« On cherche une ligne noire et brillante qui souffle du blanc ! lance François Sarano. On cherche les traces d’un mammifère qui n’en laisse pas… » Le Cap vert navigue à petite allure, voiles baissées. Sur le pont supérieur, quatre observateurs aux jumelles font les vigies, chacun couvrant l’espace d’un quart de boussole, par tours de deux heures. « Notre pire ennemi, c’est le vent », murmure l’océanologue après le saut d’une raie mobula. Le vent qui fait moutonner la mer et dissipe en un instant la gerbe surgie de l’eau au loin, très loin. Et, en ce début septembre 2024, il y en a, du vent sur la Côte d’Azur, des pluies torrentielles aussi. Le départ en a été retardé de trois jours. Mais les deux catamarans transformés en stations scientifiques ont fini par prendre la mer, au large de la rade de Toulon.
Pour cette mission « Whaleway 5 », François Sarano et son épouse Véronique, océanologue elle aussi, ont réuni pendant dix mois financements, autorisations, matériel, scientifiques et bénévoles associés à Longitude 181, leur association qui milite pour « la protection du milieu marin et le partage équitable de ses ressources ». Depuis 2022, le couple de septuagénaires a étendu son programme de recherche – La Voix des cachalots, initié à l’île Maurice – à un nouveau terrain d’enquête, la Méditerranée.
Des cétacés de cinquante tonnes
Car cette mer semi-fermée de 2,5 millions de kilomètres carrés, qui concentre sur 1 % de la surface océanique mondiale plus de 10 % de la biodiversité de la planète, abrite notamment de nombreuses espèces de cétacés, parmi lesquelles des rorquals communs, des globicéphales, des baleines à bec de Cuvier et différentes espèces de dauphins. Mais aussi un quart du trafic maritime mondial. Résultat : les accidents avec les bateaux à grande vitesse, paquebots de croisière, navires-citernes (tankers) ou encore porte-conteneurs sont la première cause de mortalité non naturelle des mammifères marins. Les « collisions évitées de justesse » sont si nombreuses qu’elles ont leur acronyme, NME, pour near miss event. Les pollutions sonores et les captures accidentelles dans les filets de pêche viennent ensuite.
Sur la liste rouge des espèces menacées, les plus grandes sont les plus touchées et, parmi elles, les cachalots. Les mâles mesurent jusqu’à vingt mètres et pèsent de trente à cinquante tonnes. Difficile pour eux de modifier leur trajectoire lors des remontées à la surface pour respirer. Résultat : si leur espérance de vie atteint théoriquement les 70 ans, on en rencontre peu qui dépassent la quarantaine. Conséquence aussi de la chasse qui, jusqu’à la fin des années 1980, a failli faire disparaître l’espèce au niveau mondial. Leur fragile population en ces eaux est aujourd’hui classée « en danger d’extinction » par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
Sous-marins nucléaires et porte-avions
Au large de Toulon, le sanctuaire pour mammifères marins Pelagos, qui s’étend des côtes varoises et monégasques jusqu’aux côtes ligures et englobe la Corse et le nord de la Sardaigne, est particulièrement concerné, car les courants y font abonder krill et calmars dont se nourrissent les cétacés. Mais aux ferrys qui relient la Côte d’Azur et la Corse, transportant plus d’un million de visiteurs par an, s’ajoutent les gigantesques tankers de la raffinerie de Fos-sur-Mer, les vedettes de plaisance qui sillonnent à grande vitesse le littoral, ainsi que la flotte militaire de la base de Toulon : cinq sous-marins nucléaires, le porte-avions Charles-de-Gaulle, des frégates et patrouilleurs, au total 60 % du tonnage de la Marine nationale française. Et qui ne prévient pas forcément de ses opérations, secret défense oblige.
L’équipe de Véronique et François Sarano, qui travaille depuis douze ans sur les cachalots, s’est donné pour objectif de cartographier leurs zones de vie dans la partie française du sanctuaire, afin d’« étayer des propositions de mesures de protection pertinentes », que ce soient des limitations de vitesse pour les bateaux, des zones d’exclusion du trafic ou des interdictions préventives de la pêche au krill et au calmar. Leur objectif : les présenter à la Conférence des Nations unies pour l’océan (Unoc) qui se tient du 9 au 13 juin 2025 à Nice.

