De France et de Roumanie, ils viennent former l’armée
Les gens de Sake le savent mieux que personne, la venue des chefs de guerre en ville n’augure rien de bon. Cette cité lovée entre le lac Kivu et les collines verdoyantes du Masisi, dans l’extrême est de la République démocratique du Congo (RDC), n’en peut plus des souffrances engendrées par un conflit vieux de trente ans. Comme dans une tragédie qui se rejoue sans fin, Sake doit à nouveau composer avec les combats et les massacres de civils perpétrés par les militaires, les groupes armés, dont le M23 qui l’a brièvement occupée il y a une dizaine d’années.
Désormais, ce mouvement rebelle fort de près de 2 000 combattants approche dangereusement. Il a été reconstitué avec le soutien du Rwanda voisin pour déstabiliser le pouvoir congolais de Félix Tshisekedi. Profitant de l’incurie de leur adversaire, ils ont poussé leur avantage sur le terrain jusqu’à créer un proto-État de villages miséreux qu’ils contrôlent et tentent d’administrer depuis près de deux ans. Pour eux, Sake est un verrou stratégique, la dernière étape avant Goma, la capitale provinciale du Nord-Kivu située à 20 km de là, peuplée de 3 millions d’habitants.
Au gré de leur avancée, de nouveaux flots de déplacés en loques se déversent sur les routes vicinales, avec pour seuls biens quelques ballots d’affaires et un matelas ceinturé à la tête. Hagards, épuisés et faméliques, ils marchent des jours voire des semaines sous la pluie pour sortir des campagnes ensanglantées de cette région où errent près d’un million de déplacés internes, un sinistre record mondial.
Des grappes de types patibulaires
Ces survivants s’entassent aux abords de Sake, bordée de kilomètres de tentes blanches, où le choléra et la rougeole fauchent des vies. À deux reprises, des roquettes sont tombées sur leur camp de fortune coupé par une route qui ondoie dans la vallée. Dans les ruelles boueuses et cabossées de la ville déambulent aussi des grappes de types patibulaires en bottes en caoutchouc et uniformes militaires dépareillés, fusils automatiques en bandoulière et yeux vitreux. Ce sont les combattants des groupes armés locaux, les « Maï-Maï », issus du terroir qu’ils prétendent défendre, quitte à persécuter les civils et piller les villages.
Ils ne sont pas seuls à prendre part à cette guerre, la deuxième contre le M23 après celle du début des années 2010. De nouveaux venus intriguent les habitants et suscitent encore plus de perplexité. Ils sont blancs, parlent roumain ou français, les visages souvent cagoulés. Leurs kalachnikovs à eux sont agrémentées d’accessoires onéreux, comme des lunettes de visée à quelques milliers de dollars pièce. C’est le gouvernement congolais qui les a recrutés après avoir tardé à prendre la mesure de la montée en puissance des rebelles. Lui qui a fini par s’y résoudre, après les défaites infligées à son armée, quand la perspective fin 2022 d’une chute de Goma est devenue un scénario de plus en plus plausible.
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Il a fallu réagir vite. Trouver dare-dare des hommes prêts à défendre la ville et à former en toute urgence l’armée congolaise constituée en partie d’anciens rebelles et de soldats n’ayant jamais réellement combattu. Une armée en lambeaux, héritée de décennies de guerres et de mauvaise gouvernance, l’une des moins redoutées de la région des Grands Lacs. L’externalisation s’est peu à peu imposée, par choix et désespoir. Une première dans ces confins de l’Est où opèrent plus d’une centaine de groupes armés locaux, mais aussi rwandais, ougandais, burundais.
Le pouvoir congolais a pris le risque de déléguer à des Blancs certains de ses attributs régaliens. À la tête de ces sous-traitants, un certain Horatiu Potra, franco-roumain, ancien de la Légion étrangère, capable de mobiliser en quelques jours plusieurs centaines d’hommes. Quel est son rôle exactement ? Jusqu’où s’étend le pouvoir de ces prestataires ? Pris à tort pour un mercenaire russe, Potra est réputé méfiant.
