Trompe-la-mort cherche mentor
Pris au piège à l’abri d’une petite cavité creusée dans la neige, Jean et Lionel grelottent. Nous sommes en 1996. Ou peut-être en 1997, Jean ne se souvient plus très bien. La tempête s’abat sur le Fitz Roy depuis une semaine, et ils n’ont aucune issue. Les deux amis se sont envolés pour les sommets de Patagonie, en Argentine. Ils n’ont pas pris de vol retour, histoire de faire des économies en cas d’accident mortel… Et les voilà coincés sur les flancs de la terrifiante montagne, en équilibre au-dessus du vide, affamés et gelés. Jean, 27 ans, a accepté l’idée qu’ils ne s’en sortiraient pas.
Le sixième jour – à moins qu’il s’agisse du septième, ou du huitième –, Lionel lui raconte l’histoire d’une grande évasion. C’est celle de deux copains, deux gars des Alpes, un peu comme eux, qui, au début des années 1970, sont partis explorer les zones polaires sur leur petit voilier. À bord du Damien, Jérôme Poncet et Gérard Janichon ont parcouru l’Arctique, remonté l’Amazone, franchi le cap Horn, affronté les soixantièmes déferlants et se sont perdus au milieu des icebergs du Grand Sud. La légende dit que l’un des deux n’est jamais revenu des glaces. Est-ce la fatigue ? L’imminence de la mort ? La faim et le froid ? Jean est frappé par cette histoire. Quelque chose s’éveille en lui. L’épopée est grandiose, au-delà de ses rêves. Si ces deux-là l’ont fait, alors il reste peut-être quelques espaces pour respirer sur Terre. S’ils s’en sortent, Jean et Lionel se promettent de vivre dans le sillage de ces géants.
Le marin du karaoké
Décembre 2022, Paimpol, en Bretagne. Les journées me paraissent si longues. Je bouillonne. La formation de matelot de pont est très théorique et, pendant que nos profs nous lisent des polycopiés sur les règles de sécurité et les lois maritimes, je rêve du large, de me prendre des paquets de mer sur la tronche, de faire le tour des pontons à la recherche d’un bateau de pêche. En attendant, je loue une petite chambre dans la maison d’un vieux capitaine avec un gros nez et un chien baptisé Lafayette. Quel ennui.
Un soir, je rencontre David dans un karaoké en ville. Moitié marin, moitié montagnard, il est de retour des Kerguelen, en route pour un refuge en Vanoise. Entre les deux, il fait quelques bricoles à bord de Kamak, le plus grand voilier du port. Une semaine après, un SMS m’invite à passer à bord avant 20 heures. « Je pars demain. C’est toi qui prends le relais sur le bateau. C’est vu avec Jean, l’armateur. »
Le soir, dans le carré, c’est guitare, clarinette, Brassens et anecdotes de marins.
À peine matelot, en formation au lycée maritime de Paimpol, j’habite cet immense voilier seul pendant un mois, puis l’équipage arrive – sans être au courant qu’il y a un squatteur. On reste à quai et on devient copains. Tandis qu’ils ont le nez dans le moteur, les voiles et les tableaux électriques, je m’occupe de la cuisine, je pique la rouille et prépare un stock de confitures suffisant pour leur saison dans le Nord. Le soir, dans le carré, c’est guitare, clarinette, Brassens et anecdotes de marins. Celles au sujet de Jean, le propriétaire, folles et à mourir de rire, me font crever d’impatience de le rencontrer.
Le 1er février 2023, une semaine avant leur départ pour la Norvège, il débarque finalement avec ses cheveux hirsutes, son sourire de gamin et quelques « amis du bateau ». Il m’invite aussitôt dans un café du port pour me raconter son histoire. Pas pour se mettre en avant, me répète-t-il, effrayé à l’idée de se départir de son humilité. Mais, pour me faire comprendre ce bateau, il est « obligé » de faire quelques détours par son passé.
