Entretien  |  Géographies

« Kinshasa jouait sur la rivalité entre Chine et États-Unis » 

Écrit par Olivier Liffran
Elisabeth Caesens, fondatrice de l’ONG Resource Matters, détaille le rôle stratégique que joue la République démocratique du Congo (RDC) dans le contrôle des ressources minières, un secteur où Chine et États-Unis tentent d’étendre leur mainmise.

Aujourd’hui la transition énergétique incite les États à renoncer petit à petit aux énergies fossiles. En quoi le rôle de la RDC est-il central dans cette évolution ?

Il faut d’abord comprendre que cette transition repose sur le développement des batteries. Ce sont elles qui permettent aux voitures électriques de rouler, ou de stocker l’énergie produite par les centrales solaires et éoliennes – dont le fonctionnement est par définition intermittent. Or leur fabrication requiert un certain nombre de minerais, dont le cobalt : c’est lui qui évite la surchauffe et l’explosion. D’où la ruée que l’on observe depuis quelques années de la part de certains pays pour sécuriser leur approvisionnement, tout particulièrement en RDC qui est de très loin le premier producteur mondial de cobalt. 

Ce rôle stratégique de la RDC dans l’économie mondiale n’est du reste pas nouveau. Le caoutchouc extrait au début du XXe siècle pour la fabrication de pneus a accompagné l’essor de l’industrie automobile partout dans le monde. Tandis que l’uranium congolais a été exploité dans la confection des premières bombes atomiques américaines, larguées en 1945 sur Hiroshima et Nagasaki. Le cuivre du pays a été exploité pour la fabrication des armes des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale. Bref, les ressources naturelles congolaises ont toujours été mises au service des « tendances » du moment. Celle du cobalt est simplement la dernière en date.

Qu’en est-il exactement de la prédominance des Chinois sur la filière congolaise du cobalt ?

Cette supposée mainmise de Pékin est à nuancer, car il existe encore d’importants opérateurs occidentaux, comme le Suisse Glencore, qui exploitent le cobalt congolais. Du reste, les Chinois n’ont fait qu’acquérir des actifs miniers – dont des sites très prometteurs comme ceux de Tenke Fungurume et de Kinsevere au Katanga – détenus précédemment par des entreprises occidentales. Lesquelles n’ont pas hésité à les vendre en contrepartie de sommes parfois mirobolantes proposées par leurs homologues chinoises.

Les Occidentaux, et tout particulièrement les Américains, s’en mordent-ils les doigts aujourd’hui ? 

Oui. L’administration américaine regrette notamment la vente en 2016 par le Texan Freeport-McMoRan de ses participations dans Tenke Fungurume, l’une des mines les plus riches en cuivre et en cobalt du pays, au groupe chinois China Molybdenum (CMOC). Une transaction à 2,6 milliards de dollars qui a largement contribué à éclipser les États-Unis du secteur minier en RDC. 

Il ne faut pas se leurrer : investir au Congo représente un risque. Les Occidentaux, craignent pour leur sécurité juridique.

Le président congolais, Félix Tshisekedi, a fait part à plusieurs reprises de sa volonté de renégocier les contrats miniers passés avec Pékin. Les Américains peuvent-ils en tirer parti pour revenir dans le jeu ?

Avec l’arrivée au pouvoir en 2019 de Félix Tshisekedi, les États-Unis ont entendu ce qu’ils voulaient entendre : que le nouveau président serait moins clément avec les investisseurs chinois que son prédécesseur, Joseph Kabila. Washington, qui a déployé ces dernières années une diplomatie très active en RDC, espérait qu’un ou deux sites miniers allaient se libérer à son profit. Or le calcul de Kinshasa était plutôt de jouer sur la rivalité entre les deux puissances pour faire monter les enchères dans la renégociation des contrats. Le gouvernement congolais y est parvenu, au moins partiellement. Notamment sur le dossier de Tenke Fungurume avec CMOC, justement (un accord a été signé en avril 2022 qui prévoit le versement par la partie chinoise d’environ 1,6 milliard de dollars, NDLR).

Malgré la volonté affichée par Washington de reprendre pied en RDC, les entreprises américaines ne se pressent pas pour investir dans le pays. Pourquoi tant de frilosité ?  

