Avaries en série à Paimpol

Écrit par Robin Bouctot Illustré par Xavier Lissillour
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Avaries en série à Paimpol
Trompe-la-mort cherche mentor
Épisode 1
Trompe-la-mort cherche mentor
(1/3) La rocambolesque épopée d’un aventurier idéaliste, guide de montagne devenu pirate des mers à l’assaut des calottes polaires.
Trouille bleue sur le continent blanc
Épisode 2
Trouille bleue sur le continent blanc
(2/3) Aux Malouines, Jean découvre que le mythique navigateur Jérôme Poncet n’est pas mort. Ensemble, ils vont monter une expédition.
Avaries en série à Paimpol
Épisode 3
Avaries en série à Paimpol
(3/3) Après ses adieux à Jérôme, Jean se lance dans un nouveau projet fou : racheter un voilier et explorer des zones polaires inexplorées.
En cours de lecture
Après ses adieux avec le marin de légende Jérôme Poncet, Jean se lance dans un nouveau projet fou : racheter un deux-mâts à un mafieux hispano-américain et partir à l’assaut des dernières zones polaires inexplorées. Mais les avaries à bord se succèdent et les dettes s’accumulent.

15 février 2023, quelque part en mer du Nord. Rafales de quarante nœuds. La houle continue à grossir. Tout ce qui n’est pas solidement amarré vole d’un bout à l’autre du voilier. Le plancher gronde, les vagues se fracassent contre la coque et le bateau craque de partout. Nous avons quitté Paimpol il y a une semaine. Il fait nuit. Gabriel, éclairé, par la loupiote rouge de sa frontale, prend son quart, les yeux tirés. Nous sommes quatre à bord, hors du monde et du temps. Personne n’a réussi à dormir depuis quarante-huit heures. Au loin, une plate-forme pétrolière, énorme, brille de milliers de feux.

Bodø et l’archipel norvégien des Lofoten sont à plus ou moins trois jours de route. Gabriel lance une sonate de Bach sur sa petite enceinte. Plus jeune, le marin rêvait de Patagonie, de fjords et de banquise. Pendant des années, il a postulé auprès de tous les voiliers de navigation polaire, « comme second ou même pour éplucher des patates ». Finalement, il a entendu parler de Kamak, qui transporte des touristes fortunés amateurs de ski et d’alpinisme entre le Spitzberg, l’Islande et les coins les plus reculés de l’Arctique. Il a envoyé un message au propriétaire, Jean Bouchet. « OK, j’ai besoin d’un capitaine », lui a répondu l’alpiniste. Et tant pis si Gabriel ne connaît rien du Groenland ni de la navigation dans le Grand Nord. Aux yeux de Jean, ce sont les rêves et l’état d’esprit qui comptent.

Le second capitaine était boulanger

« Il m’a présenté le bateau comme quelque chose de différent, comme une aventure. Ben, on peut dire qu’il n’a pas menti ! » se marre Gabriel, à la limite de l’exaspération. L’organisation chaotique de son patron, sa tendance à inviter le premier venu à bord – « Un jour, il m’a présenté un gars comme second. Le type était boulanger, mais il le trouvait sympa et hyper-débrouillard. Typique Jean ! » –, et la succession de pannes et déboires qui s’abattent sur le voilier sans la moindre accalmie ont crispé leur relation. « Il y a des tensions. Jean est un rêveur, et je trouve ça formidable. Mais à côté de ça, il fait plein de choses de travers sans prévenir. Nous, derrière, on se retrouve dans des situations pas possibles. Regarde, toi ! Il t’a filé les clés du bateau sans te connaître ni nous en parler. Mais qui fait ça ? Ça aurait pu très mal se passer. »

Kamak, deux-mâts bleu nuit de 25 mètres, est sorti des chantiers navals dans les années 1980, dessiné par un riche américain désireux d’explorer les côtes de l’Alaska et de tenter le passage du Nord-Ouest. Après bien des histoires, le navire s’est finalement retrouvé entre les mains d’un mafieux hispano-américain qui l’utilisait entre les Antilles et l’Espagne, tantôt pour faire passer de la drogue, tantôt pour frimer dans les îles. C’est lui qui a décidé de refaire les salles de bain en marbre, d’ajouter des moulures en bois précieux et de mettre du clinquant partout, au détriment de tout bon sens marin. Jusqu’à ce que Jean, courant les ports à la recherche d’un voilier assez solide pour descendre naviguer au milieu des icebergs, tombe dessus. Et décide de l’acheter.

À l’assaut des zones blanches

En rentrant à Chamonix après les adieux de Jérôme, à l’automne 2016, Jean a envoyé un message à quelques dizaines de clients fidèles qu’il emmène en montagne depuis des années. Le guide leur a demandé de participer au financement d’un voilier d’expédition polaire. Il a un projet fou, leur écrit-il. Encore un. Acheter un bateau pour explorer les quelques zones blanches qui restent encore sur les cartes, gravir les sommets les plus reculés qui ne sont accessibles que par la mer et imaginer des aventures jamais conçues. Il ne leur parle pas de Jérôme ni de la raison profonde de son appel. Quelques jours plus tard, il a 41 promesses de dons et une cagnotte de 650 000 euros. En 2017, il achète le bateau du mafieux et le baptise : Kamak. « Camarade » en langue inuit, croit-il savoir. Finalement, c’est « l’homme en colère », apprendra-t-il en débarquant au Groenland, constatant que les habitants lui lancent des regards noirs.

