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Joseph Oughourlian, un financier en terrain minier 

Écrit par Clémence de Blasi Illustré par Jeanne Guerard
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Joseph Oughourlian, un financier en terrain minier 
Au moment où il devenait le pire cauchemar d’Arnaud Lagardère, Joseph Oughourlian relançait aussi un RC Lens au bord du gouffre, en appliquant la même méthode que dans ses entreprises. Management restructuré, assainissement des finances dans la douleur : la remontada ne s’est pas faite sans heurts. L’architecte de ce plan a réinstallé le club en Ligue 1. Il s’autorise désormais à rêver très grand, entre rachat du mythique stade Bollaert et projets immobiliers avec les Mulliez, qu’il a réussi à amadouer.

Dans la tribune présidentielle du stade Bollaert-Delelis, installée face aux supporters les plus survoltés, Joseph Oughourlian s’assied. Il est grand et brun. Une cravate rayée d’un élégant liseré rouge et doré, clin d’œil au club lensois qu’il dirige depuis 2018, réveille une tenue tout en sobriété : jean sombre, chemise claire, blazer. Dans l’enceinte sportive cernée de terrils, au cœur de la ville et du bassin minier, plus de 38 000 spectateurs s’égosillent, trépignent et s’invectivent. L’homme d’affaires, lui, offre un visage impassible, comme en toutes circonstances. Même ce jeudi 15 février 2024, pour son anniversaire. Son épouse et leurs trois enfants ont fait le déplacement depuis Londres pour ses 52 ans. 

« Allez, allez les Sang et Or ! », « Vous êtes, vous êtes les plus forts ! » Alors que retentissent des chants d’encouragement, les cadres dirigeants du club serrent les rangs autour de la famille du président. L’espace VIP accueille quelques figures politiques régionales, ainsi que des représentants du groupe Auchan, le mastodonte nordiste de la grande distribution. Barthélémy Guislain, patron de la puissante association familiale Mulliez (AFM), propriétaire des nombreuses enseignes du clan – Leroy Merlin, Decathlon, Boulanger – est présent. Invités dans les loges avant le match, ces partenaires financiers du club ont eu la satisfaction de se voir remettre des maillots des mains de « Joseph » lui-même. 

En ce jeudi frisquet, le club du Pas-de-Calais, aussi célèbre pour son histoire minière que pour la ferveur de ses supporters, s’apprête à affronter les Allemands de Fribourg. L’équipe est sous tension : elle espère accéder aux huitièmes de finale de la Ligue Europa, et continuer à jouer dans la cour des grands. Ce soir, comme souvent, Lens joue à guichets fermés – depuis le début de la saison, l’infrastructure affiche le meilleur taux de remplissage du championnat : 99 % !  

Plus que quelques minutes avant le coup d’envoi. Dans le stade rectangulaire aux quatre angles ouverts, l’air, chargé d’électricité, se zèbre par intermittence de dizaines de milliers de drapeaux rouges et jaunes. Qui, il y a seulement quelques années, aurait pu imaginer un tel succès ? Le club populaire, entré dans la légende du foot hexagonal – champion de France en 1998, vainqueur de la Coupe de la ligue l’année suivante – revient de loin, très loin, après plusieurs descentes en Ligue 2 et remontées furtives en Ligue 1 depuis 2008. Il n’a retrouvé définitivement la première division qu’en 2020.  

En moins d’une décennie, Joseph Oughourlian, un financier totalement inconnu à Lens à son arrivée, a réussi à le sauver des abîmes pour le porter à un niveau dont personne n’osait plus rêver. Le dirigeant, avenant mais secret, a remporté le pari de son improbable implantation dans le bassin minier. Un territoire marqué par la désindustrialisation, en proie à nombre de difficultés. Et pour lequel il caresse aujourd’hui de très grands projets. 