Il mime la roche, le froid et la peur
Au fond de la brasserie, un petit verre de bière serré entre les mains, Jean Bouchet oublie rapidement ma présence pour se lancer dans un monologue. À quelques heures du départ de son immense voilier amarré de l’autre côté de la rue pour l’archipel des Lofoten en Norvège, il parle, parle, parle, et assemble les histoires les plus folles qui, à ses yeux, n’en forment finalement qu’une. Le Fitz Roy, donc. Le début de tout. Mimant la roche, le froid et la peur, l’alpiniste revit l’épopée avec la même intensité, quasi en apnée. « On n’a jamais vu le sommet, mais on s’en est tirés : une fenêtre météo inespérée nous a permis de redescendre de notre grotte. » Ses yeux brillent. Il en a oublié de retirer sa doudoune bleu ciel, de laquelle des plumes s’échappent et voltigent tout autour de son visage bruni. Certaines atterrissent dans ses cheveux, éternellement en pétard. « J’ai tenu grâce à l’histoire de ce Jérôme. C’était viscéral. Le reste n’était pas important. Sans ça, je serais mort. »
J’apprendrai à connaître Jean et découvrirai que c’est un fin conteur, un infatigable bavard aussi. Bernard, un de ses vieux amis, venu en Bretagne pour participer aux derniers préparatifs du navire, dit que ceux qui ne le connaissent pas ne peuvent pas le croire. Jean n’en a rien à faire. Ce n’est pas vraiment de sa faute si lui, l’alpiniste marginal, maladroit et rêveur qui ne savait rien de la mer, est devenu propriétaire de ce ketch à 650 000 euros, avec salles de bain en marbre et cache d’armes dissimulée dans le coffre du mât.
Jérôme s’est construit une cabane dans l’une des dernières zones blanches du planisphère.
Pas sa faute non plus s’il a fini par le rencontrer, ce marin fou des mers du Sud dont l’histoire lui a sauvé la vie. Jérôme Poncet, « une légende vivante », qui a navigué en pirate sans balise GPS sur les mers les plus démontées, qui a côtoyé Bernard Moitessier et d’autres figures mythiques, qui s’est construit une cabane dans l’une des dernières zones blanches du planisphère, sur une île déserte de l’archipel des Malouines, pour s’y installer… Jérôme est devenu bien plus qu’un mentor. « Depuis, tout découle de là. Le lien qui nous unit donne un sens à mon existence. » Peut-être pas le destin ou la fatalité, mais quelque chose de cet ordre, inévitable.
Alors, quand Jean a appris que Jérôme était malade, à bientôt 80 ans, il a pris la décision de sa vie – une de plus : le rejoindre sur son île pour un dernier voyage. Mais le départ est sans cesse repoussé : les travaux sur le bateau – et les dettes – s’accumulent, surtout il manque un équipage prêt à partir pour le Sud. L’alpiniste tremble, terrorisé par le temps qui passe. Cette année, il doit partir.
Porteur pour touristes
Novembre 1969. Jean Bouchet voit le jour en Algérie. Non, il rectifie. Il est propulsé dans le monde « contre son gré » à Alger. Son père, apparemment traducteur du président Houari Boumédiène et journaliste, est invisible. C’est sa mère, institutrice et seule, qui l’éduque avec ses deux sœurs. La vie devient compliquée dans le pays, et ils atterrissent tous les quatre à Grenoble, « dans un appartement pourri ».
Jean abrite une colère immense. Il bouillonne contre cet homme absent, responsable de son existence, et se perd dans des questionnements vertigineux. L’école est « une torture » et il n’y a que dehors ou la tête en l’air, l’œil sur sa longue vue, qu’il peut respirer. Le petit télescope est un cadeau de sa mère, offert après un incident qui l’a terrifié. « On jouait dans une décharge avec des copains, et j’ai pris du produit chimique dans les yeux. Je n’y voyais plus rien. On a cru que j’allais devenir aveugle. J’avais tellement peur de m’endormir et de plus jamais rien voir... »
Un jour, un guide de montagne remarque le jeune homme à l’occasion d’une sortie d’initiation à l’escalade. Il l’emmène pour une ascension. Sur les falaises et dans les pierriers, le gamin se démerde, agile et déterminé. S’il accepte de se faire porteur – des cordes et des sacs des clients –, il pourra revenir, participer à d’autres excursions et apprendre à vivre avec les sommets, lui propose le guide, un moustachu qui fume la pipe au pied des parois.
