Alors qu’un mois plus tôt il a sommé deux colocations Âges et vie de cesser leur activité de services d’aides à domicile, André Accary, le président de Saône-et-Loire, reçoit le 18 juillet 2022 un étrange courrier. La présidente de la région Bourgogne-Franche-Comté y fait l’éloge de l’entreprise : « Je connais bien les fondateurs. […] Je peux témoigner que ce sont des personnes de confiance, ainsi que de la qualité de leur solution, utile socialement et économe des deniers publics ». Et Marie-Guite Dufay d’espérer que « la situation pourra se régulariser prochainement ».
Ancien membre de cabinet ministériel, ancien conseiller municipal de Besançon, Simon Vouillot, dont le père fut député socialiste, peut compter sur son réseau politique, notamment sur le soutien de cette dirigeante – socialiste elle aussi – de la région Bourgogne-Franche-Comté. Il la côtoie depuis près de trente ans et s’appuie sur elle pour arrondir les angles avec les départements réticents.
L’Allier, le Calvados, la Dordogne, la Gironde, les Côtes-d’Armor, le Lot, le Lot-et-Garonne, le Pas-de-Calais, les Pyrénées-Atlantiques, le Rhône… Sollicitée sur ce point par XXI, Âges et vie n’a pas donné suite concernant cette liste de départements, qui selon nos informations, bloquent les agréments. Cette obstruction coûte cher à Âges et Vie et sa maison-mère, Korian, devenu Clariane. Comment les faire changer d’avis ? C’est Simon Vouillot, responsable des relations avec les départements, qui est aux manettes. Depuis le rachat fin 2017, le groupe laisse les fondateurs gérer la société, et ces derniers se gardent bien d’avouer à la multinationale qu’ils sont passés en force dans de nombreux territoires.
Un rapport et un amendement sans suite
Outre sa présidente de région, l’homme se fait aussi aider par un lobbyiste, Luc Broussy, qu’il connaît également de longue date. Ancien conseiller aux personnes âgées de François Hollande pendant sa campagne présidentielle de 2012, Broussy est un ancien délégué général du syndicat national des maisons de retraite privées et a été directeur pendant près de vingt-cinq ans d’une société de conseil.
C’est sous cette casquette-là, comme l’atteste un courrier du département, que ce socialiste assiste Simon Vouillot, le 14 octobre 2020, lors d’un rendez-vous avec le Lot-et-Garonne censé convaincre le département d’attribuer l’agrément à trois colocations. Puis, en mai 2021, Luc Broussy adresse un courrier à la Gironde, qui a constamment refusé toute autorisation à l’entreprise, lui demandant un entretien « pour le convaincre de la pertinence de ce modèle ».
Le même mois, dans le rapport interministériel intitulé « Nous vieillirons ensemble », dont la rédaction lui a été confiée, ce spécialiste du grand âge y préconise d’« assouplir les conditions d’autorisation des Saad dédiés à la délivrance de services dans un habitat alternatif », ce qui permettrait à Âges et vie de ne plus voir son développement bloqué par certains départements. C’est aussi ce que réclamera un amendement soumis en vain à l’Assemblée nationale le 17 octobre 2022 par le député du Doubs, Éric Alauzet (alors membre de Territoires de progrès), dont Simon Vouillot était le colistier aux élections municipales de 2020 sous l’étiquette LREM.
Des argumentaires dans les boîtes mail
La conviction des maires se révèle être in fine le meilleur allié d’Âges et vie, lorsqu’ils sont persuadés que ce dispositif d’habitat partagé répond aux besoins de leurs aînés. Âges et vie a rapidement senti le pouvoir de cette « France du terrain », comme l’appelle Simon Vouillot dans un podcast d’Immoweek de juillet 2022. Les maires sont systématiquement interviewés lors de l’inauguration d’une colocation pour les vidéos publicitaires de l’entreprise.
Dans les départements récalcitrants, Simon Vouillot mise sur eux pour défendre son modèle. Il suffit de les mobiliser discrètement pour déclencher un bras de fer… Pour cela, une femme œuvre à ses côtés : Karine Pirouelle, responsable des relations avec les collectivités, envoie des « argumentaires » aux élus, comme cette note de trois pages, adressée à dix édiles de Côtes d’Armor en février dernier, destinée à « argumenter [leur] discours lors de [leur] prochain rendez-vous avec le président ».
L’Indre-et-Loire est à première vue le département le plus difficile à retourner. Dix projets ont été lancés sans l’aval de ses services. Le 16 mars 2023, son président, Jean-Gérard Paumier (LR), est allé jusqu’à adresser un courrier au ministère chargé de l’autonomie, s’inquiétant d’une « offre qui soulève de nombreuses interrogations et risques juridiques pouvant remettre en cause la sécurité physique et le bien-être des personnes accueillies au sein de ces colocations », et appelant de ses vœux à une prise de position du ministère.
Par mails et visioconférences, Karine Pirouelle et son équipe informent les maires des rendez-vous d’Âges et vie avec le président de ce département ou encore de la venue de ce dernier dans l’une de leurs colocations, et leur font ensuite le compte rendu de ces rencontres, au mépris de toute confidentialité.
Parfois, les digues craquent
La responsable des relations institutionnelles repère vite l’homme fort qui pourrait tenir tête au président d’Indre-et-Loire : le maire de Ligueil, Michel Guignaudeau. À 78 ans, ce proviseur de lycée à la retraite est un vieux routier de la politique et sait actionner ses réseaux. Il a accepté de dévoiler à XXI les preuves du lobbying intense qu’il a effectué main dans la main avec Âges et vie. Dans l’épais dossier posé sur la table de réunion de son bureau, des courriers adressés à un député, un sénateur, à l’association des maires ruraux, à une vice-présidente du département et à plusieurs de ses conseillers. Grand homme à la stature imposante, le maire de Ligueil admet volontiers avoir fait « la liaison entre le président [du département, ndlr] et Âges et vie ».
