Dans le désert andalou, une fourmi défie l’intelligence artificielle

Écrit par Pauline Gabinari Illustré par Candice Roger
En ligne le 09 février 2025
Dans le désert andalou, une fourmi défie l’intelligence artificielle
Les IA ne savent toujours pas créer leurs propres neurones. Et encore moins improviser en cas de problème. Mais cette limite pourrait être dépassée… grâce aux fourmis. Résilientes, résistantes, elles pourraient servir de modèle pour la fabrication de robots autonomes. Destination l’Andalousie, où le chercheur Antoine Wystrach et son équipe tentent de pénétrer le minuscule cerveau de ces insectes.
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Température du sol : 41 °C. État du ciel : découvert. Timide, elle sort de son trou, s’avance, réalise quelques figures concentriques, puis s’arrête. Sous ses pattes, le sable brûlant. Face à elle, l’inconnu, un nuancier jaune et terre balayé par le vent. Gauche, droite, rien à signaler. Alors, avec le soleil pour seul guide, elle s’élance. Sa vitesse est impressionnante : rapportée à sa taille – neuf millimètres –, elle équivaut à un humain qui courrait à 200 kilomètres-heure.

« OK, couuupez ! La caméra est naze, il fait trop chaud. » En surplomb d’un mètre quatre-vingts, au milieu d’un terrain vague hérissé de chardons géants, deux hommes s’activent : ne pas perdre des yeux le cobaye, ouvrir le boîtier de la caméra, changer la batterie. Une trop longue pause pourrait fausser les statistiques. Le Français Antoine Wystrach et l’Américain Cody Freas sont neuro-éthologues. Ils étudient le lien entre le système nerveux et les comportements des insectes. Leur spécialité : la fourmi. Leur zone privilégiée : les alentours de Séville, dont les sols abritent leur spécimen préféré, Cataglyphis velox, une échassière du désert aux couleurs de feu.

Arrivés trois jours plus tôt en Andalousie, les deux quadras ont lancé la première phase de leur projet, qui consiste à filmer les déplacements d’une vingtaine de cobayes en quête de nourriture. Mais pas dans n’importe quelles conditions, puisque des obstacles ont été positionnés tout au long du circuit pour les obliger à modifier leur itinéraire habituel. La deuxième phase se déroulera à Toulouse dans le laboratoire de l’équipe, au CNRS (Centre national de la recherche scientifique). Elle permettra de convertir les images en code informatique pour alimenter la création d’Antoine : un « cerveau numérique » de fourmi – le chercheur parle aussi de « modèle ».

Imaginons une IA qui ne se contenterait pas de répondre aux demandes, mais serait capable de s’adapter à l’imprévu.

Si le nom du vaste projet du professeur Wystrach est un jeu de mots en anglais, « Resili-ant », c’est qu’en matière de navigation la fourmi (ant) l’est particulièrement, résiliente. Parvenir à imiter ses connexions neuronales permettrait de fabriquer des machines capables de se déplacer malgré les aléas. Imaginons, par exemple, des robots autonomes qui apprendraient sans l’humain et atteindraient leur destination même s’ils s’endommagent en chemin. Imaginons encore – et surtout – une intelligence artificielle qui ne se contenterait pas de répondre aux demandes mais serait capable de s’adapter à l’imprévu.

Car, à l’heure actuelle, les IA ne savent pas créer leurs propres neurones ni même les réparer en cas de lésion. Elles dépendent de scénarios éprouvés par d’autres, qu’elles doivent ingérer pour pouvoir les recopier. L’Union européenne ne s’y est pas trompée, qui vient d’octroyer au laboratoire de Wystrach un financement de 2 millions d’euros pour cinq ans, à partir de 2025, et de garantir l’embauche de cinq chercheurs. Le Graal.

Boiteuse mais coriace

Sur le carré de terre battue au sud de Séville, coincé entre une autoroute, le périphérique et une voie de chemin de fer, la première candidate de la journée s’avance à l’entrée du parcours en claudiquant – la faute à une patte en moins, sans doute amputée par ses congénères pour cause d’infection. « Bon, celle-ci n’est vraiment pas vaillante, je vais en sélectionner une autre en attendant », soupire Antoine, claquette aux pieds et crème solaire indice 50 tartinée sur les bras. Mais la courageuse s’élance déjà.