À 15 ans, écrasé par des pensées sombres, Jean se sauve dans le Vercors. Il y restera trois ans, quasi-ermite.
Les aventures s’enchaînent et, glacier après glacier, le métier de guide devient son rêve. « Je trouvais la montagne inquiétante, mais la bienveillance de cet homme et la confiance qu’il m’a témoignée m’ont apporté une certaine assurance, même si j’ai conservé une sorte de doute systématique. C’est, je crois, l’une des explications à ma survie jusque-là… »
Bientôt ces escapades loin de la ville ne suffisent pas. À 15 ans, écrasé par des pensées sombres, Jean se sauve dans le Vercors. Il y restera trois ans, quasi-ermite, réfugié dans des grottes ou, parfois, dans une petite chambre glaciale, sous les toits d’une ferme. Il passe ses journées à l’affût des bouquetins sur les hauts plateaux, court les forêts désertes, mange peu et descend parfois chez des paysans pour se nourrir en échange de menues besognes. L’époque est terrifiante et magnifique, fondatrice. « Si j’étais mort en chutant d’une falaise, personne n’aurait jamais retrouvé mon cadavre. Même ma mère ne savait pas vraiment où j’étais, confie-t-il à voix basse et en butant sur les mots. Je n’ai jamais pu retourner là-bas, c’est trop intense. Les souvenirs sont marqués dans mon corps, c’est physique. Il faudrait une raison vraiment forte, que ce soit pour quelque chose d’ultime. »
Dans les entrailles de la terre
C’est l’armée qui le rattrape, pour le service militaire. « Autant dire, l’enfer. » Son vieux mentor guide de montagne – qui confie aujourd’hui considérer Jean comme son « deuxième fils » et comme « un géant de l’alpinisme » – lui fait passer des messages en douce avec les dates et les lieux de ses sorties de plein air. Jean s’évade de la caserne en volant des skis et passe une bonne partie de l’année au cachot. Finalement, il sort.
À 18 ans, il retourne s’enfoncer dans le massif des Écrins. Mais, alors qu’il galope sur un glacier, le sol s’effondre et disparaît sous ses pieds. Jean s’enfonce dans un goulot sans fond, un entonnoir lisse comme une patinoire. Sa chute s’arrête juste avant l’obscurité totale et il se retrouve coincé en équilibre au-dessus de ce qui semble être une porte vers les entrailles de la terre. « C’est la première fois que j’ai autant espéré mourir. J’étais paralysé, complètement gelé et incapable de me suicider faute d’outils. C’était interminable, j’ai tellement souffert. Et je voyais ce minuscule rond de lumière qui me narguait et qui m’a hanté pendant des années. J’ai réussi à remonter par miracle en me tortillant jusqu’à attraper mon piolet. Ça a pris un temps indescriptible. Je crois que je suis revenu d’entre les morts ce jour-là. J’ai conscience d’être un survivant. »
Extraterrestre de la course aux exploits et du fric, le jeune guide de Chamonix continue son chemin à la marge.