Pressés de toutes parts par des maires comme Michel Guignaudeau, de nombreux départements semblent pris entre le marteau et l’enclume. Et parfois, les digues craquent. Comme en Saône-et-Loire, où la préfecture, alertée par le département, a pourtant saisi le procureur de la République pour suspicions de maltraitance et pratiques trompeuses. Depuis, le préfet a changé. Sollicité par XXI, le tribunal de Besançon, vers lequel la procédure a été dirigée, n’a par ailleurs pas répondu. Face à cette inertie et craignant une procédure judiciaire de la part d’Âges et vie, André Accary, le président de Saône-et-Loire, a finalement accordé en 2023 un agrément aux Saad de six colocations supplémentaires.
Jean-Gérard Paumier n’est plus inquiet
Qu’en est-il du président de l’Indre-et-Loire qui avait jugé utile d’alerter le gouvernement ? Jean-Gérard Paumier n’est apparemment plus inquiet « pour la sécurité physique et le bien-être » des personnes accueillies dans ces colocations. Depuis son courrier, il a été élu sénateur en septembre 2023. Juste avant de démissionner de la présidence du département, celui qui était l’un des plus farouches pourfendeurs d’Âges et vie a signé un arrêté autorisant les Saad de quatre colocations de la filiale de Clariane, dont celle de Ligueil.
Répondant à la sollicitation de XXI, il justifie par mail l’évolution de sa position, la reliant « aux évolutions d’Âges et vie, que la position ferme du département dans ce dossier a conduit, avec la nouvelle gouvernance de cette structure, à aller ensuite dans le sens voulu par le département dans l’intérêt des résidents ». Et il ajoute : « Le ministère de l’autonomie n’a pas à ce jour répondu à mon courrier d’alerte remontant au début de ce dossier. »
Un départ « en bonne intelligence »
Le 6 décembre dernier, le nouveau siège d’Âges et vie situé à Chalezeule, à l’est de Besançon, est inauguré. L’entreprise, en pleine croissance, accueille désormais dans un grand bâtiment de la taille d’un entrepôt 130 collaborateurs, tandis que dix-neuf employés supplémentaires devraient les rejoindre prochainement. Mais ce jour-là, trois hommes manquent à l’appel : les fondateurs.
Six mois auparavant, Simon Vouillot a annoncé officiellement son départ sur le réseau LinkedIn. Sophie Boissard, la directrice générale de Korian, poste alors ce message : « Cher Simon, bravo et merci pour tout ce que vous avez accompli. Vous avez été des précurseurs et des bâtisseurs. Âges et vie est une formidable aventure. Vous pouvez compter sur nous pour poursuivre dans la voie que vous avez ouverte il y a quinze ans, avec le même enthousiasme et le même attachement à notre mission. »
Interrogé par XXI, le groupe affirme que « leur départ décidé en bonne intelligence avec les instances dirigeantes du groupe Clariane, s’est fait conformément à l’accord qui liait les fondateurs au groupe ». Mais un mail de ce même groupe adressé à un département le 2 mai 2024 dit exactement le contraire et confirme nos informations selon lesquelles les fondateurs ont été enjoints de quitter leurs fonctions. Il y est écrit que « Clariane a décidé de se séparer en mai 2023 des trois fondateurs dont l’activité ne correspondait plus ni à ses directives ni à ses valeurs ».
Un château et un golf pour les fondateurs
Alors que l’un s’est offert un château du XVIIIe siècle et qu’un autre a jeté son dévolu sur un golf, les trois fondateurs laissent derrière eux un champ miné. Des dizaines de communes ont actuellement lancé des projets sans l’agrément départemental. D’autres ont dû tout stopper net alors qu’elles avaient réservé un terrain, signé un permis de construire, réalisé des travaux d’aménagement. Combien subissent à l’heure actuelle le même sort que Saint-Sylvestre-sur-Lot, à savoir une colocation achevée sur leur commune mais aux volets obstinément clos, faute d’agrément ? Âges et vie n’a pas répondu sur ce point. Selon notre décompte, au moins neuf collectivités se trouvent dans ce cas. Enfin, les publicités et la facturation faites aux familles ont entraîné une enquête de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).
Quant au maire de Saint-Sylvestre-sur-Lot, il a fini par être rappelé par la nouvelle directrice générale d’Âges et vie en personne, Catherine Jeantet Hêtre : « Elle étudierait une autre formule, un système dérogatoire. Ce sont des choses que je ne maîtrise pas du tout. Je pars du principe qu’ils vont mettre tout en œuvre pour que la colocation ouvre. Parce que, si ça fait tache d’huile, si le groupe Âges et vie commence à avoir mauvaise réputation, les gens ne vont plus vouloir s’y rendre ! »
Selon des sources concordantes, Âges et vie tenterait de trouver des solutions pour faire fonctionner ses colocations dans les départements où l’autorisation n’a pas été obtenue : en sollicitant une extension d’autorisations déjà existantes, ou en demandant le changement de statut de leurs colocations pour en faire des « résidences services seniors », auxquelles l’agrément est accordé automatiquement dès lors que le cahier des charges est respecté. Plusieurs rencontres auraient eu lieu entre Âges et vie et le ministère des solidarités, qui aurait donné son aval. Sollicité, ce dernier nous a renvoyé vers la ministre déléguée chargée des personnes âgées, qui n’a pas donné suite.