Un « esprit brillant » à la Société générale 

Personne n’attendait Joseph Oughourlian sur le terrain du ballon rond. Étudiant dans la même promotion à Sciences Po, entre 1989 et 1992, l’ancien premier ministre Édouard Philippe se souvient de lui comme d’un « esprit brillant », promis à l’ENA et aux plus hautes fonctions administratives. Il dépeint volontiers un jeune homme mesuré, clairvoyant, capable d’une pensée originale et puissante. Déjà passionné de foot ? Édouard Philippe prend le temps de la réflexion. Pas vraiment… Le choix d’orientation de son condisciple le surprend : ce dernier intègre HEC, se spécialise en économie et commence sa carrière en coopération à New York pour la Société générale, où il se familiarise avec la gestion de fonds. 

Fils d’un neuropsychiatre reconnu – ancien professeur universitaire de psychopathologie clinique à la Sorbonne, essayiste et écrivain – et d’une infirmière anglaise, Joseph Oughourlian est scolarisé à Notre-Dame de Sainte-Croix de Neuilly. Au rang de ses figures tutélaires, celle de son grand-père paternel, dont il porte le prénom. Encore enfant, son aïeul a fui la Turquie et le génocide arménien pour le Liban, et plus tard devient l’un des piliers de la Banque centrale du pays jusque dans les années 1980. La signature de cet infatigable promoteur de l’indépendance de la monnaie nationale a même orné les billets libanais. 

Si son descendant a bien, un temps, pensé à l’ENA, il confie s’être toujours senti une attirance particulière pour la finance. Son premier stage, au début des années 1990, l’étudiant l’effectue à Londres, dans la salle de trading d’une banque. Joseph Oughourlian est encore amusé, trois décennies plus tard, en évoquant le monde qu’il découvre alors : costards à rayures marquées, longs déjeuners arrosés, culture macho poussée. « C’était un monde d’“old boys network” [un monde de réseautage, très masculin, où vie privée et professionnelle se confondent, ndlr], on se voyait le soir pour boire une bière et parler des rumeurs sur les boîtes », se remémore-t-il depuis l’une des loges du stade lensois, peu avant le coup d’envoi du match contre Fribourg. Le président sort d’un repas de trois heures avec l’équipe allemande, que le club a mis un point d’honneur à accueillir avec tous les égards.  

L’homme d’affaires revendique une culture professionnelle américaine, adoptée dans le pays où il a démarré son activité. Fin 2005, à New York, il fonde Amber Capital, un fonds d’alors plus de six milliards d’actifs, d’abord sous le giron de la Société générale, avant de devenir indépendant. Il ne quitte l’Amérique qu’à la quarantaine, pour relocaliser à Londres sa société, principalement active en Europe. Il y vit depuis avec sa compagne, l’éditrice et autrice Jennifer Banks – une Anglaise rencontrée aux États-Unis – dans une belle demeure du quartier huppé de South Kensington. 

Incognito en tribune Marek

« Je rêve ou c’est Oughourlian ?! » Dans les rangs de la tribune Marek, le 21 octobre 2017, plus d’un supporter doit se pincer pour y croire. Au milieu de la foule des fans lensois les plus fervents, les plus vociférants, un homme aux sévères lunettes rectangulaires, casquette grise siglée de l’écusson du club vissée sur la tête, se tient droit. Pour cette rencontre contre Reims, le nouvel actionnaire majoritaire du club de Ligue 2 s’est infiltré incognito dans le kop. Caché en pleine lumière. « Il est devenu fou, s’étrangle un bon connaisseur du club. Dans le lot, il y a des voyous, des loulous capables de tout. Qu’est-ce qu’il va faire si l’équipe perd et que certains se mettent à tout retourner ? » 

L’équipe sang et or, ce jour-là, plie le genou devant les rouge et blanc. « Les supporters ont laissé Joseph peinard. Il a chanté comme tout le monde, il s’est lâché, ça s’est super bien passé, assure Fabrice Wolniczak, ancien trompettiste de la Marek et directeur commercial du RC Lens entre 1993 et 2021. En deuxième mi-temps, on est carrément allés au cœur des Red Tigers, avec les ultras, où c’est le plus chaud… » Une photo, abondamment commentée sur les réseaux sociaux, immortalise l’événement. Le peuple lensois, dans sa majorité, apprécie l’incursion. 