Retrouver Farouche et True Love
Les expéditions Whaleway en Méditerranée ont commencé en 2022 en partenariat avec l’université de Toulon. L’édition de cette année, la cinquième, est cruciale. L’an dernier, les observations ont été « fabuleuses ». L’équipe a pu suivre une trentaine de cachalots. Elle a retrouvé ceux auxquels elle a, au fil des ans, donné des noms. Cyclone, Casnada, Farouche, Roland, True Love… « Le premier que nous avons trouvé en Méditerranée a été symboliquement baptisé Efkaristo qui signifie “merci” en grec », se souvient Jean-Christophe Milliat, secrétaire général de Longitude 181. L’enjeu cette année : les retrouver pour confirmer les zones sensibles, là où ils se nourrissent, se reproduisent et vivent.
La méthode de suivi et d’identification des cachalots a été élaborée par l’équipe autour de l’île Maurice, là où tout a commencé. En 2013, François Sarano y est invité par son ami, le cameraman sous-marin René Heuzey – qui veut le remercier d’avoir nagé devant sa caméra, épaule contre nageoire, avec le grand requin blanc. Il veut lui faire découvrir un clan de cachalots identifié à l’ouest de l’île.
Naissances, allaitements, jeux et caresses
Là, dans les eaux claires de l’océan Indien, Sarano, qui a déjà une longue carrière de plongeur scientifique derrière lui, notamment à bord de la Calypso de Jacques-Yves Cousteau, puis pour le tournage du film Océans (sorti en 2009), de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud, se met à l’eau, et se trouve approché par une femelle cachalot. L’attitude pacifique et curieuse de l’immense mammifère va à l’encontre de toutes les légendes terrifiantes dont les siècles ont paré le plus grand carnivore de l’océan. L’océanologue ressort bouleversé par cette rencontre inaugurale. C’était il y a douze ans.
Le temps pour toute la bande de scientifiques et cinéastes d’être acceptée par le « clan d’Irène Gueule Tordue », la matriarche, et de filmer les événements intimes de la vie des cachalots que personne n’avait jusqu’alors observés, des naissances aux allaitements, des jeux aux caresses. D’observer le « dortoir », là où, à quelques mètres sous la surface, les cachalots dorment à la verticale, comme les colonnes d’un temple. Et, grâce à des outils inédits, d’identifier chaque individu du clan, ses comportements, et même voir se dessiner leur personnalité singulière, dont Sarano écrira l’histoire dans son livre Le Retour de Moby Dick (éd. Actes Sud, 2017).

Les premières fiches d’identité ont ainsi vu le jour – plus de cent existent désormais –, croisant données visuelles, sonores et génétiques. Du clan, l’équipe est parvenue à tracer l’arbre généalogique, à savoir exactement qui sont les grands-mères, les mères, les tantes mais aussi la nourrice, qui allaite en alternance avec la mère, et la baby-sitter – « le pilier du clan, puisque c’est elle qui garde les petits pendant que les mères vont chasser ». En Méditerranée, l’équipe entend réitérer l’exploit, reconnaître les cachalots individuellement, repérer leurs déplacements, leurs rythmes diurne et nocturne afin de documenter les endroits spécifiques à protéger.
Suivi acoustique et identification génétique
Les Sarano ont monté leur mission en indépendants. Isabelle Taupier-Letage, océanographe au CNRS et présidente du conseil scientifique de Pelagos, le reconnaît : la recherche publique a longtemps délaissé l’étude des cétacés, et de nombreux chercheurs pourvus de thèses de doctorat, ne trouvant pas de laboratoires où travailler, ont dû créer leurs propres associations, comme Longitude 181, EcoOcéan, Miraceti, ou encore Grec.
« Ils sont les acteurs à la fois de la création de connaissance scientifique et de la préservation des cétacés », observe Isabelle Taupier-Letage. De plus, les recherches menées par Longitude 181, qui croisent de façon inédite le suivi acoustique et l’identification génétique, ont « révolutionné la connaissance des cétacés ». Des innovations rendues possibles grâce aux partenariats avec le Centre d’intelligence artificielle en acoustique naturelle (Ciaan) du professeur en bioacoustique Hervé Glotin à l’université de Toulon, ou le laboratoire de biologie moléculaire du professeur Jean-Luc Jung du Muséum national d’histoire naturelle.