« Les fourmis du désert explorent en ligne droite, mais, si elles rencontrent un obstacle, elles peuvent dévier leur course et trouver les bonnes solutions. Ce qui est incroyable avec cette espèce, c’est qu’elle apprend toute seule à se repérer, en analysant la place du soleil dans le ciel et en combinant l’information avec ce qu’elle voit ! » On parle de « compas céleste ». « Notre but est de comprendre et de modéliser ces chemins, de saisir comment elles réussissent à s’adapter. » Antoine n’a pas le temps de finir sa phrase que la fourmi amputée avance déjà fièrement sur la ligne d’arrivée. Une miette de cookie entre les mandibules, elle s’enfonce dans le trou de sa colonie avant de réapparaître pour réitérer le prodige. « She’s a fucking good one ! She’s a legend ! » claironne Cody Freas avec son accent texan.

La légion des 20 millions de milliards de fourmis n’a jamais eu l’honneur d’entrer dans le club privé des stars de laboratoire.

Charles Darwin l’écrivait déjà il y a cent cinquante ans : « Le cerveau d’une fourmi est un des plus merveilleux atomes de matière qu’on puisse concevoir, peut-être même plus merveilleux encore que le cerveau humain. » Pour autant, cette légion de 20 millions de milliards de membres n’a jamais eu l’honneur d’entrer dans le club privé des stars de laboratoire. Étudiées au début de la modélisation neuronale, elles se sont fait voler la vedette au cours du XXe siècle par la drosophile : la mouche chouchou des généticiens, utilisée pour sonder les mystères de l’hérédité. L’insecte vedette sera même le premier organisme vivant à être envoyé dans l’espace en 1947, à bord de la fusée V2.

Pas de conquête spatiale pour les fourmis mais un ensemble disparate de recherches sur leur mode d’orientation. Et une poignée de pontes – Rüdiger Wehner, Victor Cornetz, Felix Santschi… – dont les publications s’étalent sur un siècle. « Actuellement, moins d’une dizaine de scientifiques dans le monde ont ce double profil : capables de mener des recherches sur les fourmis, avec une approche “neuretho” », précise Raphaël Jeanson, directeur du Centre de recherches sur la cognition animale. C’est le cas d’Antoine Wystrach et de Cody Freas.

« Prochaiiine candidate ! » Pinceau en main, Antoine attrape délicatement la fourmi suivante, la seule à oser s’aventurer hors du nid sous 35 °C. Pour permettre de l’identifier, elle portera, comme toutes les autres, sa peinture de guerre : deux traits blancs que le chercheur a tracés d’un geste sûr. Et pour cause : le scientifique pratique la fourmi depuis vingt ans. Il en est tombé amoureux dès son master, en 2007. « À cette époque-là, nous cherchions à identifier une forme d’intelligence humaine chez les fourmis mais nous nous trompions. Ce qu’il faut comprendre c’est comment fonctionne leur intelligence à elles », savoure-t-il.

Le cyborg qui valait des millions

À partir de cette prise de conscience, l’histoire a pu commencer. Base du codage, apprentissage de la modélisation, séjour d’étude à l’Université de Sussex, en Angleterre, puis à l’autre bout du monde, dans un désert en Australie. Le scientifique est avide. Pendant plus de quinze ans, il dévore tout ce qu’il trouve sur le sujet, avec une seule idée en tête : percer à jour le minuscule cerveau. Et c’est un hasard qui l’amène à découvrir le pot aux roses, comme il le confie, encore troublé : « Nous observions une fourmi dont nous avions bandé les yeux. Comme prévu, la “navigatrice” était en difficulté. Quand, tout d’un coup, elle a repris son chemin de façon habituelle. Elle avait réussi à récupérer de façon spontanée ! Nous étions passés complètement à côté de l’essence même de cet organisme : sa nature résiliente. » La carrière d’Antoine bascule. Il commence à fabriquer son modèle, un cerveau numérique et artificiel de fourmi : « Imaginez que, comme cette fourmi, notre modèle réussisse à s’adapter de façon autonome. Imaginez qu’au lieu d’être figés, ses neurones se régénèrent. C’est ça, mon objectif. »