« Le résultat d’une série d’accidents »

« Lens, comme tout ce que j’ai fait dans le foot, est le résultat d’une série d’accidents », jure Joseph Oughourlian. Au printemps 2016, l’incontournable président du club, Gervais Martel, traverse la Manche. L’artisan de la meilleure période de l’histoire du club lensois (la fin des années 1990) prend la direction du quartier d’affaires de la City, à Londres, pour une opération séduction un peu désespérée. Car chaque fois qu’il s’agit de renflouer les caisses, son principal actionnaire, l’homme d’affaires Hafiz Mammadov, joue les filles de l’air. Mais l’Azerbaïdjanais a beau multiplier les promesses, son argent n’arrive jamais jusqu’à Lens.  

Pour aider Mammadov, qui compte parmi ses principaux sponsors, voilà que l’Atlético de Madrid se mêle de l’affaire, espérant des retombées financières. Convaincue par un intermédiaire proche du groupe du businessman de Bakou, la formation espagnole propose une alliance au patron d’Amber pour éviter une banqueroute au club lensois. Sur le plan financier, le deal est loin de déplaire à Oughourlian, qui le juge même très intéressant. Mais il y a un hic. Ses racines arméniennes, dont il est fier – il est membre, et grand donateur, de l’Union générale arménienne de bienfaisance – proscrivent tout rapprochement public avec un Azerbaïdjanais. 

Au tribunal de commerce de Paris, quand sont présentés les repreneurs potentiels, Mammadov fait finalement faux bond. Le 18 mai 2016, via sa société Solferino, Joseph Oughourlian acquiert deux tiers des parts du RC Lens, le dernier tiers revenant au club madrilène. « On rachetait le club pour rien, en sachant qu’il fallait tout de suite mettre de l’argent dedans », résume le financier français début 2019 à Mediacités. Le prix de la cession est fixé à 660 000 euros ; au total, la prise de contrôle du club lui en coûtera un peu plus de six millions. 

« Un mec sérieux au milieu des zinzins »

À Lens, le pedigree d’Oughourlian étonne. Que vient faire dans le Pas-de-Calais ce financier bourgeois, grand amateur de théâtre et d’opéra ? « Un mec sérieux et posé au milieu des zinzins », plaisante un observateur. On lui trouve de la raideur, une certaine froideur. L’austère quadra aux manières policées tranche à côté de l’éruptif Gervais Martel, président du club pendant plus de deux décennies. « Oughourlian, c’est un anti-Tapie : il est solide, taiseux, ce n’est pas un aventurier mais un animal à sang froid. Il ne fait pas de politique, il fuit les médias. Il s’entend bien avec tout le monde, et a eu l’intelligence de ne pas se séparer de Gervais Martel », résume quelqu’un qui le connaît bien. 

À la Gaillette, le centre sportif et administratif du RC Lens, le nouvel actionnaire majoritaire impose ses méthodes. L’entreprise sang et or était jusqu’alors gérée quasi familialement. « Quand je suis entré au club, j’ai organisé un séminaire sur nos valeurs. Qui on est ? J’ai fait venir des supporters, des joueurs de l’équipe, des partenaires et des autorités locales. J’étais conscient d’arriver d’un autre monde en tant que financier, certes français mais basé à Londres, et avant à New York, expose Joseph Oughourlian sur RMC-Sport à l’automne 2023. Ce n’était pas moi qui allais dire aux Lensois quelles étaient leurs valeurs, ce qu’il fallait faire. » Au cours de ce brainstorming géant, chacun est invité à se prononcer. « Fierté », « ambition », « passion » sont sur toutes les lèvres… et affichées en lettres immenses sur les façades extérieures des bureaux du club. 