Quelques années plus tard, il est l’un des plus jeunes diplômés de la prestigieuse école des guides de Chamonix, l’Ensa. « À 25 ans, je comprends que mon rêve est réalisé. Là, je me dis, “merde, qu’est-ce que je vais faire après ça ?” », poursuit-il sur le pont de Kamak, incapable de suspendre son récit, alors que l’équipage court dans tous les sens autour de lui pour finaliser l’avitaillement. Extraterrestre au royaume du prestige, de la course aux exploits et du fric, le jeune guide continue son chemin à la marge, mène des clients vers les sommets et hors des sentiers battus, ouvre des voies et réalise de difficiles ascensions sans chercher à attirer les regards. Plusieurs fois, il est pris dans des avalanches, dont une qui l’emporte du haut d’une falaise et le fait voler sur plus de 120 mètres. Il s’en sort sans la moindre égratignure, miraculé.
Alors que Jean s’embarque dans une nouvelle anecdote, Gabriel, le capitaine de Kamak, invente une mission inutile pour l’éloigner du bateau et ne pas gêner les préparatifs. « Il est bien sympa avec ces grandes histoires, mais il n’arrête pas de parler et de nous ramener du monde et du bordel à bord. C’est un peu le stress, là ! » En s’éloignant à contrecœur, Jean confie sa tristesse. « Encore une saison à emmener des touristes dans les fjords voir les ours polaires. On est obligés. Il y a beaucoup de frais de réparation sur le bateau avant que je puisse partir retrouver Jérôme. » Il enfonce les mains dans sa doudoune. « Ce sont des super marins, mais mon histoire avec lui ne leur parle pas trop. Ils n’y croient pas au voyage en Antarctique. Ils me parlent de sécurité, de toutes les réparations qu’il faudra encore faire après. J’ai besoin d’un équipage porté par ce rêve, qui soit prêt à dire : “On s’en fout, on y va !” Sinon, on n’y arrivera jamais. Et si on arrive trop tard, j’aurai tout raté. »
Trouille bleue sur le continent blanc
Il paraît que tous les vagabonds qui naviguent autour du monde rêvent d’une île. Une petite île à l’abri des regards, à peine sur les cartes. Seule une poignée de marins parviennent à la trouver. Celle dont rêve Jean Bouchet, l’alpiniste que la mort a tant de fois rejeté, se situe quelque part dans les cinquantièmes hurlants, entre la Terre de Feu et la Géorgie du Sud, aux portes de l’Antarctique. Une personne l’habite : son mentor, Jérôme Poncet, capitaine du Damien et du Golden Fleece. Il y vit depuis une quarantaine d’années, dont vingt avec Sally, sa compagne alors, une biologiste, qui a fini par partir.
Le vieil homme qui se rêvait « gitan de la mer » a bâti sa cabane en piochant dans les ruines d’un poste de chasse à la baleine, à force de dizaines d’allers-retours entre le port fantôme de Grytviken et son confetti d’à peine 50 kilomètres carrés. À l’époque, il avait aussi capturé 17 rennes pour les embarquer sur son voilier provisoirement transformé en étable. Le dernier troupeau du Grand Sud vit toujours sur l’île presque déserte, en compagnie de moutons, qui errent librement parmi les manchots et les éléphants de mer.
Le message le plus important de sa vie
La première fois que Jean Bouchet a entendu le nom de Jérôme Poncet, c’était sur le Fitz Roy, mythique sommet des Andes, où il se trouvait en très mauvaise posture. L’épopée de ce marin légendaire l’a sauvé. Il n’a pas cherché à le rencontrer pour autant. « Je pensais qu’il était mort. »
En novembre 2012, Jean est aux Malouines, à Port Stanley. Chef d’expédition, il revient d’une traversée épique d’est en ouest de la Géorgie du Sud. Le succès de l’aventure – combiné un peu fou entre voile, alpinisme et expédition polaire – est total. L’équipe reprend des forces à bord du navire et Jean, curieux, jette un coup d’œil aux autres bateaux. Leur voisin de ponton s’appelle Dion. Jean lance la conversation. Le jeune homme est skipper. Il est né sur une île déserte, entouré par les icebergs. Son père est une sorte de vieil explorateur originaire des Alpes. Il s’appelle Jérôme. Le cœur de Jean s’arrête. Jérôme comment ? « Jérôme Poncet. Il vit toujours sur son île. » C’est trop gros, impossible. Jean, électrifié, déballe tout. Dion gribouille les coordonnées de son père – joignable uniquement par satellite –, mais prévient : c’est un pirate, pas sûr qu’il réponde.