« On a improvisé »
Avant sa bande et lui, une autre troupe bien plus réduite d’anciens militaires français a débarqué dans la province du Nord-Kivu. L’un de leurs chefs, Romuald Létondot est arrivé en « éclaireur », comme il dit. Pionnier, il posa ses valises à Goma fin 2022. Sa première aventure dans le milieu de la sécurité privée. Il s’est débrouillé pour trouver des véhicules, gagner la confiance des généraux congolais, mettre en place la logistique. « On est partis de rien, sans connaître la RDC. On a improvisé ! », s’amuse-t-il, attablé au restaurant de l’hôtel Lac Kivu Lodge, son fief cosy dont il a fait le quartier général des anciens de l’armée française.
Létondot, c’est le bon vivant au contact d’apparence facile, le colonel trapu et rieur des commandos parachutistes de Bayonne, qui a mené l’essentiel de sa carrière en Afrique de l’Ouest avant de terminer au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) – lequel fait le lien entre l’état-major et les forces françaises déployées à l’étranger ou sur le territoire national. Il était aux premières loges lors du déclenchement de la guerre lancée par la France au Sahel en 2012. C’est à Goma qu’il coule donc sa retraite, à orchestrer un dispositif militaire privé, centré sur les forces aériennes.
J’aidais un copain à faire les vendanges quand Létondot m’a proposé ce travail. J’ai pas hésité !
Conscient des limites de son infanterie, l’exécutif congolais a misé très tôt sur des vieux avions de fabrication soviétique, les Sukhoï Su-25, ainsi que sur des hélicoptères d’attaque, pour freiner l’avancée des rebelles. Et pour assurer leur maintenance, il a fait appel à la filiale congolaise d’une société de droit bulgare, Agemira RDC. À sa tête, Olivier Bazin, un homme d’affaires coutumier des opérations politiques ou sécuritaires discrètes en Afrique francophone, notamment au Congo-Brazzaville, au Tchad et en Côte d’Ivoire.
C’est d’ailleurs lors d’une soirée à Abidjan qu’il a été approché par un émissaire du pouvoir congolais, désireux de solliciter ses services dans la guerre contre le M23. L’intermédiaire dans le deal est un pasteur évangéliste très proche du président Tshisekedi. L’homme de Dieu et d’affaires l’a introduit au sommet de l’État, facilitant son implantation dans le pays. Bazin a négocié et convaincu la présidence de sa capacité à soutenir l’armée en difficulté.
Charge à lui ensuite de faire venir des hommes de confiance capables du jour au lendemain de sauter dans un avion et de débarquer dans une région tourmentée dont ils ne connaissent pas grand-chose et où ils n’ont jamais mis les pieds. Une trentaine d’anciens soldats d’élite français, tous originaires du Sud-Ouest de la France, ont ainsi quitté à partir de fin 2022 leurs vies paisibles pour des salaires confortables en zone de guerre. Les agapes arrosées entre amis, les joies et tracas de la famille, l’ennui qui pointait pour certains, tout a volé en éclat sur un coup de fil impromptu. « J’aidais un copain à faire les vendanges quand Létondot m’a proposé ce travail, dit l’un d’entre eux, quinquagénaire retraité de l’armée française, en s’amusant encore de la scène. J’ai pas hésité, malgré la qualité du vin qu’on produisait ! »
Treillis impeccables et 4 x 4 flambant neufs
Au fil des soubresauts de la guerre contre le M23, Agemira a étendu sa gamme de services au-delà de la maintenance des avions de l’armée congolaise, du courtage d’aéronefs d’attaque à la formation de l’armée. La structure a évolué pour se muer en un embryon d’armée privée avec ses soldats d’élite, logisticiens, experts en renseignement et dronistes capables de scruter les positions et mouvements du M23. Certains se font discrets et évoluent en civil. D’autres, les instructeurs, vêtus de treillis impeccables surmontés de gilets pare-balles, Glock à la ceinture, sillonnent la ville au volant de leurs 4 x 4 Toyota flambant neufs.
Leur présence dans l’est congolais est vite remontée jusqu’aux oreilles de l’Élysée, un temps préoccupé de voir d’anciens fonctionnaires français prendre part à une mission aussi sensible. D’autant que la France d’Emmanuel Macron, qui s’est considérablement rapproché du Rwanda, s’est montrée louvoyante pour condamner le soutien en hommes et en armes du régime de Paul Kagame aux rebelles du M23. Le président français a abordé le dossier Agemira l’an dernier avec son homologue congolais Félix Tshisekedi. Ce dernier lui a expliqué que, pour la première fois dans l’histoire récente du pays, il avait estimé nécessaire de recourir aux prestations de militaires privés européens et qu’il ne le regrettait pas.