C’est l’une des signatures d’Oughoulian : récolter le plus possible d’informations, avant de passer à l’action. « Un matin je suis arrivé de bonne heure au stade, et lui aussi. Il m’a dit “viens, on va se prendre un Coca”. On s’est mis dans un coin, et là Joseph m’a demandé : “qu’est-ce qui ne va pas, au club, selon toi ?”, retrace Fabrice Wolniczak, alors directeur commercial. En 2017, pas grand-chose n’allait, on était au bord du gouffre. Il m’a posé beaucoup de questions sur notre fonctionnement, il a passé énormément de temps à écouter les gens. C’est quelqu’un de très ouvert, mais qui peut être aussi très dur… » En témoigne une série de limogeages de cadres proches de l’ancien président, Gervais Martel. Sous-titre : les largesses du passé, c’est terminé. Oughourlian s’est fait son avis, a tranché. Une autre ère, plus austère, commence. 

« Je suis un financier, je regarde les chiffres »

Comprendre, assainir, s’entourer : cette valse à trois temps, le financier l’a déjà esquissée au sein d’Amber – le fonds gère aujourd’hui plus d’un milliard d’actifs. « Joseph sait faire croître les talents en interne en investissant sur des personnes, en poussant les gens, en accroissant leur potentiel, applaudit l’un de ses associés, Camilio Azzouz. Il est très précis dans son analyse, presque chirurgical dans l’approche, mais sait concilier cela avec une dimension très humaine. » Peu présent à Lens, Oughourlian se choisit des relais locaux de confiance. À l’instar d’Arnaud Pouille, diplômé de l’Essec et natif du Pas-de-Calais, nommé directeur général du club. Qui devient très vite les yeux et les oreilles lensoises de l’homme de Londres. 

À l’automne 2017, l’Atlético officialise son retrait. Joseph Oughourlian devient le seul maître à bord d’un paquebot qui continue de prendre l’eau. « Un club comme Lens en L2, structurellement, même quand vous serrez de partout, ça coûte entre 20 et 25 millions d’euros chaque année, c’est énorme », décrypte Luc Dayan, passé par la présidence en 2012 et 2013. Joueurs et salariés grèvent le budget du « PSG de la Ligue 2 ». Droits télé et sponsoring ne suivent pas. Le club, paquebot taillé pour la Ligue 1, est en train de couler financièrement en Ligue 2, où les rentrées d’argent sont moindres. Pour retrouver de l’oxygène, le Racing doit absolument remonter en première division.  

Oughourlian est vite conscient qu’il va devoir « taper un grand coup », adopter une série de mesures douloureuses et impopulaires. « Je suis un financier, je regarde les chiffres », répète-t-il comme un leitmotiv. Plusieurs joueurs sont vendus. Les salaires sont revus à la baisse ; avantages et privilèges fondent. Les dents grincent, des portes claquent. Le ménage de printemps se mue en purge : fin 2018, un plan social prévoit la suppression d’une quarantaine d’emplois, sur les près de 180 que compte la structure. Un nouveau mode de gouvernance est instauré. « J’ai adapté au club le process de mes entreprises », résume le patron d’Amber. Avec « un conseil d’administration opérationnel, un management fort et des gens qui, chacun dans son domaine de compétences, peuvent prendre des décisions ». Du circuit court, pour plus d’efficacité. 

Bras de fer avec Lagardère 

Les dimanches, quand d’autres font leur jogging au bord de la Tamise ou engloutissent des brunchs, Joseph Oughourlian en profite pour éplucher pendant des heures les dossiers d’Amber. Le trio qu’il forme avec ses deux associés, Olivier Fortesa et Camilio Azzouz, a pris l’habitude de se retrouver à la fin de chaque semaine au siège de la société londonienne. Les financiers font le point sur leurs investissements : ils préparent leurs armes pour une bataille de longue haleine. Un périlleux bras de fer avec Arnaud Lagardère, à la tête d’un immense groupe français – médias, édition, divertissement, commerce – bâti pierre par pierre par son père, Jean-Luc, mort en 2003.  

