Quand elles arrivaient à l’école, les nouvelles recrues de l’ENA ont longtemps eu droit à trois jours dans les Vosges, sur la colline du Bischenberg ou à la station de Ventron, en guise de séjour d’intégration. Logés dans les chambres confortables d’un complexe trois étoiles, les élèves partaient randonner, skier ou s’essayer au biathlon pour « apprendre à se connaître » et, à l’issue de longs débats pouvant durer toute une nuit, choisir le nom de leur promo.
Début 2024, la petite virée au vert s’est transformée en une immersion de trois semaines au camp militaire de Canjuers, dans le Var. Nom de code : S2C, pour « souveraineté, commandement, cohésion ». Au programme, descente en rappel, grimper de corde, raid en plein soleil, marche de nuit, lits de camp, bivouac et réveil avec montée des couleurs. « Il fallait sortir les élèves de leur zone de confort », se félicite Jean-Claude Doillon, une lueur de malice dans les yeux.
Stage commando
À 67 ans, l’ancien gymnaste est devenu l’un des piliers de l’école. Responsable du pôle des sports et de la santé pendant quinze ans, il a participé à la mise en musique de ce projet iconoclaste, élaboré par la direction de l’Institut national du service public (INSP) en collaboration avec l’état-major des armées. Un stage commando qui a laissé des traces parmi les premiers élèves à l’avoir testé. Certes, l’adversité a soudé la promotion, racontent des participants, mais elle en a aussi déstabilisé plus d’un.
« On sortait d’une année très intense de préparation au concours d’entrée. Notre état de forme n’était pas forcément au beau fixe », soupire une élève. Beaucoup confient ne pas s’être sentis dans leur élément. Si bien que la promotion suivante s’est vu proposer une préparation physique spécifique, en amont du S2C, sous la forme d’épreuves de « bootcamp », comme on dit dans les salles de sport : une suite d’obstacles façon parcours du combattant, mêlant squats, course rapide et air boxing. Le tout organisé sur les graviers de la cour de la commanderie Saint-Jean – le bâtiment principal de l’école, à Strasbourg –, sous les fenêtres de l’appartement de la directrice.
Endurance et sang-froid figurent parmi les nouveaux mantras de la formation des hauts fonctionnaires depuis que l’ENA, l’École nationale d’administration, créée en 1945, est devenue l’INSP, début 2022. Dans un contexte national marqué par des crises à répétition – climatiques, terroristes, diplomatiques – et un regain de tensions sur la scène internationale, l’école entend également inciter ses élèves à moins de compétition, plus d’entraide et de collaboration.
Notre-Dame et Gilets jaunes
C’est l’un des aspects de la réforme, en débat depuis des décennies et longtemps bloquée. Elle a fini par voir le jour sous la pression d’une opinion publique se montrant toujours plus défiante à l’égard des énarques. La promotion Paul-Émile-Victor, qui achève son cursus en fin d’année 2025, sera la première dans l’histoire de l’école à ne pas passer les épreuves du classement de sortie. En amont de ce bouleversement, l’enseignement du sport a fait sa petite révolution et démontré qu’une autre forme d’évaluation était non seulement possible, mais nécessaire.
Tout commence le 15 avril 2019 quand, à l’issue du grand débat organisé dans la foulée du mouvement des Gilets jaunes, le président de la République Emmanuel Macron prévoit de tenir une conférence de presse en fin de journée, avec annonces à la clef. Mais ce jour-là, le feu se propage dans la charpente de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris et c’est finalement avec plus d’une semaine de retard que la « suppression » de l’ENA est proclamée. À l’époque, la communication élyséenne orchestre cette décision comme une réponse, hautement symbolique, aux critiques émises par la « France des ronds-points » à l’endroit des élites politiques et administratives, supposément déconnectées des Français.