« À vous les grandes oreilles ! »
François Sarano est également un indéniable conteur, aussi à l’aise dans les mots que sous l’eau, et il sait mobiliser médias et mécènes – comme la maison de parfum Francis Kurkdjian, sponsor de cette nouvelle expédition Whaleway, en hommage à l’ambre gris, concrétion intestinale du cachalot qui jusqu’au milieu du XXe siècle servait à fixer les fragrances des parfums.
« C’est difficile d’explorer une forêt quand on reste en lisière », soupire Sarano, scrutant l’horizon à la jumelle, bonnet sur la tête et veste floquée des silhouettes superposées d’un grand requin et d’un plongeur. Durant les premières phases de Whaleway, seuls des individus isolés ou en petits groupes ont été repérés. L’observation à la jumelle reste la première source d’information. Le micro, lui, joue le rôle d’éclaireur. « À vous les grandes oreilles ! » lance, depuis le pont supérieur, Éric, capitaine du Cap vert.
Le cachalot suit les parois des canyons, comme un condor qui plane le long de la falaise.
L’océanologue François Sarano
Vérifiant son écran de navigation, Éric coupe le moteur. Appel à l’autre bateau pour coordonner l’écoute. L’équipe de bioacoustique d’Hervé Glotin entre en action. Tristan Villepreux, ingénieur de recherche, et Nicolas Deloustal, doctorant, pieds nus sur le pont arrière, s’affairent à la poupe pour mettre à l’eau de curieux instruments bricolés : une grande rame munie d’un saladier en résine – une parabole – et une sorte de manche à balai équipé de cinq bras au bout desquels sont accrochés des micros – l’antenne Bagheera développée par le professeur Hervé Glotin, qui permet de détecter la position précise de l’émetteur et ses déplacements. Ils ajustent leur casque sur les oreilles.
Une fois les hydrophones immergés, les deux jeunes bioacousticiens tirent les câbles – dont l’un est relié à un ordinateur et l’autre à une enceinte posée dans l’habitacle du catamaran. Penchés au-dessus des haut-parleurs, François et Hervé sont concentrés. L’écoute commence. On guette le « clic » du cachalot. « Sous la surface de l’eau, il faut imaginer le même paysage, commente François Sarano en désignant la ligne des montagnes du littoral varois. Avec parfois quatre fois plus de dénivelé en dessous. De profonds canyons plongent à plus de mille cinq cents mètres. Le cachalot suit leurs parois, comme un condor qui plane le long de la falaise, pour aller chercher son alimentation. »
Un sonar dans l’obscurité
L’immense animal se nourrit exclusivement de calmars, de toutes tailles, qui peuplent ces canyons. Et, à partir de cinquante mètres sous le niveau de la mer, l’obscurité devient totale. Le cachalot utilise l’ouïe pour s’orienter et communiquer. Il émet des signaux sonores, les clics, dont les ondes viennent ricocher sur ce qu’elles rencontrent, proies ou reliefs, et lui reviennent en écho, lui permettant de cartographier son environnement en temps réel à la manière d’un sonar. Sous l’eau, les sons se propagent cinq fois plus vite que dans l’air. L’onde des clics se répercute sur plus de deux kilomètres. En augmentant la vitesse de ses clics, le cachalot précise la position et la vitesse de sa proie.
Pour se relier aux profondeurs, il faut donc voir avec les oreilles. C’est grâce aux enregistrements sonores et à leur traitement informatique que l’équipe a pu suivre les trajets sous-marins de Farouche pendant quatre jours et quatre nuits consécutifs en 2023, jusqu’à reconstituer son parcours de chasse en 3D. Connaissant le relief sous-marin, les bioacousticiens et les océanologues sont même parvenus à anticiper ses remontées à la surface. Ils se postaient au rendez-vous. « Quatre-vingt-quinze heures sans le perdre ! » se souvient encore émue Justine Girardet, jeune généticienne par ailleurs championne de natation synchronisée, à l’origine de la thèse démontrant les liens familiaux du clan d’Irène Gueule Tordue, et qui se forme désormais au traitement informatique des données acoustiques.
Mais cette année, les coups de vent soudains et le séisme de magnitude 4,4 survenu au large de Fréjus dix jours plus tôt – dont les scientifiques supposent qu’ils dérangent les calmars et les cétacés – perturbent les observations. L’ambiance à bord reste joyeuse, repas et discussions passionnées, saxophone sur le pont, mais les scientifiques sont soucieux.