« Nous sommes des patriotes, souligne Romuald Létondot, soudain sérieux, bière locale à la main sur son haut tabouret en bois. On a œuvré sous le drapeau, ce n’est pas pour le trahir ensuite dans le privé. Mais force est de reconnaître que les dirigeants français ne comprennent pas ce pays ni pourquoi les Congolais se battent. » Scrutée par les experts des Nations unies chargés de surveiller les acteurs armés dans la zone, les diplomates occidentaux et les services de renseignement, la petite troupe prend soin d’éviter tout faux pas, qui pourrait être exploité par ses adversaires, notamment rwandais, pour les décrédibiliser. Cette prudence les a incités à se restructurer en fin d’année dernière en deux entités : l’une dédiée au conseil militaire sous la direction de Létondot, l’autre à la maintenance d’aéronefs de guerre.
Depuis son arrivée, Agemira RDC a aussi construit une nouvelle enceinte militaire à l’entrée de Sake. Sur un terrain vague de terre pierreuse sont apparus des dizaines de baraquements aux tôles ondulées où logent des centaines de soldats congolais. Face à une base de casques bleus indiens, qui semblent tuer l’ennui en attendant le retrait de la mission onusienne prévue cette année, ils affinent leurs techniques de tirs. Fusils d’assaut, snipers, mortiers… Tout y passe. Sous les regards éberlués d’enfants des rues, les Français dispensent leurs ordres haut et fort. En compagnie des « Roméo ».
C’est le surnom donné à ces autres Blancs toujours sur le qui-vive qui montent la garde sur la langue d’asphalte reliant Sake à Goma, une vingtaine de kilomètres bordés des eaux hypnotiques du lac Kivu et d’une portion du parc national des Virunga où la forêt a été décimée par les trafiquants de charbon. Pour beaucoup de Congolais, ces hommes cagoulés qui parlent roumain constituent une énigme de plus dans ce conflit. Leur arrivée sur le théâtre des opérations fin 2022 fut discrète. Au début, des services de renseignement de la région ont même pensé, ou voulu faire croire, que la nébuleuse paramilitaire russe de Wagner s’implantait dans la zone. Sur place, des diplomates, cadres d’ONG ou des Nations unies vitupèrent en privé contre ceux qu’ils appellent des « mercenaires ». Ils ont interdiction de parler à ces hommes dont les chefs fréquentent, comme eux, les quelques hôtels les plus chers de Goma.
Ni alcool, ni sorties
Le quartier général des Roméo se situe à l’hôtel Mbiza. Ce modeste établissement privatisé a désormais des airs de zone militaire étrangère en plein centre-ville de Goma, avec son parking débordant de pick-ups montés de mitrailleuses lourdes. Au premier étage, une salle ultrasécurisée aux murs recouverts d’écrans retransmet les captations de caméras de vidéosurveillance réparties sur plusieurs points sensibles de la région. Une pièce voisine fait office de « war room » avec une table en longueur et des sièges en cuir où prennent place des généraux congolais de l’armée régulière pour des discussions stratégiques avec ces instructeurs venus d’ailleurs. Le site est devenu une cible privilégiée pour le M23 et ses agents prétendument infiltrés. Nuit et jour, des soldats congolais et roumains montent la garde dans la ruelle boueuse qui mène à l’entrée hérissée de caméras. Leur chef, Horatiu Potra, impose une discipline de fer à ses troupes, sans alcool ni sorties le soir en ville. Un Roméo qui s’est échappé une nuit pour retrouver une Congolaise dont il s’était amouraché, en a fait les frais. Il a été renvoyé en Roumanie, avec son visa barré au feutre et l’interdiction de revenir. « La moindre faille et des gars peuvent entrer pour nous flinguer », met en garde le redouté responsable de ces troupes. Deux de ses hommes ont d’ailleurs été tués en février dernier lors d’une attaque du M23 dans les alentours de Goma.