Deux ans plus tard, alors que la pandémie de covid sévit encore, Emmanuel Macron entérine le changement de nom de l’école, formalisé par l’ordonnance du 2 juin 2021. À défaut de « supprimer » l’ENA, le classement de sortie, lui, passe à la trappe, et la durée du cursus de dix-huit à vingt-quatre mois. Le maître-mot devient « le terrain ». Le programme est renforcé avec, aux côtés des enseignements habituels – écriture de la loi, évaluation des politiques publiques, déontologie… –, des mises en situation et des simulations d’attentats terroristes, de catastrophes climatiques ou encore de mouvements sociaux. Au menu des traditionnelles conférences à destination des élèves, un thème – la crise – revient de façon récurrente : « L’organisation de l’État face à la crise », « La communication de crise », « Le directeur de cabinet face à la crise »… Il faut plus que jamais être sur le qui-vive en permanence.
Au concours d’entrée, le sport pouvait faire la différence. Donc on essayait de s’entraîner. Mais nous étions décalés, voire ridicules.
Un ancien élève de l’ENA
Petit laboratoire facile à réformer, car ne suscitant pas de résistance, le sport a préparé les esprits à ces évolutions plus profondes. La mue était devenue urgente. « Quand je suis arrivé, les élèves devaient atteindre des objectifs mesurés par un chronomètre. Ça n’avait aucun sens ! Les profs d’EPS au collège ne procédaient plus comme ça depuis longtemps déjà… Résultat, il y avait beaucoup de blessures », se souvient Jean-Claude Doillon.
Un ancien élève, aujourd’hui âgé de 45 ans et directeur d’une institution culturelle, se rappelle, encore un brin traumatisé : « Au concours d’entrée, les places se jouant à quelques dixièmes de points, le sport pouvait faire la différence. Donc on essayait de s’entraîner régulièrement. Mais nous étions décalés, voire ridicules. Je me souviens d’une séance à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep) sous les yeux médusés de la sprinteuse Muriel Hurtis, qui courait juste à côté, et, devant nos piètres performances, se demandait visiblement qui nous étions et ce que nous faisions là. »
Prendre soin de sa santé mentale
Au début des années 2010, la directrice de l’époque, Nathalie Loiseau, valide le diagnostic : les épreuves de sport à l’ancienne sont retirées à l’entrée de l’école. « En échange, j’ai obtenu que le coefficient du sport soit multiplié par deux pendant le cursus et qu’un éventail beaucoup plus large d’activités sportives soit proposé », explique Jean-Claude Doillon, ancien doyen de la faculté des sports de Strasbourg. Depuis, les élèves doivent en pratiquer au moins deux – une individuelle et une collective – parmi dix-sept propositions, qui vont du volley à la natation, en passant par l’escrime et l’aviron, dans l’un des clubs de la métropole strasbourgeoise.
Jean-Claude Doillon insiste : il ne s’agit pas simplement de détente dans un agenda très chargé. La pratique du sport doit aider à la prise de décision et, surtout, inciter à prendre soin de sa santé mentale : ce dernier point « est une tendance de fond au sein de la société française, dont les énarques commencent à s’emparer. Nos élèves sont brillants, mais ils doivent apprendre à mieux tenir la pression et ne pas perdre leurs moyens face à l’imprévu. Mon rôle, c’est de les aider à garder les idées claires en toutes circonstances ».
Une pièce est aujourd’hui dédiée aux activités douces. Ambiance zen et cocooning à souhait.
Une apprentie énarque abonde : « À l’INSP, nous apprenons à être toujours disponibles, accepter toutes les missions. Nous inciter à une pratique sportive régulière est presque une injonction contradictoire. Et en même temps, il faut tendre vers une hygiène de vie la plus saine possible, ne serait-ce que pour tenir la distance, ne pas s’épuiser. »
Résultat : au sous-sol, sous la cour d’honneur de la commanderie Saint-Jean, alors que la salle de sport – entièrement rénovée à l’automne dernier – peuplée de vélos elliptiques, trampolines, sacs de boxe, rameurs et bancs de musculation, est en pleine effervescence, une pièce est aujourd’hui dédiée aux activités douces, yoga, sophrologie, méditation. Sur un parquet lustré, des tapis de sol sont disposés devant un miroir de la taille du mur du fond, traversé par une barre d’exercice. On y aperçoit le reflet d’enceintes flambant neuves et des stores couleur crème. L’ambiance est zen et cocooning à souhait.
