En Floride, les plantes repoussent les limites

Écrit par Anaïs Renevier Illustré par Marine Coutroutsios
Édition de novembre 2023
En Floride, les plantes repoussent les limites
Le dénouement était écrit d’avance. Au prestigieux Salon des plantes tropicales, en Floride, le mastodonte du marché, Costa Farms, allait rafler tous les prix. Certains de ses concurrents, blasés, avaient même renoncé à exposer. Quand soudain, c’est le choc : un Petit Poucet remporte la mise. Pour le plus grand bonheur des influenceurs.
Article à retrouver dans la revue XXI n°63, Les patronnes du monde d’après
28 minutes de lecture

Le stand est stratégiquement placé à l’entrée de la salle d’exposition XXL. Une alcôve aux murs bleu cobalt, aux canapés en cuir profonds et aux étagères en bois naturel peintes en rose dragée. Au milieu des Monstera géants, des Alocasia aux feuilles exubérantes et des Zamioculcas rouges, bleus ou jaunes, l’ambiance est intimiste et cosy. On se croirait presque à la maison, on en oublierait l’agitation avoisinante. Pourtant, les visiteurs se bousculent pour y accéder. Ils sont venus dès l’ouverture, en ce mois de janvier 2023, de l’exposition internationale de plantes tropicales (TPIE), à Tampa, en Floride. Cela fait un an qu’ils attendent de découvrir les nouveautés du plus grand producteur au monde, Costa Farms. 

Sous des néons qui donnent aux feuillages des airs de martiens vert fluo, ce sont surtout des millenials qui défilent, vêtus pour la circonstance et assortis au décor : chemises hawaïennes, décorées de palmiers, salopettes de jardinage aux motifs cactus, t-shirts ornés du slogan « plant lady » et bras encrés de tatouages de tous les végétaux possibles existant sur terre. Cameron Curry, 28 ans, l’un des premiers sur place, a fait le choix de la discrétion : une simple casquette à l’effigie de l’un de ses horticulteurs préférés – un concurrent de celui qui tient le stand de l’entrée. « C’est quand même Costa que je veux voir en premier… On ne peut pas s’empêcher de les détester tant ils monopolisent le marché, mais on les adore en même temps parce qu’ils proposent des nouveautés pour vraiment pas cher ! », admet le jeune homme svelte à la mâchoire et la barbe ciselées. Et même si les plantes d’intérieur ont rarement une odeur, l’influenceur capte de loin le moindre effluve d’un bourgeon qui vient d’éclore. Il a du nez pour dénicher des trésors chez les 365 exposants, c’est pour ça qu’il est là : il veut annoncer les futures tendances à ses 140 000 abonnés TikTok. 

Aux États-Unis, le marché des plantes vertes, qui pesait 1,6 milliard de dollars en 2020 – en hausse de 30 % par rapport à 2019 –, est toujours en pleine croissance.

Le TPIE se tient une fois par an et réunit tous les acteurs du marché. Ceux-ci jouent gros : c’est là que se font les succès et que se décident les tendances des végétaux d’intérieur vendus pour l’année à venir, aux États-Unis mais également au-delà des frontières. Dans ce seul pays, le marché des plantes vertes, qui pesait 1,6 milliard de dollars en 2020 – en hausse de 30 % par rapport à 2019 – est toujours en pleine croissance. Costa Farms gagne depuis sept ans l’un des prix les plus prestigieux du salon, celui de la « meilleure plante à feuillage ».

L’an dernier, en 2022, c’est encore l’une de ses nouveautés, jamais vue sur le marché, qui est montée sur la première marche du podium : le géo. Le spécimen a même été sacré « future plante tendance » par le New York Times. Sa destinée était toute tracée : le géo allait devenir un succès commercial. L’industrie frémissait d’excitation. Mais lorsqu’il a été mis en vente dans la foulée de la récompense, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Cette débandade inopinée a révélé à quel point le marché de la plante d’intérieur vit aujourd’hui une révolution.