Plusieurs mois s’écoulent en silence. Et un jour : « OK, rencontrons-nous. » Bien sûr, Jean n’a pas les moyens d’y aller seul.
De retour dans le chalet alpin bâti par son beau-père, Jean tape fiévreusement le message le plus important de sa vie. « Que nos chemins se croisent comme ça, au milieu de nulle part, ça ne pouvait pas être une coïncidence », conclut-il aujourd’hui. Plusieurs mois s’écoulent en silence. Et un jour : « OK, rencontrons-nous. » Bien sûr, Jean n’a pas les moyens d’y aller seul alors, comme toujours, il entend faire d’une pierre deux coups en finançant le voyage jusqu’à Port Stanley avec des montagnards prêts à aligner quelques gros billets pour s’aventurer en Antarctique et naviguer avec un marin mythique.
Jérôme, intrigué par ce gars têtu avec une histoire pas possible, accepte le deal : c’est d’accord pour embarquer le groupe à bord de son voilier pendant deux mois. En une semaine, travaillant jour et nuit, porté par une énergie démente, Jean passe des coups de fil dans tous les sens et parvient à monter une équipe prête à sauter dans l’avion – mélange de skieurs alpinistes de haut niveau et de connaissances portées par son récit. À peine dix jours après avoir reçu le message de Jérôme, il retrouve les pontons et les vents glaciaux de la capitale des Malouines.
« Un petit bonhomme en crocs »
Pour « ne pas abîmer le rêve », Jean n’a jamais cherché de photo de Jérôme sur Internet. Mais quand il aperçoit « un petit bonhomme en crocs habillé un peu comme un clodo », il sait qu’il a devant lui son géant. « C’est toi, Jean ? Moi, c’est Jérôme », lâche simplement le moustachu en ciré en lui envoyant une belle poignée de main. Le groupe s’installe à bord de Golden Fleece, robuste ketch à la coque noire. Jérôme met cap au sud. L’homme connaît l’Antarctique par cœur, et s’amuse à slalomer entre les icebergs. Il souhaite les emmener dans les zones les moins connues du continent blanc, et les lâcher sur des glaçons jamais foulés par l’homme. Mais la saison rend le passage difficile, il y a trop de glace. Malgré plusieurs tentatives, il leur est impossible de franchir le cercle polaire. Le voilier est contraint de rester au nord de la péninsule, là où circulent tous les navires de croisière.
Jérôme, qui navigue sans AIS – le système d’identification automatique obligatoire à bord des bateaux –, enrage. Mais trouve le moyen de provoquer l’aventure. « Parfois, il faisait passer son voilier entre deux falaises d’icebergs, alors que ça pouvait basculer à tout moment. Il me faisait franchement flipper », se souvient Jean avec jubilation, lui qui découvre alors un Jérôme comme il l’imaginait, « un rebelle un peu fou, qui va vraiment loin dans son jeu avec le danger ». Lorsqu’ils se retrouvent à la barre, entourés par la glace, les baleines et une mer indescriptible, ces deux hommes écorchés par la vie et mus par l’amour des zones blanches sur la carte se dévoilent.
Un gars est tombé dans une crevasse et a chuté vingt mètres sous la glace. Il a eu une chance inouïe de ne pas se tuer.
Jean Bouchet
Au terme des deux mois, le vieux marin propose de remettre ça un an après, de mener Jean et son équipe d’alpinistes jusqu’à la baie de Marguerite, à l’ouest de l’Antarctique, pour tenter l’ascension du mont Verne. Jean accepte et passe une partie de l’année à préparer l’équipée. Mais cette fois-ci, la belle histoire va sérieusement être mise à l’épreuve. « On était cinq, répartis sur deux cordées. Jérôme était à bord du “Golden Fleece”, et j’étais en contact avec lui par radio. Mais un gars est tombé dans une crevasse et a chuté vingt mètres sous la glace. Il a eu une chance inouïe de ne pas se tuer mais, le temps de le sortir de là, la météo s’est gâtée et la nuit a commencé à tomber », retrace Jean.