En tête-à-tête avec Horatiu Potra
On pourrait croire Horatiu Potra peu loquace. Il se révèle en réalité étonnamment volubile, presque soulagé d’avoir l’occasion de s’exprimer. La cinquantaine, crâne glabre, visage fermé, plutôt petit et une musculature savamment entretenue, Potra en impose et le sait, jouant volontiers de sa réputation. Il se murmure que sa chambre d’hôtel ressemble à une armurerie dont le personnel s’interdit de s’approcher sans prévenir. L’intéressé ne prend pas la peine de démentir.
S’il tient à éviter l’étiquette de « mercenaire », préférant le terme plus convenable d’« instructeur », il admet volontiers faire le coup de feu lorsque la situation s’envenime. Comme en février 2023 quand certains de ses hommes se sont retrouvés nuitamment pris au piège, encerclés par ceux de l’armée rwandaise et du M23, sur les collines au nord de Sake. Lors d’affrontements qui ont duré du petit matin jusqu’à l’après-midi, il est monté en première ligne pour « tuer pas mal de M23 et de Rwandais ». L’ancien légionnaire laisse transparaître une pointe d’orgueil au moment de montrer, vidéos à l’appui, qu’il n’a rien perdu de sa maîtrise des armes.
« Cinquante gars par semaine »
Potra vivait retiré dans sa maison en Transylvanie quand la présidence congolaise l’a contacté fin 2022. « Vous pouvez faire venir 300 gars ? lui a demandé son interlocuteur.
— Oui, pas de problème. Pas d’un seul coup, mais cinquante par semaine. » Pour mobiliser dans des délais courts son contingent, Horatiu Potra a utilisé le réseau de son association des Roumains de la Légion étrangère, la RALF, en quelque sorte sa société militaire privée. « Au moment où ils nous ont demandé nos services, le M23 s’apprêtait à entrer dans Goma, et j’ai dû agir très vite », raconte-t-il de sa voix nasillarde à la terrasse du Serena Hotel, l’unique établissement cinq étoiles de la ville, où il réside à l’année.
Du jour au lendemain, il s’est retrouvé à Kinshasa, où il a signé immédiatement – il en est encore tout étonné – un contrat avec la présidence, par le biais d’une obscure entreprise congolaise de sécurité. Un an plus tard, ils sont presque mille Roumains – les chiffres varient en fonction des sources – répartis dans trois hôtels de Goma, au contact d’un pays dont ils ignorent tout, d’une armée qu’ils doivent former, et d’une ville qu’ils sont censés protéger au péril de leur vie.
« On rêvait du gros caillou »
La vie d’Horatiu Potra se confond avec la litanie des conflits de ces dernières décennies en Afrique. Il a d’abord œuvré en tant que légionnaire durant cinq ans au début des années 1990. Puis, la nationalité française en poche – obtenue en 1995 –, il s’est mis au service du sulfureux capitaine de gendarmerie Paul Barril reconverti dans la vente présumée d’armement et le conseil à des clients peu fréquentables – parmi lesquels le régime rwandais de Juvénal Habyarimana qui a pensé et orchestré le génocide des Tutsis en 1994, intervenu après son assassinat le 6 avril.
Horatiu Potra, qui se fait aussi appeler Lieutenant Henry, officie ensuite pour assurer la sécurité de l’émir du Qatar, avant de louer ses services à des présidents d’Afrique centrale ou encore un homme d’affaires roumain désormais suspecté de corruption et en cure de désintoxication. Il s’est aussi essayé sans succès à l’extraction de diamants dans une Sierra Leone dévastée par la guerre. « Avec un associé, on rêvait du gros caillou ! glisse-t-il entre deux gorgées de soda. On a dépensé près de 600 000 dollars, pour récupérer des diamants qui en valaient 3 000 au maximum. » L’anecdote le fait sourire, comme si l’argent perdu était finalement peu de chose au regard d’une aventure.