Celui qui déniche la perle rare

Les rapaces volent bas au-dessus de l’asphalte, sous le soleil écrasant du Sud-Est américain. Un glapissement, puis un écho en retour, rappellent que les Everglades, leurs marécages et leur faune grouillante sont juste là, à quelques encablures. Cette nature sauvage se moque de la frontière tracée par le bitume et déborde de l’autre côté de la route. Là, ordonnée et domptée par l’humain, une autre forme de verdure lui fait face. Des serres, toutes identiques, s’étendent à perte de vue, sur des dizaines de kilomètres.

À une heure au sud de Miami, sous d’épaisses bâches, une humidité et une température contrôlées au degré près, pousse le jardin de l’Amérique. La majeure partie des plantes vendues dans les jardineries du pays est cultivée ici. Au milieu de petites exploitations familiales, Costa Farms, fondée en 1961 par un immigrant cubain, Jose Costa, s’est bâti un empire en rachetant ses concurrents au fil des années. Aujourd’hui, le mastodonte domine le marché. Tous les ans, plus de 80 millions de plantes sortent de ses terres pour être dispatchées sur tout le territoire, jusqu’aux boutiques Ikea, Walmart et consorts.

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Sous les serres, des travailleuses aux larges chapeaux prodiguent avec une minutie d’esthéticienne les derniers soins de beauté aux végétaux prêts à être expédiés : une feuille qui dépasse est coupée, une fleur trop vite fanée délicatement pincée. Au centre, en ce matin de janvier, Marcos Garcias, le responsable réseaux sociaux du groupe, passe puis repasse au volant d’une voiturette de golf. Il cherche la plante star de l’entreprise et a d’abord du mal à la localiser. Il faut dire que ses voisins de rangée, d’immenses philodendrons qui déploient de larges feuilles échancrées et luxuriantes, lui font de l’ombre. Du haut de sa vingtaine de centimètres, la petite plante à l’air rabougri peine à s’imposer, ployant sous le poids de ses épaisses feuilles noires recouvertes de la poussière ocre des terres arides environnantes.

Difficile d’imaginer qu’elle a raflé des prix de concours de beauté. Le géo constitue pourtant un trésor pour Costa Farms : aujourd’hui, n’importe quel Américain peut l’exposer dans son appartement, pour 33 dollars hors taxes. Alors même qu’il y a quelques années, personne ne soupçonnait son existence, sinon quelques botanistes initiés. Plus rares encore étaient ceux qui connaissaient son nom : Geogenanthus ciliatus. Rien ne prédestinait cette plante atypique à son ascension fulgurante dans le monde horticole. Encore moins à sa chute. 

Celui qui passe les plantes à la loupe

Il faut s’enfoncer dans les profondeurs humides de la forêt amazonienne, à l’ouest, dans une zone à cheval entre les territoires péruviens et équatoriens, pour remonter aux origines du géo. Là, au cœur de ce réservoir de biodiversité exubérant, sous les lianes et l’épaisse chape sombre de la canopée, se joue la grande guerre du monde végétal. À l’ombre des palmiers pennés, d’arbres à kapok ou de ficus étrangleurs, qui s’élancent jusqu’à quatre-vingts mètres de hauteur, chaque plante tente d’accéder à la lumière. La stratégie de survie du géo est astucieuse : rester au ras du sol et se parer de feuilles ébène, une couleur qui lui permet de mieux capter les très rares rayons de soleil. Et de se cacher des prédateurs. Sauf de l’un d’entre eux, au regard particulièrement aguerri : le « chasseur de plantes professionnel ». 

