À la grande époque du Brun, entre 1986 et 2014, le statut officiel de repenti n’existe pas. Les Italiens ont lancé à la fin des années 1970 un programme de repentis, d’abord pour le terrorisme, puis étendu à la mafia. En 1983, le juge Falcone, correspondant du juge Michel en Italie, a retourné Tommaso Buscetta, le cas le plus célèbre, et recueilli ses confidences sur Cosa Nostra dont le Sicilien décrit le fonctionnement et dénonce des centaines de membres. Le mafieux va également être prêté aux Américains. « En Italie au même moment, ils donnaient 3 millions de lires aux repentis. Donc les gens se mettaient à table, quitte à raconter des choses qu’ils avaient lues dans les journaux », s’indigne Milou, peu convaincu des connaissances de Scapula sur la mafia américaine alors que les Français pensent avoir trouvé en lui leur Buscetta.
Sans être dupes du rôle joué par le Brun dans l’assassinat du juge Michel – courroie de transmission entre Girard, incarcéré, et l’équipe des tueurs qu’il connaissait bien –, policiers et magistrats hexagonaux aimeraient le faire parler davantage, mais n’en ont pas les moyens. Côté américain, c’est une autre histoire. Scapula est bichonné par les agents de la DEA qui viennent le débriefer dans sa prison suisse pour le labo de Phoenix. Ils le font venir à New York en première classe, afin d’officialiser son témoignage devant la justice.
Les interrogatoires durent trois semaines. « Plus tu leur dis des conneries, aux Américains, plus ils sont contents, ironise Milou, attablé dans l’ancien café du parrain Tany Zampa, rue Haxo, près de l’opéra de Marseille. Scapula a dû se régaler ! Les Américains, ils ont les oreilles grand ouvertes, ils ne recoupent rien… » Un avis bien tranché face à une DEA qui n’en a pas moins fait tomber une grande partie de ses anciens « collègues ». Lorsque le procès des assassins du juge Michel s’ouvre en 1988, à Aix-en-Provence, le Bordelais Pierre Blazy est l’avocat de François Girard. « Jusqu’au bout, mon client a protesté de son innocence et a pensé que Scapula viendrait à la barre dire la vérité. Il n’est jamais venu… Scapula a été protégé et blanchi, s’indigne l’avocat. Il y a eu un pacte avec la justice. On a demandé pendant tout le procès qu’il vienne témoigner, mais la Suisse s’y est opposée, sans doute sur demande des Américains. Scapula n’avait pas envie d’être confronté à Girard. » Le Blond est condamné à la perpétuité, comme le tueur, François Checchi, et le pilote, Lolo Altieri. Scapula n’est pas même inquiété.
A-t-il été protégé par les Américains ? Au point d’être exfiltré sur leur sol dans les années 2000 ? Cela ne pouvait en tout cas se faire publiquement, car la France n’a jamais voulu lâcher du lest sur la « balance », condamné ici à deux longues peines non purgées. « II a pu partir de Suisse sans être arrêté. J’ai été un peu surpris du régime dont il a bénéficié », euphémise en tout cas Me Blazy.
« Il a disparu corps et biens, on n’a plus rien entendu de ce mec, insiste Milou, pourtant bien informé des dessous d’un petit monde qu’il a tant fréquenté. Les Suisses l’ont donné aux Américains. Ils lui ont refait la figure. Tout le monde voulait le tuer. Même en Italie. Les Siciliens le recherchaient. Il est allé directement à l’ambassade américaine. » À Bern, comme à Paris, la DEA a effectivement ses bureaux au sein des services diplomatiques américains. Et la cagoule qu’il portait lors de sa fameuse interview sur France 2 pourrait tout à fait viser à masquer sa nouvelle apparence. « Les Américains lui ont offert une nouvelle identité et un nouveau visage. Ce n’était pas officiel mais tout le monde le savait », assène Me Élisabeth Alric, son avocate dans les années 1990, qui se souvient de « quelqu’un de très froid », avec qui il était « très difficile de communiquer ».
Une rumeur veut que le Brun ait finalement bénéficié, comme Fatima, du statut de témoin protégé aux États-Unis. Le processus est assez long et implique le feu vert de plusieurs administrations. Dans les premiers temps, le témoin reçoit des faux papiers, une adresse discrète et une assistance financière. Le but ensuite est qu’il soit indépendant. Un emploi stable lui est ainsi garanti. Selon un bruit persistant qui court à Marseille, Scapula aurait été embauché – ironie du sort – à l’aéroport John-Fitzgerald-Kennedy de New York. Il avait alors 55 ans.
« We can neither confirm nor deny »
Mes interlocuteurs, qu’ils soient magistrats, policiers ou voyous, s’accordent surtout pour dire que notre homme a beaucoup parlé à la DEA. « Il a donné des mafieux américains, des Siciliens, des Français, ainsi que des détails sur l’organisation du puissant financier corse Paul Mondoloni, ses accords avec des groupes comme la Brise de mer, ou l’équipe de Francis le Belge. Il a dit qui investissait, quoi. C’était une mine d’information », me raconte, sous couvert d’anonymat, un magistrat français qui bénéficie de contacts de haut niveau à la Chancellerie. « Les Américains l’ont recueilli, confirme-t-il, catégorique. C’est un contrat avec les États-Unis. Il était très important pour eux. » Pour lui, cette protection de Scapula pour services rendus est parfaitement justifiée.