Les dauphins, il y en a des milliers, je les appelle les pigeons.
Le bioacousticien Hervé Glotin
Mer calme, petit soleil et nuages gris à l’est. Mille cent mètres de fond. Des sifflements de dauphins parviennent jusqu’aux enceintes. « Il y en a des milliers. Je les appelle les pigeons », sourit dans sa barbe blanche Hervé Glotin. Écoute négative. Avec son compas de relèvement, François prend la position du catamaran WeExplore, puis note avec application l’heure et les coordonnées des bateaux sur sa feuille d’observation. La navigation reprend, suivant méthodiquement le quadrillage de la zone, avec point d’écoute tous les deux miles nautiques en suivant la ligne des mille mètres de fond et les points où les cachalots ont déjà été rencontrés.
Il s’agit de retrouver les spécimens connus. L’expédition a lieu durant la même pleine lune de septembre que l’année précédente, pour répliquer au plus près les conditions de l’observation. Et un cachalot suscite particulièrement d’espoir : Inattendu. Observé pour la première fois en février 2023 dans le canyon des Stoechades, en face de l’île de Porquerolles, en compagnie de Farouche et Casnada, il pourrait bien réapparaître. Sa présence corroborerait les hypothèses des Sarano : les jeunes mâles reviennent s’alimenter dans les canyons riches en calmars qui s’échelonnent sur la côte varoise – canyons de Saint-Tropez, de Cannes, du Var, de la Roya.
Le mystère du père cachalot
Même pour les spécialistes, comme François Sarano ou Hervé Glotin, la mission Whaleway permet des observations inédites. « Ici, nous voyons les mâles, que nous ne voyons quasiment jamais à l’île Maurice. Là-bas, le clan est composé des femelles et des petits qui restent dans les eaux chaudes, tandis que les mâles partent à l’adolescence, et pendant des années, grandir dans les eaux subantarctiques. » En Méditerranée, il semble que les jeunes mâles restent. C’est ce que la mission met actuellement au jour.
« Les pères sont mystérieux. On sait qu’ils viennent régulièrement se reproduire et souvent dans le même clan – qui n’est pas leur clan d’origine –, puisque les analyses génétiques ont montré un grand nombre de frères et sœurs avec deux parents communs. Mais on ne sait pas comment ils vivent. On a toujours dit qu’ils étaient solitaires, mais que veut dire “solitaire” pour un cachalot ? Pourquoi trouve-t-on parfois plusieurs mâles ensemble, comme ici en Méditerranée ? Ont-ils des affinités liées aux personnalités, comme chez les femelles ? »
Laboureurs de l’océan
En Méditerranée, les cachalots seraient entre 1 000 et 5 000 individus, d’après l’UICN, répartis entre les Baléares, les côtes françaises et italiennes, et la zone orientale du bassin. Entre 300 et 1 300 d’entre eux évolueraient dans la partie nord-occidentale, selon le dernier rapport publié par l’Accobams (Accord sur la conservation des cétacés de la mer Noire, de la Méditerranée et de la zone atlantique adjacente). « Des rives sud, on ne sait rien, car aucune recherche n’est menée », déplore le chercheur.
Mais on sait que les cachalots sont une population fragile, dont le rôle est crucial pour l’écosystème. Car, comme tous les grands cétacés, ils sont les laboureurs de l’océan. Leurs plongées de champions d’apnée permettent de brasser les eaux de surface avec celles des profondeurs et d’en faire remonter des nutriments. Leurs déjections constituent un apport de matière organique fondamental. Leur masse est par ailleurs si importante qu’elle permet de stocker le CO2 de l’atmosphère. Ce sont de véritables puits de carbone. Et leurs carcasses, lorsqu’ils meurent, sont des oasis de vie pour toute une faune des fonds marins.
De la bonne volonté des compagnies maritimes
De quoi motiver leur protection, estime François Sarano. « Nous méconnaissons totalement notre dépendance à l’égard de ces animaux et de l’ensemble du vivant. » La prise de conscience est récente : il a fallu attendre 2016 pour qu’à la 66e réunion de la Commission baleinière internationale, les baleines ne soient plus considérées comme des prédatrices concurrentes de la pêche, mais reconnues pour leurs « services rendus aux écosystèmes marins ». Cependant, des mesures réellement protectrices ressemblent à un Graal, fort difficile à obtenir. Le sanctuaire Pelagos est le fruit d’un accord passé en 1999 entre la France, l’Italie et Monaco, pour coordonner les efforts de préservation des cétacés. Il a permis une première étape de sensibilisation des différents acteurs, mais sans volet contraignant.