Mike Rimland fait partie de cette drôle de caste depuis les années 1980, aujourd’hui au service de Costa Farms. Pour l’entreprise horticole, il parcourt le monde à la recherche de trésors à importer et commercialiser massivement. Il faut réussir à attraper cet homme pressé entre deux avions. Le sexagénaire a la convivialité joyeuse des Américains du sud du pays, le ton rapide du businessman et la verve précise du storyteller. Dans ce milieu hyper concurrentiel, on cultive les secrets aussi précieusement que les végétaux, alors il ne divulguera pas dans quel pays il a croisé le géo pour la première fois. « Je ne vais pas chercher directement les plantes au fond des jungles, tient-il à préciser. Je passe par des intermédiaires, souvent des producteurs. »

S’il y a moins de risques de rencontrer des bêtes sauvages de cette manière-là, le travail reste harassant : Mike arpente pendant des heures des marchés aux fleurs, sous le soleil moite et tropical, en espérant repérer une aiguille dans une botte de foin. Et repart souvent bredouille. Mais un jour, un minuscule plant a attiré son œil expert – l’homme consent à dire que c’était en Asie du Sud-Est, l’une des plaques tournantes du marché horticole mondial. « Tout dans ses feuilles était différent : l’épaisseur, la forme, l’éclat. Cette petite chose ressemblait à une plante extraterrestre. Je n’avais jamais rien vu de tel. Même la personne à qui je l’ai achetée ne connaissait pas son nom. » 

Il a d’abord fallu l’identifier, faute de quoi Mike Rimland n’aurait jamais reçu l’autorisation de l’importer aux États-Unis. Aussi l’explorateur des marchés de fleurs a-t-il passé à la loupe tous les détails de l’objet végétal non identifié, palpé sa feuille lisse et caoutchouteuse, s’interrogeant sur la couleur à la fois opaque et brillante, striée de reflets pourpres et violets une fois observée au grand jour. Il a activé son réseau autour du monde avant d’avoir la réponse : non seulement cette plante n’avait jamais été vue dans le milieu, mais en plus elle appartenait à un genre qui n’avait jamais été commercialisé. De mémoire d’horticulteurs, on n’avait pas vu ça depuis l’introduction du genre Calathea à la fin des années 1990. D’ordinaire, les nouvelles espèces sont issues de croisements de plantes déjà en vente. Mike a vite compris qu’il tenait là une potentielle poule aux œufs d’or. Direction Miami avec l’ensemble du stock : quatre minuscules pots. 

Dans le secret feutré des laboratoires, les scientifiques enferment la plante pendant des semaines et évaluent sa résistance au stress auquel elle va être exposée si elle est mise en vente.

Cette rencontre du troisième type a eu lieu en 2017. À partir de là, Costa Farms a lancé sa machine de guerre. Pour l’équipe recherche et développement, qui enclenche le processus plusieurs fois par an, c’est la routine, dès que Rimland rapatrie une trouvaille. Il faut d’abord vérifier que la plante peut être facilement reproduite en grande quantité, sans risquer de muter. Puis vient le temps des tests : la découverte doit s’adapter à tout ce que l’humain va lui faire subir. Alors, dans le secret feutré des laboratoires, les scientifiques l’enferment pendant des semaines au fond de placards, la privent d’eau et évaluent sa résistance au stress auquel elle va être exposée si elle est mise en vente : elle va voyager plusieurs jours dans la remorque d’un camion, puis séjourner longuement sur les rayonnages d’un magasin sans lumière naturelle, avant de rejoindre enfin son nouveau foyer, un intérieur chaud et démesurément sec, bien différent de son environnement d’origine, où on lui donnera souvent trop d’eau – ou trop peu. Perd-elle ses feuilles ? Se rabougrit-elle ? Meurt-elle complètement ? Si c’est le cas, direction la poubelle. Costa Farms cherche des monstres de foire : des variétés ultrarésistantes, facilement reproductibles, pour pouvoir inonder le marché à bas prix.