La deuxième expédition avec son mentor vire au cauchemar. « Un brouillard terrible s’est installé, et nos trois GPS sont tombés en rade de batterie. Un des hommes, qui était gelé, a pété un plomb. Il fallait qu’on avance dans un dédale de crevasses et de glaciers. Je guidais le groupe, j’étais la seule personne en contact avec Jérôme. La situation était extrême. Dans ma tête, j’avais accepté l’idée de ne pas pouvoir ramener tout le monde. »
En avançant sur la glace, l’alpiniste voit « évidemment » certains souvenirs revenir, lui qui collectionne les histoires périlleuses, parfois mortelles. Certaines le hantent. « Il y a eu des accidents tragiques sous ma responsabilité. » Un jour, il y a longtemps, un bloc de rocher s’est détaché et a coupé la corde, net. Il y a eu un cri et deux corps se sont fracassés en bas de la falaise. Mais ce jour-là, dans le brouillard, il essaie de rester concentré, la frontale allumée, la voix de Jérôme grésillant dans sa radio. Les deux hommes parlent peu, mais se comprennent. « Avec toute la force qu’il me transmettait, je ne pouvais pas ne pas revenir. » Après des heures de calvaire, ils aperçoivent enfin les lumières du Golden Fleece. « On s’est pris dans les bras, en silence. Il s’est passé quelque chose d’immense à ce moment-là. »
Cap sur Bodø
Le jour se lève à peine sur le port de Paimpol ce lundi 6 février 2023, et l’équipage peut enfin partir. Jean emmène des touristes sportifs skier aux Lofoten puis des scientifiques au Groenland. Une fenêtre météo est annoncée. Jean est surexcité. « C’est la dernière année comme ça. La prochaine fois, c’est le grand voyage », me promet-il en me montrant pour la énième fois une photo de Jérôme Poncet sur son téléphone.
Pourtant, au moment de leur dernière séparation en Antarctique, après l’expédition qui a failli tourner au drame, le vieux marin lui a dit adieu. « Il m’avait emmené dans les endroits qu’il chérissait le plus, sur l’île où il avait conçu son fils, à quelques mètres des plus beaux icebergs, aux confins de la péninsule. Il m’avait transmis l’essentiel. Je suis revenu avec une mélancolie profonde, en me disant que je ne le reverrais jamais, que c’était terminé. Mais c’était impossible. » Touché, je lui dis que j’entends un conte dans son histoire et, car j’ai les yeux qui brillent, il me propose d’embarquer jusqu’à Bodø, le port d’entrée des Lofoten.
Avaries en série à Paimpol
15 février 2023, quelque part en mer du Nord. Rafales de quarante nœuds. La houle continue à grossir. Tout ce qui n’est pas solidement amarré vole d’un bout à l’autre du voilier. Le plancher gronde, les vagues se fracassent contre la coque et le bateau craque de partout. Nous avons quitté Paimpol il y a une semaine. Il fait nuit. Gabriel, éclairé, par la loupiote rouge de sa frontale, prend son quart, les yeux tirés. Nous sommes quatre à bord, hors du monde et du temps. Personne n’a réussi à dormir depuis quarante-huit heures. Au loin, une plate-forme pétrolière, énorme, brille de milliers de feux.