Autre métamorphose, les activités sportives font l’objet d’un contrôle continu qui évalue non plus des performances, mais des compétences, comme la gestion des émotions, ou le sens du collectif. Car si l’ENA a été conçue comme une école d’application chargée de former des hauts fonctionnaires opérationnels et efficaces, l’INSP veut désormais aussi en faire des managers équilibrés, capables de travailler en équipe et de s’entraider. En somme, que les « bêtes à concours », biberonnées à la compétition, apprennent à mieux collaborer.
Immersion en milieu militaire
Pendant leur immersion en milieu militaire, les nouvelles recrues visitent la base navale de Toulon ou le centre de formation des armées du Cannet-des-Maures pour passer en revue les forces de sécurité et de secours mobilisables en période de paix comme de guerre : armée de terre, sécurité civile, pompiers, marine, aviation. « C’est une façon très concrète de montrer que, face à l’adversité, il est nécessaire d’être solidaires, de s’ouvrir à l’autre. Plus il y a une diversité de profils, plus le groupe est riche pour résoudre les problèmes », explique la directrice de l’INSP, Maryvonne Le Brignonen, chargée depuis début 2022 de mettre la réforme Macron sur les rails.
Elle-même ancienne élève de l’ENA au sein de la promotion Émile-Zola (2007-2009) – elle y a pratiqué la danse, même si le rameur, la marche rapide et la course à pied ont aujourd’hui sa préférence –, elle a quitté l’école avant que le sport n’y fasse sa mue. « Désormais, les activités sportives doivent permettre aux élèves de travailler non seulement le leadership, mais aussi le dépassement et la maîtrise de soi. Le bien-être des élèves est aussi devenu une question importante », poursuit-elle.

Comme sur le marché du travail
Assis à son bureau situé au deuxième étage de la commanderie, Jean-Claude Doillon rassemble quelques souvenirs, à l’aube de la retraite. Habillé d’un polo blanc floqué des anneaux olympiques de Paris 2024, il se remémore les difficultés rencontrées par certains élèves à l’approche des épreuves du concours de sortie : « Ma porte était toujours ouverte pour les accompagner dans cette période délicate, adapter leur pratique sportive ou discuter d’une baisse de moral. » L’ambiance devrait être plus détendue cette année. Le classement de sortie supprimé, une procédure dite d’appariement – en bon langage technocratique, « apparier » signifie « associer » – s’apprête à le supplanter dès cet automne.
Désormais, les administrations proposeront une liste de postes auxquels les élèves candidateront en fonction de leur profil, comme sur le marché du travail tel qu’il fonctionne dans le secteur privé. « C’est une petite révolution, estime Didier Meynier, chef du département des formations initiales de l’INSP. Nous accompagnons les élèves pour les aider à peaufiner leur dossier de candidature où figurent leurs compétences acquises à l’école. » Ces dernières – parmi lesquelles se trouvent « coopérer », « innover », « négocier » ou « incarner les valeurs de l’État et du service public » – sont évaluées selon quatre niveaux, de « non acquis » à « dépasse les attentes ».
Le classement de sortie était un jeu absurde. Une seule mauvaise note pouvait fortement handicaper les élèves pour leur future carrière.
Jean-Michel Eymeri-Douzans, auteur de La Fabrique des énarques
La disparition du classement de sortie s’accompagne d’une autre « petite révolution » : les énarques fraîchement diplômés ne peuvent plus intégrer directement un grand corps, comme le Conseil d’État ou la Cour des comptes. Une première expérience d’au moins deux ans dans l’administration est désormais obligatoire.
Le chemin fut long pour en arriver là. Depuis les années 1970, le classement de sortie et sa fameuse « botte » – pool de tête composé des quinze premiers destinés aux postes les plus convoités – font l’objet de vives critiques. « C’était un jeu absurde. Les élèves vivaient en permanence sous son empire, une seule mauvaise note pouvant fortement les handicaper pour leur future carrière », se souvient Jean-Michel Eymeri-Douzans, professeur de science politique et auteur de La Fabrique des énarques (Economica, 2001).