« On doit à chaque fois proposer des nouveautés, il faut toujours quelque chose de différent », résume Mike Rimland, du ton didactique de celui qui doit régulièrement expliquer sa profession à des néophytes. Dans l’horticulture comme dans l’habillement ou la décoration, les modes changent et évoluent rapidement. Sauf que la plante est un être vivant. Peu importe à quel point on tente de la forcer, la nature impose toujours son propre rythme. Il faut donc au moins cinq ans entre le moment où l’entreprise décide de la commercialiser et le moment où l’heureuse élue est effectivement vendue. En 2022, le géo a franchi cette étape, nourrissant tous les espoirs du géant du végétal.

Celui qui scrute les détails

Au TPIE de cette année, sous sa casquette, Cameron Curry s’émerveille de tout. Ici, c’est un peu le Disneyland de la plante : un stand aux palmiers si géants qu’on se demande comment on a pu les faire entrer dans le hall, des spécimens carnivores mis en scène façon gore ou encore un cinéma avec des affiches détournées, comme Ginseng in the Rain ou Bambo avec Stallone – sur le côté du stand, une hôtesse propose même du pop-corn chaud, préparé en direct dans une machine sur roulettes. « C’est une vraie explosion sensorielle »,témoigne le vingtenaire en caressant délicatement les feuilles d’un philodendron aux reflets safranés. Cet ancien chef cuisinier a toujours eu le souci de la précision et de l’alchimie, dans ses recettes comme dans ses choix de plantes. Tel un créateur examinant des robes de haute couture, il scrute et étudie chaque détail : « Il y a une telle diversité dans les plantes, que tu peux toujours en trouver une qui matche avec ton design, ta déco, ton esthétique. Les plantes te permettent d’exprimer ta personnalité. »

Il y a trois ans, Cameron Curry n’y connaissait pas grand-chose. Il a commencé à s’y intéresser quand le monde s’est mis à l’arrêt au printemps 2020, à l’instar de nombreux millenials. À tel point qu’il a finalement démissionné pour se lancer dans le business. Le vingtenaire a quitté le yacht sur lequel il travaillait comme chef privé en Géorgie pour rejoindre la terre ferme, sa Floride natale, et entretenir dans son arrière-cour de plus en plus de pousses. Jusqu’à se professionnaliser complètement, organiser des ventes privées et développer sa propre gamme de produits d’entretien écoresponsables qu’il vend aujourd’hui dans certaines jardineries. Le serial entrepreneur assure désormais vivre correctement de son activité.

Kate Spirgen, rédactrice en chef de Garden Center Magazine, une revue pour les professionnels de l’horticulture, analyse : « Pendant la pandémie, la vente de plantes d’intérieur a explosé. Avant, c’était vu comme un hobby kitsch pour femme âgée. Maintenant, c’est tendance. Les études le montrent : les plus jeunes n’achètent plus de maison, ils n’adoptent plus d’animaux, mais désormais ils adoptent des plantes. » Et le font savoir sur les réseaux sociaux. Sur TikTok, #planttok cumule 4 millions de vues et sur Instagram plus d’un million de clichés sont estampillés #plantparent. Une nouvelle parentalité, comme la définissent les premiers intéressés, qui s’affiche à coups de courtes vidéos et de photos stylisées. Problème : pour rester original, il faut sans cesse renouveler son contenu. Donc, adopter de plus en plus d’enfants plantes, si possible exotiques et uniques. 

Ceux qui jugent impitoyablement

Devant son stand, Paul Deroose discute avec quelques clients et regarde d’un œil amusé les influenceurs passer. Il dirige Deroose Plants, entreprise familiale belge qui produit des végétaux de père en fils, des deux côtés de l’Atlantique, depuis quarante ans. Le commercial a du bagou et son franc-parler. « Ce matin, une fille de 20 ans m’a posé des questions très précises sur les Nepenthes. Elle avait même un sac à dos de la forme de leurs fleurs ! rigole-t-il en pointant du doigt cette espèce carnivore tombante à la mode qui pend au-dessus de sa tête. Avant, il suffisait de mettre une plante sur le marché, elle se vendait, les gens n’avaient pas besoin d’en savoir plus. Maintenant, il faut que la plante intéresse, qu’elle divertisse, qu’elle excite ! »