Oughourlian n’apprécie guère le terme d’« activiste », souvent utilisé dans le secteur de la finance pour qualifier les fonds comme le sien. Ces derniers utilisent la part – souvent minoritaire – du capital qu’ils détiennent dans une société, estimée à fort potentiel mais mal gérée, pour essayer d’en faire évoluer la gérance ou la stratégie, afin de créer de la valeur pour les actionnaires. Si l’expression a mauvaise presse, renvoyant parfois à une forme de pillage, Joseph Oughourlian entend « changer les choses, laisser les sociétés dans lesquelles il passe en bon état de marche », jure Colette Neuville, présidente de l’Association de défense des actionnaires minoritaires (Adam), qui l’a épaulé sur plusieurs dossiers. 

Via Amber, Joseph Oughourlian est entré en 2016 chez Lagardère comme actionnaire minoritaire. Lui qui goûte peu les rentiers trouve calamiteuse la gestion de l’entreprise. Mais le directeur du groupe est protégé par une forme juridique particulière, la commandite par actions, qui lui donne tous les pouvoirs alors qu’il ne possède qu’une fraction minime du capital. Pressions et coups bas pleuvent de tous les côtés. Au printemps 2018, une lettre anonyme intitulée L’insoutenable impunité de Lagardère circule dans le Paris des affaires. Signée du pseudo d’Arnaud Lhéritier, elle dénonce le manque de professionnalisme du successeur. « Comment expliquer la longévité exceptionnelle de ce patron qui n’a ni vision, ni résultats, ni compétences managériales ? », interroge le courrier envoyé par mail, depuis un cybercafé situé… à une centaine de mètres du siège d’Amber. Oughourlian nie en être à l’origine, Lagardère fulmine, les procès s’enchaînent. 

« Ça a été fait proprement »

À Lens, dans le même temps, le président se déploie lentement. Quelque chose, dans l’état d’esprit du club, est en train de changer – y compris chez le financier lui-même. « Quand vous mettez le maillot, il faut quand même que vous soyez un peu fiers de le porter, soutient-il, mâchoire carrée et regard sombre sous des lunettes à monture fauve. Je suis fier du Racing Club de Lens, fier de ce que ça représente. Je suis propriétaire d’autres clubs [le Millonarios FC de Bogota, en Colombie ; celui de Padoue, en Italie, ndlr], mais je ne suis pas le président d’autres clubs. » 

« Joseph est tombé amoureux du club, constatent, ravis, ses interlocuteurs. Il est tombé dans la marmite lensoise ! » Les supporteurs voient de plus en plus souvent leur calme propriétaire se glisser parmi eux dans les tribunes. « Quand on joue à lextérieur, j’ai envie d’être avec les miens », justifie celui-ci dans la série documentaire Lens, de sang et d’or diffusé sur la chaîne L’Équipe. « Lens, c’est David contre Goliath, le combat des petits contre les gros », poétise même à l’occasion l’homme d’affaires, qui a décoré son sobre bureau londonien d’une photo de Bollaert.  

En avril 2020, en pleine pandémie de Covid-19, les Lensois retrouvent l’élite, après cinq saisons de déprime. « Le projet était pensé en plusieurs étapes : la première c’était de faire passer le club de L2 en L1, la deuxième de le consolider en L1, et la troisième d’en faire un outsider fortiche, capable de jouer la Coupe d’Europe de manière assez régulière », énonce-t-il.  

En parallèle, la pugnacité des activistes d’Amber finit par payer : en 2021, ils réussissent à faire sauter le statut de commandite de Lagardère, pour en faire une société par actions. De sorte qu’Arnaud Lagardère, qui reste à la tête de l’entreprise de son père, n’est plus qu’un PDG de papier. « Ça a été fait proprement, sans pleurs ni grincements de dents », reconnaît Colette Neuville, qui défend les petits actionnaires. Une fois l’opération menée à son terme, Oughourlian, suivant un modus operandi déjà éprouvé, revend ses quelque 18 % de parts à Vivendi pour la modique somme de 610 millions d’euros, laissant ainsi le destin de l’héritier aux mains de Vincent Bolloré. 