Bodø et l’archipel norvégien des Lofoten sont à plus ou moins trois jours de route. Gabriel lance une sonate de Bach sur sa petite enceinte. Plus jeune, le marin rêvait de Patagonie, de fjords et de banquise. Pendant des années, il a postulé auprès de tous les voiliers de navigation polaire, « comme second ou même pour éplucher des patates ». Finalement, il a entendu parler de Kamak, qui transporte des touristes fortunés amateurs de ski et d’alpinisme entre le Spitzberg, l’Islande et les coins les plus reculés de l’Arctique. Il a envoyé un message au propriétaire, Jean Bouchet. « OK, j’ai besoin d’un capitaine », lui a répondu l’alpiniste. Et tant pis si Gabriel ne connaît rien du Groenland ni de la navigation dans le Grand Nord. Aux yeux de Jean, ce sont les rêves et l’état d’esprit qui comptent.
Le second capitaine était boulanger
« Il m’a présenté le bateau comme quelque chose de différent, comme une aventure. Ben, on peut dire qu’il n’a pas menti ! » se marre Gabriel, à la limite de l’exaspération. L’organisation chaotique de son patron, sa tendance à inviter le premier venu à bord – « Un jour, il m’a présenté un gars comme second. Le type était boulanger, mais il le trouvait sympa et hyper-débrouillard. Typique Jean ! » –, et la succession de pannes et déboires qui s’abattent sur le voilier sans la moindre accalmie ont crispé leur relation. « Il y a des tensions. Jean est un rêveur, et je trouve ça formidable. Mais à côté de ça, il fait plein de choses de travers sans prévenir. Nous, derrière, on se retrouve dans des situations pas possibles. Regarde, toi ! Il t’a filé les clés du bateau sans te connaître ni nous en parler. Mais qui fait ça ? Ça aurait pu très mal se passer. »
Kamak, deux-mâts bleu nuit de 25 mètres, est sorti des chantiers navals dans les années 1980, dessiné par un riche américain désireux d’explorer les côtes de l’Alaska et de tenter le passage du Nord-Ouest. Après bien des histoires, le navire s’est finalement retrouvé entre les mains d’un mafieux hispano-américain qui l’utilisait entre les Antilles et l’Espagne, tantôt pour faire passer de la drogue, tantôt pour frimer dans les îles. C’est lui qui a décidé de refaire les salles de bain en marbre, d’ajouter des moulures en bois précieux et de mettre du clinquant partout, au détriment de tout bon sens marin. Jusqu’à ce que Jean, courant les ports à la recherche d’un voilier assez solide pour descendre naviguer au milieu des icebergs, tombe dessus. Et décide de l’acheter.
À l’assaut des zones blanches
En rentrant à Chamonix après les adieux de Jérôme, à l’automne 2016, Jean a envoyé un message à quelques dizaines de clients fidèles qu’il emmène en montagne depuis des années. Le guide leur a demandé de participer au financement d’un voilier d’expédition polaire. Il a un projet fou, leur écrit-il. Encore un. Acheter un bateau pour explorer les quelques zones blanches qui restent encore sur les cartes, gravir les sommets les plus reculés qui ne sont accessibles que par la mer et imaginer des aventures jamais conçues. Il ne leur parle pas de Jérôme ni de la raison profonde de son appel. Quelques jours plus tard, il a 41 promesses de dons et une cagnotte de 650 000 euros. En 2017, il achète le bateau du mafieux et le baptise : Kamak. « Camarade » en langue inuit, croit-il savoir. Finalement, c’est « l’homme en colère », apprendra-t-il en débarquant au Groenland, constatant que les habitants lui lancent des regards noirs.
« J’ai monté tout ça complètement de travers. Je n’y connais rien au business, je suis une catastrophe pour l’organisation. Mais je pensais que les difficultés du bateau ne seraient rien comparées à toutes les souffrances physiques, tous les drames et les cauchemars que j’avais vécus en montagne. Finalement, c’est peut-être pire », confie-t-il début janvier 2024 dans les rues de Chamonix, pleines de vacanciers et de 4 x 4. « Cette ville, c’est l’incarnation du pire du business de la montagne. » Le redoux transforme la neige en bouillasse grise. Il pleuviote. Jean porte une doudoune orange fluo et de grosses chaussures de randonnée. Il pousse la porte de l’Ensa, la célèbre École nationale de ski et d’alpinisme, passage obligatoire de tous les guides de haute montagne, où il s’est formé il y a trente ans.