Et qu’elle ait une histoire. Même si, contrairement au géo, la plupart des nouveautés ne sont plus dénichées au fin fond de l’Amazonie. Car, pendant des siècles, l’homme a dépouillé les jungles. Au XIXe siècle, certains explorateurs brûlaient même des pans entiers de forêts pour ne rien laisser aux concurrents. « Il y a vingt ans, mon frère allait encore chercher des plantes dans la nature en Amérique du Sud. Maintenant, on en obtient de meilleures en labo », pose sans état d’âme Paul Deroose. D’ailleurs, si vous croisiez votre plante de salon préférée dans son environnement naturel, il y a peu de chances que vous la reconnaissiez. Les espèces d’intérieur sont hybridées, c’est-à-dire croisées par la main humaine.

Mais dans ce secteur opaque, peu d’horticulteurs parlent avec autant de franchise que le patron belge : « Pour arriver à ces résultats, on fait aux plantes plein de trucs qu’elles n’aiment pas : des mutations, des radiations… » Les scientifiques au service des producteurs créent des spécimens toujours plus résistants, plus graphiques, plus colorés : panachures, zébrures, pois. Les plantes vertes au sens strict du terme – 100 % monochronomes – sont d’ailleurs de plus en plus rares. Une aberration botanique puisque, plus leurs feuilles sont bigarrées, moins elles produisent de chlorophylle et donc moins elles sont résistantes. Qu’importe : opération botox et bistouri pour toujours plus d’originalité. 

Malgré la batterie de tests qu’il avait subis, les plants du géo ont souffert des températures extrêmes et sont arrivés gelés dans les magasins du nord du pays.

Il fait presque tout le temps beau en Floride, même lorsque le reste des États-Unis est plongé dans l’hiver, les pieds dans la neige. Le géo a été commercialisé en pleine vague de froid. Malgré la batterie de tests qu’il avait subis, ses plants ont souffert des températures extrêmes et sont arrivés gelés dans les magasins du nord du pays, certains ont même fini par perdre leurs feuilles. Gros flop : sur les réseaux sociaux, les consommateurs qui l’attendaient avec impatience se sont affolés.

Quelques semaines plus tard, c’était pire encore : plusieurs géos ont atterri dans les poubelles, morts de soif. Car cette plante, habituée aux sols détrempés des forêts tropicales, a besoin de bien plus d’eau que la moyenne. Très vite, Costa Farms a dû adapter sa stratégie et a choisi de le vendre avec un pot équipé de son propre système d’approvisionnement. Les commentaires sur les réseaux ont été impitoyables : « Le géo est une plante qui déteste la vie », « J’ai une collection de 150 plantes, c’est celle qui fait le plus la fine bouche ! C’est la pire ! », « La mienne ressemble à une chaussure en lambeaux ! »

Le géant de l’horticulture a mis ses équipes sur le pont pour communiquer les consignes d’entretien sur les réseaux. Malgré tout, les influenceurs ne se sont pas montrés convaincus, pas plus Cameron Curry que les autres. Il n’avait d’ailleurs pas voté pour l’ovni l’an dernier : « Il n’est tout simplement pas assez mignon ! », sourit l’influenceur à casquette. Entendez : « pas assez instagrammable ». Et l’ancien cuistot d’ajouter : « Costa a supplié plusieurs de mes amis influenceurs qui ont des contrats avec eux de pousser cette plante. Mais personne n’a voulu prendre le risque de décevoir sa communauté… »

Celle qui dévie le « bad buzz »

Mike Rimland et Justin Hancock – qui s’occupe des relations publiques, du marketing digital et de l’image de Costa Farms – reconnaissent qu’il y a eu des couacs au lancement : « Les réseaux sociaux, c’est à double tranchant. Ça nous permet d’entretenir une relation avec le public, mais s’il y a le moindre problème, on en entend parler pendant des mois », soupire Rimland. Et quand on a 100 000 godets en stock prêts à être vendus, on ne peut pas se permettre de fausses notes.