C’est en Centrafrique, au début des années 2000, que Potra rencontre brièvement le chef du MLC – groupe armé congolais –, Jean-Pierre Bemba, passé ensuite par les geôles de la Cour pénale internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité avant d’être acquitté. Ministre de la Défense de la RDC en 2023, Bemba a retrouvé à Goma Horatiu Potra, devenu l’une des pièces maîtresses de son dispositif pour contrer les rebelles. Cette guerre qui se joue dans les collines, le Franco-Roumain la décrypte à sa manière : « Si un mec rentre chez toi et menace ta famille, tu fais quoi ? Bah, tu lui pètes la gueule. » Avant d’ajouter, conscient des limites de l’exercice guerrier : « La paix durable, c’est du ressort des politiques. »
Drones et caméras thermiques
La guerre représente avant tout une formidable affaire pour ces entrepreneurs d’un genre particulier. D’ordinaire mauvaise payeuse, la RDC règle aujourd’hui rubis sur ongle la note de Potra et ses hommes, à coup de dizaines de millions de dollars, sans qu’il soit possible de retracer l’origine exacte des fonds. Le salaire mensuel d’un Roméo avoisine les 5 000 dollars, minimum. Loin, très loin, de la solde de 150 dollars des militaires congolais – lorsque celle-ci est versée – avec qui les Roumains partent régulièrement en mission.
Comme ce matin de novembre, lorsqu’un convoi de pick-ups, embarquant une vingtaine de Roméo et de militaires congolais, s’élance à toute bride depuis Goma en direction du front sur une route creusée de profondes ornières et bordée de milliers de tentes de déplacés. Sous un ciel vaporeux, le paysage urbain s’efface pour dessiner des collines rases et l’imposante silhouette du volcan Nyiragongo, toujours fumant. Quelques guérites font face à la position ennemie, que les soldats appellent Junion7. Les Roméo se déploient à une petite dizaine de kilomètres du site, tandis que des Congolais font décoller des drones de reconnaissance munis de caméras thermiques.
Il faut peu de temps pour commencer à discerner des halos de chaleur, qui signalent la présence ici et là de guetteurs et snipers. Sur l’écran de contrôle apparaissent des rebelles et de probables militaires rwandais qui ont creusé un système de tranchées à même la colline. Leurs coordonnées seront transmises aux pilotes des deux Sukhoï Su-25, stationnés sur le tarmac de l’aéroport de Goma, qui iront ensuite lâcher sur Junion7 leurs bombes de 500 kg. Satisfaits de leur mission de reconnaissance, les Roméo rebroussent chemin jusqu’à l’hôtel Mbiza, tandis que les FARDC (Forces armées de la République démocratique du Congo) regagnent leur base à l’entrée de Sake.
Pas de matelas pour toi. Avec tes copains, vous vous êtes comportés comme de vrais sauvages la dernière fois.
François, chargé de la logistique dans l’enceinte du camp, s’adressant à un soldat congolais
« Chef, je peux vous parler ? », interpelle un soldat congolais à l’adresse de François, l’employé d’Agemira RDC chargé de la logistique dans l’enceinte du camp. Le jeune militaire se plaint de dormir à même le sol et réclame un matelas. La réponse du Français fuse : « J’en ai pas pour toi. Avec tes copains, vous vous êtes comportés comme de vrais sauvages la dernière fois. » Il fait référence à un incident survenu la semaine précédente. À la suite d’une défaite face au M23, près de 400 soldats congolais en colère se sont mis à tirer en l’air et sur des tôles de leurs baraques des milliers de balles avec leurs kalachnikovs, pour exiger des soldes non versées depuis deux ans. Leur commandement a fini par débarquer
de Goma avec 500 000 dollars à distribuer en petites coupures pour apaiser les esprits.
Depuis la reprise des affrontements en septembre 2023, Kinshasa mise non seulement sur le renforcement de son aviation, mais aussi sur l’accroissement du nombre de militaires sur le front. Pourtant, au total, seuls 3 000 soldats seraient réellement aptes au combat, selon Létondot. Par crainte de la débâcle et faute d’une chaîne de commandement bien définie, aucune offensive majeure n’a jusqu’à présent été menée par les seuls militaires congolais. Dans cette curieuse guerre, les belligérants se regardent finalement le plus souvent en chien de faïence, de colline à colline, sans que jamais l’armée prenne l’initiative de combats rapprochés.
« Combattre avec nos pouvoirs mystiques »
« Nous sommes entraînés par la souffrance. Nous nous sacrifions pour nos terres et dépendons de la générosité des populations qu’on protège », lâche d’une voix monocorde le « général » Gilbert qui tient salon sous l’appentis d’un bar sombre près du marché central de Sake. Visage impassible et fatigué, l’ancien enfant soldat se fait affable lorsqu’il s’agit de parler de sa guerre. Aujourd’hui quadragénaire au corps sec, il prétend diriger 826 hommes. Un effectif sans doute gonflé par celui qui porte un uniforme sans insigne ni médaille, ni aucun des titres qui lui sont chers. « Général » donc, mais aussi « chef d’état-major » de son groupe, Maï-Maï Kifuafua, il prend part à cette sale guerre contre le M23 aux côtés de l’armée congolaise qu’il lui est arrivé d’affronter par le passé.
