dollars de l’heure pour les quarante premières heures de la semaine, puis 33 dollars l’heure supplémentaire, avec des semaines de travail pouvant en compter jusqu’à 84. Ted, un vétéran de la US Navy amputé d’une jambe, joue le rôle d’un soldat américain blessé sur le champ de bataille, lors d’une reconstitution catastrophe destinée aux équipes médicales. Un maquilleur spécialisé dans le cinéma a œuvré à donner à son moignon l’apparence d’une blessure récente. Ted gagne plus que d’autres figurants. Être mutilé – comme maîtriser l’arabe ou avoir une expérience militaire – est en effet considéré comme une « compétence particulière » par son contrat de travail. D’autres contrats que s’est procurés la photographe précisent pudiquement : « Les employés peuvent être amenés à travailler dans des conditions difficiles. »