Costa n’a cependant pas fait appel à un « consultant plante », métier en vogue outre-Atlantique, ni à une « attachée de presse pour plantes », comme préfère se présenter Katie Dubow, la présidente de Garden Media Group, en expliquant son métier : « Mes amis me demandent : “Quel genre de crise une plante peut-elle traverser ? Elles ne vont pas avoir besoin de se justifier à propos d’une folle nuit en ville, comme les célébrités !” » Mais elles pourraient avoir besoin d’être sauvées d’un bad buzz. Alors ces professionnels aident les horticulteurs, producteurs et jardineries à placer leurs « produits », le plus subtilement possible, dans les médias, analyser les tendances, prédire les prochains gros coups et entretenir les relations avec les journalistes. 

Pour ce volet, Costa Farms dispose de ses équipes en interne. Dans les locaux, Marcos Garcias, en charge des réseaux sociaux, a installé deux espaces réservés à des studios Instagram et TikTok. L’entreprise place aussi des plantes dans des séries Netflix et tente d’obtenir que ses nouveautés soient photographiées dans les décors des pages mode de grands magazines comme Vogue. Pour le géo, l’entreprise a redoublé d’efforts dès les débuts de sa commercialisation pour vanter ses « miracles » et sa « singularité ». Un storytelling qui a d’ailleurs rapidement convaincu le New York Times. Et le grand quotidien ne s’est pas complètement fourvoyé en écrivant que c’était la nouvelle plante à la mode : Costa Farms avait les moyens pour imposer une tendance. Mais dans le milieu, le papier a immédiatement fait jaser. Oui, les professionnels trouvaient que le géo était une trouvaille exceptionnelle. Mais la plupart étaient d’accord pour dire qu’elle était trop soiffarde et frileuse pour en faire une plante d’intérieur populaire. Les influenceurs ne s’y étaient pas trompés.

Celle qui crée le coup de théâtre

Dernier acte du TPIE 2023. Pendant trois jours, les visiteurs ont voté pour celle qui reprendrait la couronne au géo. Costa Farms, qui retente sa chance cette année, est tellement donné favori, que certains de ses concurrents ont renoncé à exposer sur le salon professionnel. Une partie de l’équipe a traversé la Floride pour rejoindre Tampa sur la côte ouest avec une cargaison d’une dizaine de nouveautés pour le concours. Le jour de l’ouverture, les employés ne se demandent pas s’ils vont gagner, mais avec quelle plante : le pothos citron meringué et ses éclats jaunes ? Le Dieffenbachia crocodile et ses feuilles rugueuses de la même texture que l’animal ? Ou l’orchidée Sarcoglottis sceptrodes avec son feuillage panaché ? 

L’urne s’est remplie. Les votes sont clos. Les représentants des entreprises en lice patientent à côté d’une estrade dans le hall, se passant un dernier coup de peigne dans les cheveux, un dernier coup de produit lustrant sur les plantes. Sabrina Haines, responsable des exposants sur le TPIE, où elle travaille depuis trois décennies, est en charge du dépouillement. Au dernier moment, on la voit traverser le hall à toute vitesse, affolée, puis alpaguer une inconnue qui semble très attentive à chaque spécimen.