« On se coordonne pour certaines opérations, mais nous tenons à rester autonomes. Les militaires ont distribué quelques armes et munitions mais, nous, on n’a rien reçu, raconte-t-il d’une voix calme en sirotant sa bière. Face au M23 qui dispose du matériel moderne de l’armée rwandaise, on combat avec ce qu’on a, dont nos pouvoirs mystiques hérités de nos aînés. » En fond sonore, la voix autotunée du rappeur Booba s’échappe des vieilles enceintes, tel un présage funeste : « Faudra les fumer avant ou ça va tourner au drame ». « En tout cas, Kinshasa compte sur nous, les Maï-Maï, pour vaincre le M23 et on va le faire », reprend le « général » Gilbert, qui entend tirer lui aussi profit de cette guerre, grâce à laquelle les groupes armés comme le sien sont réhabilités et légitimés. Avec la bénédiction des politiciens, ils peuvent à nouveau régner en maîtres dans certaines zones de la région.
D’infréquentables à exemplaires
C’est à plus de 2 600 km à l’ouest, à Kinshasa, la capitale, que la présidence et ses stratèges militaires se sont résignés à miser sur ce réservoir de guerriers des collines, en quête de reconnaissance et d’argent. Quitte à réduire encore un peu plus son pouvoir dans la région, l’État central a décidé dès la fin 2022 de recourir aux services d’une constellation de groupes armés subitement portés au pinacle. Ces caciques et petits soldats de milices, responsables pour certains de crimes de guerre, sont passés du statut d’infréquentables à celui de « wazalendo », des « patriotes » en swahili, exemplaires et inspirants. Le président Félix Tshisekedi vante leur courage et les qualifie volontiers de « héros » de la nation.
Des fonds et de l’armement ont été répartis en octobre 2023 entre une poignée de chefs wazalendo lors d’une réunion tenue à Sake. Une manière de les motiver pour une offensive conjointe avec l’armée contre le M23. Dix jours plus tard, les stocks et budgets amenuisés, les militaires d’abord, les Maï-Maï ensuite, ont battu en retraite face à l’ennemi qui a repris ses positions et avancé derechef.
« Kinshasa comprend mal la situation et joue avec le feu en déversant encore plus d’armes dans la région. À ce rythme, ça risque de devenir la Libye, s’inquiète un haut cadre de l’administration militaire de la province. Nous autres, on s’y perd et on ne sait plus combien de groupes armés s’activent dans le Nord-Kivu, ni qui est avec qui. Demain, ces wazalendo finiront certainement par se retourner contre l’État et l’armée, car ils n’auront pas le retour sur investissement espéré. »
Pas de vrai programme de démobilisation
Si le « général » Gilbert rêve d’une vie de businessman entre Dubaï et Goma après une hypothétique victoire contre le M23, des milliers de fantassins et de chefs Maï-Maï espèrent, eux, récupérer des lopins de terre, et pourquoi pas de petits commerces. Ou se voir proposer d’intégrer l’armée – perspective hautement improbable. Longtemps pratiquée, l’incorporation d’anciens rebelles dans les rangs est décriée par les pays occidentaux et les Nations unies, qui doutent de leur loyauté au drapeau. Ces guerriers incontrôlables jalousent l’opulence des instructeurs blancs, qui préfèrent se tenir à distance. Ils combattent un même ennemi, pour le compte d’un même président, mais pas dans les mêmes conditions. Kinshasa n’a pas vraiment pensé ni financé de programme réaliste de démobilisation et de réintégration des combattants de groupes armés. Alors, condamnés à errer dans les collines et les cités désolées du Masisi, ceux-ci prélèvent des taxes sur les routes et ne se départissent plus de leurs fusils d’assaut, même en ville. L’alcool aidant, ils n’hésitent pas à tirer à bout portant sur tout ce qui leur résiste, même un malheureux vendeur de cigarettes ayant osé réclamer son dû. Les gens de Sake n’ont peut-être pas tort de redouter le pire.