Le Conseil européen de la recherche n’est pas le seul à lorgner sur les recherches du professeur Wystrach et d’autres éthologues. Installée au Royaume-Uni, Opteran fait partie des premières entreprises à avoir misé sur les Cataglyphis. « Les fourmis du désert sont des “navigatrices” exceptionnelles, analyse le PDG d’Opteran, David Rajan. Elles opèrent dans des conditions de chaleur extrême où les signaux traditionnels, comme les phéromones, sont inefficaces car ils s’évaporent sous l’effet de la température. Elles s’appuient principalement sur leur vision, et évoluent dans des paysages vastes et sans reliefs avec une précision remarquable. Ces caractéristiques en font des modèles idéaux pour une navigation robuste et sensible à l’environnement, voire une intelligence plus large : le traitement de données complexes, la prise de décision, la planification… »

dessin d’une fourmi entourée d’images évoquant l’intelligence artificielle

La marque a développé son produit phare, Opteran Mind, en partant des études sur ces fourmis et d’autres sur les abeilles. Il s’agit d’une série d’algorithmes qui permet aux machines de percevoir leur environnement et de naviguer sans accrocs. Pour l’instant, David Rajan s’est concentré sur des robots d’usine utilisés pour la logistique et l’entreposage, mais il entend développer des engins « intelligents » à destination de l’exploration spatiale ou de l’exploitation minière. C’est là que les capacités d’adaptation de la Cataglyphis ainsi que sa résistance aux conditions extrêmes l’intéressent particulièrement.

D’ailleurs, même l’armée s’en mêle. Le 13 février 2019, la revue Science Robotics annonçait la création par une autre équipe de chercheurs du « premier robot à pattes qui se déplace sans GPS », inspiré lui aussi par les Cataglyphis. Un robot capable de s’adapter tout seul aux imprévus. Le projet a notamment bénéficié du soutien de la Direction générale de l’armement (DGA) française.

Plus largement, les entreprises lorgnent de plus en plus vers les organismes vivants pour concevoir des machines artificielles. Un néologisme est même né, la « bioinspiration ». Ingénieur français pionnier en robotique, Bruno Maisonnier a ainsi levé 35 millions d’euros pour créer AnotherBrain, une puce électronique dont les objectifs sont de fonctionner comme un cerveau de mammifère et de supplanter les performances de l’IA telle qu’elle existe aujourd’hui. Dans le capital de ce projet d’envergure, des grosses entreprises comme Astek et Accord, mais aussi les familles Peugeot et Dassault, à titre personnel.

Dans son bureau improvisé – une piscine désaffectée entourée d’arbres et de buissons sauvages au centre du terrain vague sévillois –, Antoine est pensif. « Les biologistes perçoivent le monde d’une manière particulière. Tu n’es plus pareil quand tu comprends ce qui se passe dans ton corps. Les concepts puissants de l’évolution t’ont amené jusqu’ici. » Sur le rebord bétonné du bassin asséché, un insecte vient se réfugier à l’abri du soleil. Antoine continue : « Ceux qui estiment qu’une IA pense comme un cerveau manquent vraiment de connaissances. » Plus tard, il l’avoue néanmoins : l’IA lui fait peur. Il la perçoit comme un ogre prêt à dévorer ce qu’il aime, la musique, l’écriture, les rapports humains. « D’ailleurs, on n’irait pas manger un bout, nous ? » Parmi les rayons filtrés par la canopée, il s’étire avant de s’élancer jusqu’à la voiture. « Avec cette chaleur, il n’y a que deux espèces qui sortent, les fourmis et les chercheurs. Toutes les autres font la siesta ! » 

Héroïne aux superpouvoirs

Les crocs dans un pan con tomate, Wystrach explique, intarissable : « Les fourmis n’ont pas besoin de grand-chose pour faire fonctionner leur cerveau. Elles adorent les cookies mais, quand nous ne sommes pas là, elles peuvent se rassasier d’insectes morts, du nectar de certaines fleurs, de graines ou de petits morceaux d’escargots qu’elles coupent. » Et c’est là, dans ces quelques miettes de pain, que se situe le second enjeu de son projet : une quête de frugalité, à revers des besoins des technologies les plus récentes. Héroïne des sables, la fourmi du désert a en effet la particularité d’associer excellente navigation et faible consommation d’énergie. Une petite goutte de sucre lui suffit pour naviguer pendant des heures.