Il y a deux plantes ex aequo, et c’est cette dame – responsable d’une jardinerie en Haïti – qui va devoir les départager. Celle-ci prend son rôle au sérieux : elle scrute chaque détail et soupèse les feuilles des deux finalistes : un Anthurium tricolore aux immenses feuilles panachées oblongues, s’étendant comme deux ombrelles longilignes, et un bégonia tacheté au style rétro qui semble tout droit venu des années 1970. Entre les deux, son cœur balance : « Je suis membre de la société des amateurs de bégonias, mais pourtant c’est bien l’autre qui mérite de gagner ! », tranche-t-elle. Cameron Curry est au premier rang, sa caméra est prête. Il enregistre ce coup de théâtre : ce n’est finalement pas Costa Farms qui est appelé sur scène mais Aroid Greenhouses, une petite exploitation familiale – et l’un des producteurs préférés de Curry. « Oh mon Dieu, un petit producteur qui gagne contre Costa ? C’est un véritable “plant drama” ! », se délecte l’influenceur. 

Celles qui ont déniché la licorne

Paula et Melody Amezquita, deux sœurs de 32 et 35 ans, montent sur scène, troublées : « On expose depuis plusieurs années, mais on n’a jamais gagné de prix », déclarent-elles d’une voix tremblante au micro. Alors qu’elles redescendent de l’estrade, encore étourdies, elles sont rappelées sur scène pour le prix suivant. Puis encore un autre. C’est la déferlante : prix du meilleur feuillage, du meilleur stand, du produit le plus cool. Les larmes coulent tandis que les sourires ultra bright des employés de Costa Farms s’effacent. L’entreprise n’a gagné aucune récompense. L’équipe s’éclipse. Justin Hancock est vert, façon de parler : « C’est un choix politique, ils n’ont pas voulu donner le prix à Costa parce que les gens aiment détester les grandes entreprises. » 

Les sœurs Amezquita ont la même énergie solaire, les mêmes yeux pétillants, les mêmes cheveux bruns et ondulés, que Melody porte très courts et Paula très longs. Échanges de regards complices, elles finissent les phrases l’une de l’autre, interrompant leur récit de grands éclats de rires clairs. Chacune a sa passion : Melody est la jardinière, férue de Hoya, Paula est la vendeuse, celle qui aime parler aux gens et filmer leur quotidien qu’elle diffuse sur sa page Instagram. Elles ne sont pas complètement remises de leurs émotions quand elles partagent, quelques jours plus tard, les recettes de leur succès. Et c’est inattendu : elles ont presque piraté le prix.

Alors que Costa Farms se prépare pendant des années pour le concours et dépense des budgets faramineux, la famille Amezquita a décidé au dernier moment de s’inscrire : « On a trouvé l’Anthurium tricolore sur un marché de plantes en Thaïlande juste avant le salon, on en a rapporté un exemplaire, il n’y en a pas d’autres »,rigole Paula. Dans le milieu, on appelle ça une licorne : un spécimen rare, que le producteur ne cultive pas lui-même et qu’il importe au compte-goutte. De quoi faire encore plus rager les équipes de Costa Farms : « Oui, elle est magnifique, concède Hancock, le manager brand marketing de l’entreprise. Mais les plantes que l’on présente sont faites pour être mises sur le marché à prix accessible. Nous, on les démocratise ! » Prix de vente de l’Anthurium tricolore : près de 16 000 dollars. 

Sur les réseaux sociaux, ces producteurs d’un nouveau genre échangent leurs conseils pour hybrider eux-mêmes les végétaux et les vendre sur des réseaux parallèles.

En plus de ses quatre serres, la famille Amezquita possède une jardinerie à Southwest Ranches, à quarante minutes de route de Miami, en bordure des Everglades. À l’arrière de la boutique, une pièce confidentielle reste fermée à clé. On n’accède à cette caverne d’Ali Baba que sur demande, accompagné d’un vendeur. Pour y découvrir une verrière immense qui rappelle les plus beaux jardins botaniques du monde. Dans ce palais baigné de lumière, il n’y a que des licornes : des plantes parmi les plus rares du marché, qui se vendent entre plusieurs centaines et plusieurs milliers de dollars.