Le président encaisse trois buts

Juin 2023. Joseph Oughourlian mouille le maillot pour le RC Lens. Littéralement : le financier, qui préside depuis trois ans le groupe de médias espagnols Prisa – El País, radio Cadena SER, etc. – s’improvise gardien de but lors du premier quart d’heure du « match des héros », une rencontre organisée à Bollaert au profit de l’Unicef. Tout de blanc vêtu, le président du club a beau faire de son mieux, il encaisse trois buts en quelques minutes. Qu’importe pour les supporters : tout ce qui compte, c’est qu’il se soit pris au jeu. 

Trois mois plus tard, le club annonce l’entrée dans son capital, à hauteur de 13 % et 20 millions d’euros, d’une société d’investissement régionale public-privé créée pendant l’été. Side Invest réunit la région Hauts-de-France, le groupe IRD – spécialisé dans le conseil et la gestion des investissements financiers – et l’Association familiale Mulliez. « Le club continue à avoir besoin de ressources financières, de l’ordre de 30 millions d’euros pour cette année ; il n’est pas impossible que je fasse entrer d’autres investisseurs », prévient déjà le président du RC Lens, le front légèrement soucieux. Pistes envisagées : un fonds américain (Isos Capital tient la corde, et envisage une entrée au capital à hauteur de 25 %, suspendue aux droits télé de la Ligue 1 pour la période 2024-2029), un actionnariat populaire, ou les deux. 

Le spectre de la revente 

Et le patron a d’autres fers au feu. Il projette le rachat du stade à la ville de Lens, propriétaire de l’infrastructure depuis 1974. En octobre 2023, le club et la municipalité de 33 000 habitants annonçaient qu’un accord avait été trouvé. Le dossier est à présent entre les mains de Bercy, qui doit encore donner son aval. Si l’acquisition se faisait, elle augmenterait considérablement la valeur du club – aujourd’hui valorisé 155 millions d’euros selon Les Échos

Ces dernières années, entre le Louvre-Lens et le stade Bollaert, central et proche de la gare SNCF, un hôtel quatre étoiles a poussé. Un nouveau centre aquatique vient d’être inauguré. Serait-ce la préfiguration d’un modèle de développement à l’anglaise, avec des activités marchandes autour de l’enceinte sportive, favorisées par les relations nouées au fil du temps entre le club et les représentants du groupe Mulliez, détenteur d’un véritable empire foncier ? Joseph Oughourlian confirme. « Il y a des projets immobiliers autour du stade Bollaert. On rêve tous d’en faire la centralité de Lens. Tout le monde pourrait y gagner… Les Mulliez sont impliqués, car ils ont de l’immobilier un peu partout dans cette zone. » 

Un golf, un centre commercial… Gervais Martel admet en avoir rêvé dans les années 2000, sans jamais trouver le moyen de concrétiser. « Mon projet était prêt, affirme-t-il, mais en 2007, on est descendus en seconde division et ça n’a pas pu se faire. » Les programmes envisagés pourraient changer le visage de la municipalité, d’autant que celle-ci est concernée par un chantier pharaonique : celui de l’arrivée, à l’horizon 2040, d’un RER métropolitain reliant directement Lille au bassin minier. 

 « Si Joseph n’avait pas la certitude de gagner de l’argent, il ne se serait jamais lancé là-dedans », sourit l’un de ses partenaires. Le spectre d’une revente, d’une nouvelle période d’incertitude financière, épouvante déjà nombre de supporters. Qui ne se bercent pas d’illusions quant aux motivations profondes de l’impassible financier : au-delà des valeurs et de l’affection partagées, Oughourlian a trouvé à Lens une réputation, une image d’humanité. Et, à n’en pas douter, la perspective d’un futur retour sur investissement. « Pour faire une plus-value sur le club, il faudra qu’il vende au bon moment, anticipe l’ancien président Luc Dayan. Mais s’il y a une chose dont je suis certain, c’est bien qu’il ne vendra pas à n’importe qui ni n’importe comment. »  

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