Il ne faut pas se leurrer : investir au Congo représente un risque. Les Américains, et plus largement les Occidentaux, craignent pour leur sécurité juridique : ils voient bien que les Congolais peuvent renégocier les contrats, comme ils l’ont fait avec les Chinois. Ils ne font aucune confiance à la justice congolaise, qu’ils jugent peu indépendante. Enfin, la corruption est systémique dans le pays, ce qui a valu quelques ennuis à Glencore. Le géant suisse a reconnu qu’une « culture de corruption » avait existé en son sein pendant des décennies. Il parle au passé, mais on peut s’interroger sur ses pratiques au présent. Plutôt que de s’exposer à d’éventuels scandales, les entreprises occidentales préfèrent faire reposer ce risque réputationnel sur d’autres et intervenir en bout de chaîne, comme acheteur. Il est plus simple pour elles que les minerais soient « traités » en amont en Chine, où les normes environnementales sont moins contraignantes qu’ailleurs. Ainsi, même si les rivalités géopolitiques sont évidentes, elles sont aussi à relativiser au regard des bénéfices que les Occidentaux tirent de la situation. 

Explorer le thème
Économie
Le delta du Bengale, emporté par la houle
Novembre 2024
Le delta du Bengale, emporté par la houle
Dans le plus grand delta du monde, en quête de ces morceaux d’Inde et du Bangladesh qui disparaissent sous les eaux.
Récit photo  |  Novembre 2024 | Écosystèmes
La guerre secrète des patrons de la Karmine Corp
Dans le nouveau numéro
Novembre 2024
La guerre secrète des patrons de la Karmine Corp
Enquête loin des webcams, sur les coulisses de la transformation d'un club d'esport en start-up.
Enquête  |  Novembre 2024 | Algorithmes
Hélicoptères et intermédiaires... Airbus rattrapé par son passé au Koweït
Octobre 2024
Hélicoptères et intermédiaires... Airbus rattrapé par son passé au Koweït
Malgré ses déclarations, le DG du groupe aéronautique a bien fait appel à un intermédiaire pour vendre des hélicoptères au Koweit en 2016.
Enquête  |  Octobre 2024 | Géographies
Les boss enfilent les gants de boxe
Juillet 2024
Les boss enfilent les gants de boxe
Reportage plein de sueur auprès d’une bande de boxeurs businessmen dans une salle de sport chic, à Paris.
Reportage  |  Juillet 2024 | Pouvoirs
Conquête du monde, le plan saoudien
Juin 2024
Conquête du monde, le plan saoudien
Cent ans après sa création sous la coupe des États-Unis, l'Arabie saoudite inverse le rapport de force, et commence à inquiéter…
Enquête  |  Juin 2024 | Pouvoirs
Qui est Rodolphe Saadé, le roi des mers devenu magnat des médias ?
Juin 2024
Qui est Rodolphe Saadé, le roi des mers devenu magnat des médias ?
Le patron de la CMA CGM a fait d'une entreprise familiale déjà prospère un mastodonte qui étend son empire du transport maritime aux médias.
Portrait  |  Juin 2024 | Pouvoirs
Dans les méandres de l’Albarine, rivière à temps partiel
Juin 2024
Dans les méandres de l’Albarine, rivière à temps partiel
Reportage le long d'un cours d’eau intermittent jurassien, qui concentre sur 60 km de forts enjeux écologiques et de politiques publiques.
Reportage  |  Juin 2024 | Écosystèmes
Mbappé, ballon Dior
Juin 2024
Mbappé, ballon Dior
La superstar du ballon rond a révolutionné les codes des partenariats entre sportifs et marques de luxe.
Enquête  |  Juin 2024 | Pouvoirs
Joseph Oughourlian, un financier en terrain minier 
Mai 2024
Joseph Oughourlian, un financier en terrain minier 
L'architecte de la remontada du RC Lens est aussi l'artisan de la chute d'Arnaud Lagardère.
Enquête  |  Mai 2024 | Pouvoirs
Âges et vie, des colocations pour seniors à tout prix
Mai 2024
Âges et vie, des colocations pour seniors à tout prix
Qui s’occupera de nos aînés d’ici à 2050 quand le nombre de plus de 75 ans aura quasiment doublé en France ? La question se pose pour les maires des petites...
Enquête  |  Mai 2024 | Écosystèmes