Les acheteurs ne manquent pas : certains « jeunes parents », trentenaires, ne cherchent que des progénitures uniques. Ces Monstera obliqua, philodendrons Red Congo et autres orchidées rares se vendent dans des jardineries spécialisées comme ici, mais aussi sur Etsy, un site d’objets faits main, aux quelque 400 millions de visiteurs par mois. On peut y commander des plants développés par des cultivateurs indépendants, dans leur jardin, voire dans leur cave.

Sur les réseaux sociaux, ces producteurs d’un nouveau genre échangent leurs conseils pour hybrider eux-mêmes les végétaux et les vendre sur des réseaux parallèles. Mine de rien, ils grignotent petit à petit des parts de marché, et certains vont jusqu’à apprendre le thaïlandais ou l’indonésien pour court-circuiter les géants à la source. C’est ainsi que Costa Farms se fait de plus en plus bousculer par des plus petits que lui, bien plus libres, puisqu’ils n’ont pas à produire massivement et à faible coût.

Celui qui n’arrête jamais de rêver

À une dizaine de minutes de route de la jardinerie, au fin fond d’un chemin boueux se dessine une oasis : la pépinière de la famille Amezquita, bordée de bougainvilliers et de palmiers. Ce matin, l’activité y bat son plein. Le précieux trésor a été laissé à l’entrée des serres, décoré de sa médaille. Les deux sœurs déambulent dans des voiturettes de golf pour faire visiter les lieux aux acheteurs des jardineries de tout le pays, qui profitent de leur séjour en Floride pour faire le tour des producteurs en vogue. Et remplir leurs carnets de commandes. Entre deux ventes, Paula raconte l’histoire d’Aroid Greenhouses, qui a débuté en 2019, quand sa mère a voulu se lancer dans l’horticulture, « sans rien n’y connaître en culture de plantes ». Le père, originaire du Guatemala, avait l’habitude de parier sur des projets inédits ; ses filles l’appellent même le « Forest Gump de l’entrepreneuriat », tant il « lance toujours des nouveaux business au bon endroit au bon moment ». Il a ainsi cuisiné des tortillas sur les marchés, ouvert un magasin de réparation de skateboards dans les années 1990, importé des vestes guatémaltèques artisanales, vendu des bijoux en argent puis des fontaines. Avant de tenter l’aventure des végétaux. 

Le petit laboratoire expérimental s’est transformé en sérieux business : sur son exploitation de 4 hectares, la famille Amezquita cultive aujourd’hui 750 000 plantes par an. « Dès qu’un voisin revend ses terres, mon père les rachète, précise la cadette. Parfois, je m’absente une journée et, le lendemain, il a bâti une nouvelle serre. » Est-ce que la famille rêverait de concurrencer un jour Costa Farms ? Paula s’esclaffe : « Non, jamais ! Ils sont bien trop gros ! » Avant de marquer une pause et de concéder : « Notre père n’arrête jamais de rêver et de voir les choses en grand. » Tellement grand que, trois jours après la victoire, les deux sœurs commençaient à réfléchir à ce qu’elles pourraient présenter au prochain TPIE. Sur leur temps libre, elles font déjà quelques tests photo et vidéo pour construire un récit sous le meilleur angle possible. Car elles le savent : aujourd’hui une bonne plante, c’est avant tout une bonne histoire.

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En Australie, le business de la sécheresse
Sur l’île-continent, la nature se meurt et les fermiers tombent au profit des spéculateurs de l’eau.
Enquête  |  Juin 2020 | Écosystèmes
Pour Philippe Descola, « la curiosité pour la diversité du monde naît dans l’enfance »
Juin 2016
Pour Philippe Descola, « la curiosité pour la diversité du monde naît dans l’enfance »
Rencontre avec l’anthropologue Philippe Descola, qui souhaite politiser sa discipline.
Entretien  |  Juin 2016 | Écosystèmes