Nouvelle étape en juin 2023 : les parties ont obtenu de l’Organisation maritime internationale (OMI), seule instance capable de légiférer en ce domaine, la création d’une « zone maritime particulièrement vulnérable », qui englobe tout le nord de la Méditerranée, dont Pelagos. Les navires y ont l’obligation de signaler la présence de cétacés sur leurs trajets et de dévier leur route le cas échéant, mais le respect des « recommandations » de réduction de vitesse ne repose pour le moment que sur la seule « bonne volonté » des compagnies de bateaux.
Mille observations chaque année
La cétologue Léa David, de l’EcoOcéan Institut de Montpellier, embarque régulièrement à bord des ferrys de six compagnies maritimes – françaises, italiennes, espagnoles – pour collecter des données sur les cétacés depuis la passerelle et compter leur nombre le long des trajets. Elle observe un changement de mentalité depuis une dizaine d’années au sein des sociétés de transport, qui reconnaissent la nécessité d’intégrer un versant environnemental à leur activité économique, et de former leur personnel navigant à la détection des cétacés en mer. Ces observations « embarquées » ont mené à la création du dispositif Repcet – pour « repérage en temps réel de cétacés » –, qui permet aux équipages de partager les positions des mammifères identifiés et de modifier leur trajectoire si nécessaire.
Depuis 2016, la loi française oblige les navires français de plus de 24 mètres, qu’ils soient de commerce ou d’État, et qui traversent le sanctuaire plus de dix fois par an, à s’en doter. « Environ mille observations sont signalées chaque année grâce à Repcet, constate Laurine Gounot, de Miraceti, l’association animatrice pédagogique et scientifique du dispositif. Mais peu de données d’“échouages”, c’est-à-dire de “collisions avérées” sont finalement signalées. » Les données sont parcellaires, car Repcet ne fonctionne que de jour, en complément des observations humaines réalisées depuis les passerelles, et n’équipe en réalité que 39 navires, sur toute la zone.
Réduire la vitesse des navires impliquerait de révolutionner l’économie mondiale.
Un directeur d’entreprise internationale de transport maritime
Sur la question de la réduction de vitesse des navires, les freins sont encore plus nombreux. « Pour nous, ça impliquerait de révolutionner l’économie mondiale », explique en substance le directeur d’une entreprise internationale de transport maritime. Pour répondre aux objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixées par l’OMI en 2018, Corsica Ferries est déjà passée d’une moyenne de 23-24 nœuds (autour de 44 km/h) avant 2023 à 17-18 nœuds (autour de 32 km/h) pour les trajets vers la Corse – rallongeant les voyages d’environ deux heures – et augmenté le nombre de traversées de nuit, où la vitesse est ralentie.
Or, il y a consensus chez les scientifiques spécialistes des cétacés : une vitesse de 10 nœuds (18,5 km/h) maximum est le seuil – l’idéal étant 7 nœuds – permettant aux cétacés d’éviter les bateaux et de diminuer la gravité des collisions éventuelles. Les Alpes-Maritimes ont décidé de montrer la voie : en avril 2025, le département a annoncé des mesures de « navigation responsable », directement inspirées des actions de Longitude 181, demandant aux bateaux de réduire leur vitesse à 10 nœuds dans la zone côtière, celle-là même qui abrite les canyons où vivent les cachalots.

Explosions redoutables
« Sécurité, sécurité, sécurité. » Au large du Cap-Brun, la mer est rose comme le ciel. Le canal 16 de la radio de bord lance une alerte aux bateaux sur zone. Des fusées d’essai ont été lancées par les militaires, leur détonation ébranlant le calme du petit matin. « Explosion imminente. » C’est une opération de déminage, menée par la marine nationale basée à Toulon, la plus grande base navale de France. « En 1942, la flotte française s’est sabordée dans la zone. Tout est au fond depuis quatre-vingts ans, raconte Hervé Glotin, en préparant les hydrophones pour enregistrer la fréquence de la détonation. De temps en temps, ils font exploser ces vestiges, et ils ne nous préviennent que quelques minutes avant, par radio. Ces explosions sont redoutables pour la faune marine. »
L’objectif de réduction des bruits anthropiques – provoqués par les activités humaines – est l’autre grand axe de travail pour la préservation des cétacés. Les pollutions sonores ont des effets délétères sur eux en brouillant leur mode de communication, de chasse, de repérage, voire en provoquant des lésions mortelles. Depuis 2011, le Code de l’environnement a fait entrer la protection des mammifères marins dans les prérogatives de la préfecture maritime (la « Prémar ») de Méditerranée.