Hiérarchie invisible
« La hiérarchie invisible qui découlait du concours pouvait durer toute une carrière et en a traumatisé plus d’un », explique un énarque ayant officié au ministère du Travail à la sortie de l’école. Mais à chaque velléité de réforme, les grands corps de l’État se sont rebellés par crainte de ne plus pouvoir attirer les meilleures recrues. En 2008, quand Nicolas Sarkozy, alors président de la République, tente de supprimer le classement, ils « ont fait bloc pour que la mesure ne voie jamais le jour », se souvient Jean-Pierre Jouyet, haut fonctionnaire qui présidait à l’époque le comité sur la réforme de l’ENA.
Celui qui fut ensuite secrétaire général de l’Élysée fait amende honorable : « Sous François Hollande, nous n’avons pas réessayé de le supprimer et nous avons eu tort. » Il faut dire qu’intégrer un grand corps est devenu un tremplin confortable pour aller pantoufler dans le privé au lieu de servir l’État : ces postes garantissent une protection à vie, avec la possibilité d’en partir et d’y revenir à tout moment après un passage en entreprise.
Le spectre des logiques de cooptation
Mais au sein de la promotion Paul-Émile-Victor, les élèves s’interrogent sur la transparence du nouveau dispositif de sortie, ayant conscience d’essuyer les plâtres. Certains redoutent le retour de logiques de cooptation, telles qu’elles prévalaient dans la haute administration avant la création de l’école en 1945. « Le général de Gaulle avait voulu instaurer un système méritocratique, via un classement d’entrée et de sortie, pour casser l’entre-soi dans les corps, qui se cooptaient dans des cercles très restreints. Les élites administratives de l’époque, mal recrutées et mal formées, n’ont pas vu venir le second conflit mondial. La défaite de la France en 1940 fut d’abord celle de ses élites », rembobine l’historien Marc Olivier Baruch, spécialiste de l’histoire de la fonction publique sous le régime de Vichy.
« Le nouveau système de recrutement à la sortie de l’école est encore trop flou, estime pour sa part Jean-Pierre Jouyet. Les grands corps vont sans doute continuer à essayer d’intégrer les meilleurs éléments le plus tôt possible, en les repérant grâce aux professeurs ou aux maîtres de stage », prédit-il.
Les élèves ne choisissent plus en priorité le sport qui leur donnera la meilleure note possible.
Jean-Claude Doillon, ancien responsable du pôle des sports de l’ENA
Debout sur le bar d’un club de sport de la banlieue strasbourgeoise, Jean-Claude Doillon remercie les élèves internationaux de l’INSP, qui lèvent leur verre à son prochain départ à la retraite. Le responsable du pôle des sports passe la main au moment où l’école amorce un tournant. Pendant ses quinze années d’exercice, il a toujours entendu parler de réforme. Cette fois, il veut y croire : « Quand je suis arrivé, on reproduisait les mêmes schémas à chaque rentrée. Ces dernières années, l’école s’est profondément remise en question. » De premiers effets se font sentir : « Depuis la suppression du classement de sortie, les élèves ne choisissent plus en priorité le sport où ils sont les plus performants avec l’obsession d’obtenir la meilleure note possible. »
Ce qui se joue n’est rien moins que l’attractivité de l’INSP, alors que toute la fonction publique est confrontée à une pénurie de candidats et que la haute administration recrute de plus en plus à la sortie d’autres formations, comme les écoles de commerce de premier plan, type HEC ou Essec. « La place centrale réservée au sport fait pleinement partie de l’attractivité des meilleures universités anglo-saxonnes », note Jean-Claude Doillon, prêchant pour sa paroisse, même après son départ officiel à la retraite en décembre 2024. Également adjoint au maire de Truchtersheim, commune cossue de 4 000 âmes, surnommée « le petit Monaco » et située à une vingtaine de kilomètres de Strasbourg, il reste attaché à l’école et revient régulièrement y organiser visites et conférences. Si les changements à l’œuvre lui semblent conséquents, pour autant, il le sait : « Rien n’est acquis. »