Le superpouvoir a donné naissance à AntCar, une mini-voiture créée par Antoine et son équipe. Inspiré de la vision basse définition des fourmis, ce robot repose sur l’orchestration de leur mémoire. En gros, pas besoin de beaucoup d’énergie quand on sait où est rangé ce qu’on cherche… AntCar ne consomme que 10 kilobits pour retenir un chemin long de 50 mètres là où une simple photo prise avec un smartphone occupe 100 à 1 000 fois plus de mémoire. « Mon but n’est pas forcément de forger un modèle capable d’apprendre plus mais d’apprendre mieux », résume le chercheur. De quoi faire pâlir d’envie les mastodontes de l’IA. « Ces systèmes sont d’une gourmandise incroyable », déplore Ana Semedo dont le métier est d’aider les entreprises à se tourner vers une IA plus durable.

En septembre 2024, la société Constellation Energy, spécialisée dans la production et la distribution d’énergie propre, annonçait ainsi la réouverture de la centrale nucléaire de Three Mile Island. Située en Pennsylvanie, celle-ci avait fermé en 1979 à la suite d’une explosion. L’objectif de l’investissement est de fournir en électricité des centres de données de Microsoft.

Plus largement, l’Agence internationale de l’énergie annonce une hausse de plus de 75 % de la consommation des data centers en 2026 par rapport à 2024. « Ils sont énergivores parce qu’ils prennent sur eux la charge de calcul des systèmes d’IA. Ce qui correspond à l’ensemble des données dont une machine a besoin pour apprendre. Le problème avec les systèmes d’IA actuels, c’est qu’ils ont besoin d’un nombre de données colossal », précise Florence Dupin de Saint-Cyr, maîtresse de conférences en informatique à l’Université de Toulouse 3 Paul-Sabatier. « C’est ce qui pourrait ralentir l’IA aujourd’hui dans son développement. Un tel appétit représente du temps, de l’énergie et surtout beaucoup d’argent », abonde Ana Semedo.

Sapin Sapin était une fourmi si minuscule que personne ne voulait la tester. Finalement, elle a explosé toutes les stats.

De retour en ville, dans le jour tombant, Antoine Wystrach retrouve ses collègues et des amis qui partagent leur passion des Cataglyphis. Cody a troqué ses tongs contre des sandales plus élégantes, et Antoine fait l’effort d’un t-shirt propre. La nuit est chaude, la bière tiède, l’ambiance élastique. « Et sinon, il y a des fourmis auxquelles vous vous êtes déjà attachées ? » « Bien sûr ! » Les voix s’enflamment. « Il y avait Beyoncé, nous l’avions peinte en or et argent pour la distinguer, elle était très belle ! » « Et Warrior… Alors elle, elle était vraiment extrême. On l’a vu arracher la tête d’une fourmi d’un autre nid qui passait sur sa route. » « Pour moi, Sapin Sapin est le meilleur souvenir. C’était une petite fourmi de labo. Au départ, elle était si minuscule que personne ne voulait la tester et puis, finalement, on l’a laissée faire le parcours et elle a explosé toutes les stats, c’était une experte en orientation. Malheureusement, on n’a jamais pu reproduire le prodige car, dix minutes plus tard, elle s’est prise dans une toile d’araignée. »

Sur les toits de Séville, les scientifiques égrènent les souvenirs, témoignages de la belle dose de sérendipité nécessaire à toute découverte. « Comment une étude peut-elle être innovante si on peut dire ce qu’elle va être avant de l’avoir menée ? » Antoine lève le nez. « Moi-même, j’ai souvent dû convaincre que mes recherches auraient une application immédiate, mais je ne suis pas sûr de croire en un tel évangile. » Il aime à le répéter : « Darwin aurait-il obtenu une bourse pour étudier l’origine des espèces s’il avait dû prouver l’intérêt lucratif de ses recherches ? »

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