La Méditerranée appartient aux militaires. Leurs sonars sont dévastateurs pour les mammifères marins.
Le bioacousticien Hervé Glotin
Julie Doumas, capitaine de frégate et porte-parole de la Prémar, évoque les précautions prises lors des opérations de déminage : repérage des cétacés par des bouées hydrophones acoustiques, effarouchement – émission d’un son pour faire fuir les animaux – éloignement de la munition au large « quand c’est possible », mais elle reconnaît que ces interventions surviennent quand même « une centaine de fois par an » dans Pelagos.
« La Méditerranée appartient aux militaires, poursuit Hervé Glotin. Ils utilisent des sonars pour les entraînements et la détection d’éventuels sous-marins étrangers, dont les fréquences sont dévastatrices pour les mammifères marins, car ces sons provoquent des remontées paniques des animaux avec des accidents de décompression souvent mortels. » Des baleines à bec de Cuvier, autres championnes d’apnée des profondeurs, se sont encore échouées au printemps dernier en Corse. André Grosset, adjoint au chef du pôle environnement de la Prémar, explique que, malgré une forte évolution des missions de préservation des cétacés par les autorités maritimes depuis dix ans, « en période de tension stratégique avec la Russie, la priorité reste aux militaires et aux enjeux de défense nationale ». Et confirme que ces derniers échouages étaient bien consécutifs à des exercices militaires dans la zone.
« Gourdes et vêtements chauds ! »
Nouvelle écoute par 1 300 mètres de fond. Casque sur les oreilles, Hervé Glotin relève un bruit sourd que vient confirmer la ligne d’onde retranscrite sur son ordinateur. Du regard, il scanne l’horizon. C’est un ferry qui passe entre les deux catamarans, Cap vert et WeExplore, à la position précise où Sarano et le navigateur Roland Jourdain ont observé des cachalots l’an dernier. La longue coque du ferry Corsica Linea, 180 mètres de long, 10 mètres de large, 2 500 passagers à bord, glisse. « Avec des navires de 7 mètres de tirant d’eau, même si le cachalot sonde [plonge, NDLR], il se prend les hélices. Ce ferry-là navigue à 25 nœuds ! » se désole François Sarano en effectuant son relevé de vitesse entre deux points. Quand soudain…
Écoute positive. Enfin ! « Y en a ! Y en a ! Préparez-vous ! Gourdes et vêtements chauds, on ne sait pas pour combien de temps on part ! » Le zodiac quitte le catamaran avec une partie de l’équipe, dont l’apnéiste Rémy Dubern, et se rend sur la zone où le cachalot devrait refaire surface. Le vidéaste Maxime Horlaville fait décoller le drone pour mesurer la taille de l’animal.
Le dernier plongeon
Sur son ordinateur, Hervé Glotin relève les formes d’onde des clics enregistrés avec les hydrophones de l’antenne Bagheera. Le logiciel calcule un « intervalle inter-pulse ». Car l’équipe des Sarano a démontré que la durée des clics, et celle entre les clics, est relative à la taille de la tête du cachalot et donc à son âge. Le bioacousticien est déjà sur la piste de l’identification.
L’animal approche, il arrive… Souffle sa gerbe d’eau de son évent gauche, son dos noir et brillant caressant la surface. Dix minutes de profondes respirations. Le photographe est aux aguets, tous les clichés sont utiles, jusqu’au point d’orgue, le dernier plongeon, quand le cachalot relève sa nageoire caudale hors de l’eau à la verticale, avant de disparaître à nouveau… La même forme de caudale, des griffures blanches à l’extrémité. La mesure par drone confirme le résultat informatique. Ce cachalot est un mâle, pas si jeune car il mesure déjà 13,30 mètres. Toutes les informations concordent : c’est Inattendu ! Sa « recapture » au même endroit que l’an dernier prouve qu’il est un habitué. Le canyon fait partie de son territoire. Une future zone à protéger ?