Elsa évite le sujet « Kamak ». « C’est devenu un tabou dans la famille », chuchote Jean entre les rayons de la bibliothèque.
L’établissement est quasi désert, mais la bibliothèque est ouverte. Derrière l’ordinateur, sa compagne, Elsa, y officie comme responsable du centre de documentation « le plus fourni du monde en topoguides et littérature de montagne ». Elle veille sur une collection prodigieuse de récits d’Edmund Hillary, Élisabeth Revol, Jon Krakauer et de mille autres aventuriers. Et elle évite le sujet Kamak. « C’est devenu un tabou dans la famille », chuchote Jean entre les rayons. Le grand voilier s’est glissé au milieu du couple et de leurs deux filles, avec ses belles promesses et, très vite, ses ennuis. Un déluge de catastrophes, qui a transformé le grand rêve en cauchemar. Au fil des problèmes, Jean a sombré, emportant ses proches avec lui.
Dès le début, il y a eu l’incendie ravageur en salle des machines, la perte du pavillon, l’hélice noyée au fond d’un fjord et une liste d’avaries impossible à dresser. Puis les dettes, énormes, les appels d’avocats, menaçants, les nuits d’angoisse, les dépressions… Trois ans après l’achat de Kamak, Jean était devenu un fantôme, incapable de parler, rongé par l’angoisse. Mais on ne peut pas fuir quand on a un bateau à plus d’un demi-million sur le dos, et Jean, soutenu par quelques fidèles, s’est accroché. « Quand j’étais au plus mal, je pensais à Jérôme. Je me disais qu’il fallait tenir, au moins pour finir l’histoire. »
« Un margoulin alcoolique »
Mais plus le temps passe, plus le projet prend l’eau. Noyé sous une tonne de galères, Jean se retrouve à embaucher des marins louches. L’an passé, « un margoulin complètement alcoolique qui voulait casser le marbre de la salle de bain pour le revendre au black » et un capitaine recruté avec un CV à moitié bidonné et qui s’est encastré dans le quai à Reykjavik. « Aujourd’hui, je ne sais pas si je l’aime ou si je le déteste, ce bateau, mais je n’aurais pas pu faire autrement. »
« “Kamak” est un monstre », lâche Elsa, qui tente de sortir le bateau de sa vie, tandis que Jean s’émerveille dans le salon de leur maison en tournant les pages d’un vieux bouquin relié en cuir sur des récits de naufrages au XVIIIe siècle. « J’en ai parlé à Jérôme par e-mail, le livre l’intéresse beaucoup. » Sa plus jeune fille, agacée, lui demande « d’arrêter avec Jérôme » et de sortir avec le chien pour la laisser travailler son morceau de piano. Il soupire, peine à suspendre son récit, et termine à la porte. « Elles me disent que le parallèle entre mon histoire et celle de Jérôme est absurde, que je suis juste un guide qui emmène des touristes pleins de fric skier dans le Nord, et que j’ai tout détruit pour faire ça. Mais ce n’est qu’une étape. Je suis sûr de ne pas me raconter des histoires. Nos chemins se suivent et sont liés. » La correspondance, intime et intense, avec son ami l’aide à tenir dans les moments de doutes, confesse-t-il.
Très récemment, il y a un homme, un capitaine, un vrai, qui vit dans une maison au milieu des bois, qui a dit oui en écoutant l’épopée du guide. Enfin. Un marin qui n’a rien à perdre, qui a soif du Sud et d’aventure. Et qui, il l’a assuré à Jean, est prêt à partir à la fin de l’année, même si tout n’est pas irréprochable à bord. « En pirate », avec un bateau pas complètement prêt, et quelques papiers manquants. Jean sourit en promenant son chien, le regard brillant. « Et tant pis si “Kamak” coule là-bas. »