« J’ai monté tout ça complètement de travers. Je n’y connais rien au business, je suis une catastrophe pour l’organisation. Mais je pensais que les difficultés du bateau ne seraient rien comparées à toutes les souffrances physiques, tous les drames et les cauchemars que j’avais vécus en montagne. Finalement, c’est peut-être pire », confie-t-il début janvier 2024 dans les rues de Chamonix, pleines de vacanciers et de 4 x 4. « Cette ville, c’est l’incarnation du pire du business de la montagne. » Le redoux transforme la neige en bouillasse grise. Il pleuviote. Jean porte une doudoune orange fluo et de grosses chaussures de randonnée. Il pousse la porte de l’Ensa, la célèbre École nationale de ski et d’alpinisme, passage obligatoire de tous les guides de haute montagne, où il s’est formé il y a trente ans.

Elsa évite le sujet « Kamak ». « C’est devenu un tabou dans la famille », chuchote Jean entre les rayons de la bibliothèque.

L’établissement est quasi désert, mais la bibliothèque est ouverte. Derrière l’ordinateur, sa compagne, Elsa, y officie comme responsable du centre de documentation « le plus fourni du monde en topoguides et littérature de montagne ». Elle veille sur une collection prodigieuse de récits d’Edmund Hillary, Élisabeth Revol, Jon Krakauer et de mille autres aventuriers. Et elle évite le sujet Kamak. « C’est devenu un tabou dans la famille », chuchote Jean entre les rayons. Le grand voilier s’est glissé au milieu du couple et de leurs deux filles, avec ses belles promesses et, très vite, ses ennuis. Un déluge de catastrophes, qui a transformé le grand rêve en cauchemar. Au fil des problèmes, Jean a sombré, emportant ses proches avec lui.

Dès le début, il y a eu l’incendie ravageur en salle des machines, la perte du pavillon, l’hélice noyée au fond d’un fjord et une liste d’avaries impossible à dresser. Puis les dettes, énormes, les appels d’avocats, menaçants, les nuits d’angoisse, les dépressions… Trois ans après l’achat de Kamak, Jean était devenu un fantôme, incapable de parler, rongé par l’angoisse. Mais on ne peut pas fuir quand on a un bateau à plus d’un demi-million sur le dos, et Jean, soutenu par quelques fidèles, s’est accroché. « Quand j’étais au plus mal, je pensais à Jérôme. Je me disais qu’il fallait tenir, au moins pour finir l’histoire. »

« Un margoulin alcoolique »

Mais plus le temps passe, plus le projet prend l’eau. Noyé sous une tonne de galères, Jean se retrouve à embaucher des marins louches. L’an passé, « un margoulin complètement alcoolique qui voulait casser le marbre de la salle de bain pour le revendre au black » et un capitaine recruté avec un CV à moitié bidonné et qui s’est encastré dans le quai à Reykjavik. « Aujourd’hui, je ne sais pas si je l’aime ou si je le déteste, ce bateau, mais je n’aurais pas pu faire autrement. »

« “Kamak” est un monstre », lâche Elsa, qui tente de sortir le bateau de sa vie, tandis que Jean s’émerveille dans le salon de leur maison en tournant les pages d’un vieux bouquin relié en cuir sur des récits de naufrages au XVIIIe siècle. « J’en ai parlé à Jérôme par e-mail, le livre l’intéresse beaucoup. » Sa plus jeune fille, agacée, lui demande « d’arrêter avec Jérôme » et de sortir avec le chien pour la laisser travailler son morceau de piano. Il soupire, peine à suspendre son récit, et termine à la porte. « Elles me disent que le parallèle entre mon histoire et celle de Jérôme est absurde, que je suis juste un guide qui emmène des touristes pleins de fric skier dans le Nord, et que j’ai tout détruit pour faire ça. Mais ce n’est qu’une étape. Je suis sûr de ne pas me raconter des histoires. Nos chemins se suivent et sont liés. » La correspondance, intime et intense, avec son ami l’aide à tenir dans les moments de doutes, confesse-t-il.

Très récemment, il y a un homme, un capitaine, un vrai, qui vit dans une maison au milieu des bois, qui a dit oui en écoutant l’épopée du guide. Enfin. Un marin qui n’a rien à perdre, qui a soif du Sud et d’aventure. Et qui, il l’a assuré à Jean, est prêt à partir à la fin de l’année, même si tout n’est pas irréprochable à bord. « En pirate », avec un bateau pas complètement prêt, et quelques papiers manquants. Jean sourit en promenant son chien, le regard brillant. « Et tant pis si “Kamak” coule là-bas. »

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