Couvert de zelionka, Alexeï Navalny se regarde dans le miroir avec effarement. Un inconnu lui a aspergé le visage de cet antiseptique corrosif lors de l’inauguration d’un local pour sa campagne présidentielle le 20 mars 2017, à Barnaoul, en Sibérie. Ce portrait s’intègre dans une longue série prise par le photojournaliste russe Evgeny Feldman, qui a suivi l’opposant de Poutine pendant plus de dix ans. « C’était une étape logique de mon travail. La grande majorité des médias russes sont contrôlés par le gouvernement ; ils ont ignoré cet important mouvement d’opposition. J’ai considéré qu’il était de mon devoir de documenter l’activisme de Navalny. »
Au fil de son travail, le photographe, aujourd’hui âgé de 32 ans, a appris à connaître personnellement l’opposant de quinze ans son aîné. La question de l’objectivité de son regard s’est vite posée : « J’ai dû prendre un peu de distance avec Navalny, pour rester neutre dans la couverture de son histoire. Nous étions en désaccord pendant des années à ce sujet : il était persuadé que les journalistes russes indépendants devaient être beaucoup plus agressifs et directs, qu’ils devaient accuser Poutine pour ses crimes. »
Suivis par des agents du FSB
Dans les situations les plus périlleuses, comme cette attaque au zelionka, Evgeny Feldman est entièrement voué à sa mission : « Dans le feu de l’action, j’essaie simplement de sauver mon appareil photo, et j’immortalise les événements. » Au cours des mois où Navalny se déplaçait dans le cadre de sa campagne présidentielle, Evgeny a lui-même été menacé : « Nous avons appris qu’au même moment de véritables assassins nous suivaient. » Les agents du FSB – Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie – qui ont empoisonné Navalny en 2020 n’ont pas quitté d’une semelle son équipe pendant toute l’année 2017, en attente d’un ordre. « Cette idée me fait vraiment peur. À l’époque, je n’avais pas conscience du danger. »
Très affecté par le décès d’Alexeï Navalny, le 16 février 2024, dans une prison reculée de l’Arctique où il purgeait une peine de dix-neuf ans pour « extrémisme », Evgeny Feldman considère son travail, non pas comme un outil politique mais comme « un acte de journalisme ». « Nous devons documenter la réalité, et c’est ensuite au tour de la société de réagir. Pour créer une archive objective, nous devons nous dépouiller de notre colère et de nos autres émotions. »