D’autres cependant, également bien informés, prétendent que le Brun aurait été lâché par les Américains. « C’était facile pour lui d’avoir des faux papiers. Il n’avait pas besoin des Américains pour ça », dit Paul Grossrieder, le policier des stups fribourgeois qui a fait tomber le dernier labo connu de la French Connection en Europe, et qui se décrit comme un « ami » de François Scapula. « Le Brun avait toujours quatre ou cinq faux passeports avec lui », abonde Milou.
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Alors, comment trancher ? Le service des US Marshalls, une agence d’État qui traque les fugitifs et s’occupe des repentis, ne confirme jamais le nom de ceux qu’il encadre au sein de son programme de protection des témoins. L’information est tenue secrète. C’est une spécificité américaine. Face aux questions embarrassantes, l’agence use d’une technique bien connue en matière de renseignement : la « réponse Glomar », du nom d’un navire secret de la CIA destiné à repêcher un sous-marin soviétique. Quand son existence fut rendue publique dans les années 1970, la seule réaction officielle faite à la presse aura été : « We can neither confirm nor deny » – ni confirmation, ni infirmation. Quant au département des « affaires publiques » de la DEA, il s’engage à donner une réponse à la presse dans les vingt-quatre heures pour toute sollicitation. J’attends toujours. Pour Scapula, c’est silence radio. Comme si la protection perdurait, deux décennies après. Enfin, côté français, aux Archives nationales, un dossier « Scapula François, suivi d’affaires judiciaires individuelles » a été déposé par le cabinet du garde des Sceaux pour la période 1995-2002. Il ne sera communicable qu’en… 2102.
La sécurité sociale américaine n’a pas trace d’un François Scapula dans ses listings, qui sont consultables pour les années 1962 à 2014.
Et puis, l’an passé, au hasard d’une conversation, une source bien placée au sein des institutions françaises me glisse, sans le vouloir : « Scapula ? Mais il est mort », avant de changer de sujet et de demander à ne pas être cité. Le décès du Brun aurait eu lieu en 2017 – en tout cas avant l’élection d’Emmanuel Macron, précise la source, qui a gardé ce détail en tête pour dater les faits. La source a ensuite changé d’affectation. Elle est fiable, précise, et dispose de très nombreux contacts, tant judiciaires que policiers. Pour elle, le décès de Scapula est une « mort naturelle », peut-être bien un cancer, dans son souvenir, aux États-Unis. Sous une fausse identité évidemment, car la sécurité sociale américaine n’a pas trace d’un François Scapula dans ses listings qui sont consultables pour les années 1962 à 2014.
Tout colle avec les dires de Paul Grossrieder, l’ancien policier suisse qui avait déclaré au JDD, en novembre 2014 : « Je sais où il est, mais je ne vous le dirai pas. » L’aimable retraité situe ses derniers échanges avec Scapula autour de « 2016 ou 2017 ». « J’ai tenté d’avoir de ses nouvelles depuis, en vain. » Je le questionne alors qu’il promène ses chiens dans ses chères montagnes helvètes. Essoufflé, il s’arrête. À 73 ans, le Suisse a derrière lui une carrière bien remplie à la tête de la brigade des stupéfiants de Fribourg, trente années de service qui l’ont vu tutoyer les sommets, faire tomber le labo des Paccots, traiter d’égal à égal avec les Américains ou les Français. Mais aussi des déboires judiciaires qui l’ont mené tout droit devant un tribunal, où il a été acquitté des soupçons de corruption nés de ses relations avec une femme qui était à la fois prostituée et informatrice. C’est un géant de 1,90 mètre à la fine moustache et au profil d’aigle, qui, bien que de langue maternelle allemande, manie le français parfaitement et fait preuve de franchise. L’homme n’aime pas le baratin. Il reste pourtant sur ses gardes, conscient de détenir des informations qui pourraient mener jusqu’à Scapula. Et mettre le fugitif en danger. « Oui, on était amis », répète-t-il au sujet d’un voyou qu’il a accompagné jusqu’à New York et avec qui il a discuté et refait le monde pendant plus de vingt ans. « J’avais une relation de confiance avec lui », reconnaît Paul Grossrieder.
« Je ne sais pas s’il est mort ou en vie », précise l’ancien limier qui ignore tout de son décès, mais se montre chagriné en apprenant cette éventualité. « Beaucoup de monde voulait encore sa peau. Quand on se voyait, c’était avec énormément de prudence. C’était un homme très, très prudent. » Et amer. « On lui a fait beaucoup de promesses, à M. Scapula. Les Américains et les Français tout autant. On lui a assuré qu’on ne demanderait pas son extradition vers la France. Mais ils l’ont pressé, puis ils ont laissé tomber la “patate chaude”. » Scapula se serait retrouvé bloqué en Suisse avec le risque d’être renvoyé et emprisonné dans son pays. Pour son ex-agent traitant, le Brun s’est mis « en cavale » en 2000. Tout seul. Sans appui des institutions françaises, ni même américaines ? L’ex-limier suisse s’agace. « On dit “Scapu la balance”, mais ils étaient tous des balances, ces trafiquants… »