Le notaire qui sauvait les arbres

Écrit par Catherine de Coppet Illustré par Lou Zago
Édition de juin 2024
Le notaire qui sauvait les arbres
Le notaire Benoît Hartenstein est un pionnier. Grâce à lui, en 2020, une propriétaire a pu inclure dans ses dernières volontés la préservation de son vieux platane. Une première en France. Cet amoureux des arbres œuvre, par le droit, à modifier notre regard sur le vivant.
Article à retrouver dans la revue XXI n°65, Sport & luxe
14 minutes de lecture
Témoignage autour du récit En Suède, déforestation n'est pas raison
☀️ L’été de XXI

Au cours de l’été 2024, XXI a choisi de donner la parole à cinq femmes et hommes au destin hors du commun.

Depuis environ cinq ans, j’achète avec ma femme des bouts de forêts autour de chez nous ou à côté de mon étude. En tant que notaire, je vois passer, dans les successions, des bois dont les gens veulent se débarrasser. Ce sont de petites parcelles, créées à l’origine pour que chaque famille puisse couper son bois de chauffage. Les plus grandes ne dépassent pas la moitié d’un hectare, elles n’intéressent pas grand monde. Je les achète pour les préserver, je n’y touche pas.

Tous les jours entre midi et deux, quelle que soit la météo, je me promène dans les parcelles qui sont près de mon bureau. J’ai l’impression que le bois dans lequel elles se trouvent s’est éclairé avec le temps, comme allégé ! J’ai la conviction intime que ces arbres ressentent mon intention de ne pas les couper. Au total, j’ai environ cinq hectares, répartis sur treize parcelles. Je ne dis jamais « mes bois », je ne peux pas me sentir propriétaire de ces hêtres ni de ces chênes qui ont parfois plus de 150 ans. J’en suis seulement responsable. J’ai déjà formalisé par testament leur protection à tous. C’est ma spécialité. Je suis à l’origine de plus d’une quinzaine de testaments incluant des arbres, dans toute la France.

Enfant, j’accompagnais mon père acheter du bois dans les scieries. J’étais surtout en contact avec les arbres morts finalement. 

J’ai grandi dans les années 1960, dans une petite agglomération en périphérie de Metz. J’étais entouré de bois : mon père est menuisier, mon grand-père l’était, mon arrière-grand-père était bûcheron et mon arrière-arrière-grand-père, tonnelier-charron [métier associant le travail du bois et du métal, NDLR]. Je garde le souvenir fort de mon grand-père, qui fabriquait des tables, des rampes, des portes – souvent sculptées, avec de la ferronnerie. Il ne jetait rien, donnait une seconde vie à tout. Mon père, lui, façonnait des meubles lorrains : des buffets, des armoires… L’entreprise de mes parents était juste à côté de la maison de mon grand-père. L’odeur de l’atelier, des copeaux de bois et de la sciure m’est restée. Comme je n’avais pas de compétences manuelles, j’ai été mis à l’écart de ce métier. On n’avait pas beaucoup le goût de la transmission à l’époque. Mais j’accompagnais régulièrement mon père dans les Vosges acheter du bois dans les scieries. Je me souviens des grumes [les troncs coupés, NDLR] jonchant le bord des routes… Enfant, j’étais surtout en contact avec les arbres morts finalement.

J’ai cependant assez vite perçu le fait que les arbres, ce n’est pas que du bois. Ce sont des êtres vivants comme vous et moi. L’affirmer, c’est faire le grand écart avec ma profession et le cadre de ma formation : le droit français, issu du droit romain, selon lequel les êtres vivants non humains sont considérés comme de simples objets. Autrement dit, un arbre équivaut à un poteau. Ce qui crée un biais dans nos comportements : un pommier ou un acacia sont réduits à une simple chose appropriable, à notre disposition.

Ce grand écart, cette liberté, je les ai assumés progressivement depuis que j’ai commencé à exercer en 2003. En Alsace-Moselle, les charges notariales ne s’achètent pas, elles appartiennent à l’État et on les obtient au mérite. C’est une spécificité du droit local. Les aspirants notaires doivent obtenir les mêmes diplômes qu’en « vieille France », comme on dit chez nous pour désigner le reste du pays. Mais ici, il faut passer ensuite un concours spécifique. Il y a cinq ou six places par an, c’est très difficile. J’ai été reçu en 1998, et j’ai commencé comme stagiaire avant d’être nommé à l’étude de Metzervisse, à quelques kilomètres de Thionville. J’ai fait du droit pour changer le monde, mais quand on est jeune, on a parfois l’impression qu’on n’a pas les moyens d’agir. C’était mon cas. Une fois installé, c’est autre chose, on peut aller plus loin. Ça a mûri doucement.

Un film déclencheur

Le déclic est venu en 2017, lorsque j’ai vu L’Intelligence des arbres, réalisé par Julia Dordel et Guido Tölke. Ce documentaire met en scène le forestier allemand Peter Wohlleben, auteur du best-seller La Vie secrète des arbres, qui a révélé au grand public leur système de communication. C’est à ce moment-là, grâce à ce film pédagogique, que mon regard a vraiment changé.

Je suis en faveur de la participation, j’aime la co-construction, l’intelligence collective, le forum romain où l’on débat. C’est ce que j’ai essayé de défendre à mon échelle, en parallèle de mon activité dans un premier temps. J’ai créé une association pour être l’interlocuteur de Jupiter Films, le distributeur du documentaire qui cherchait des relais locaux pour le promouvoir. C’est ainsi que La Voix de l’arbre a vu le jour, avec un noyau dur de sept personnes, comme le veut le droit alsacien. Ma femme – ma meilleure associée, comme j’aime à dire – en fait partie, ainsi que mon beau-frère. Nous avons organisé des projections du film dans des cinémas et des établissements scolaires. Depuis 2017, plus de 5 000 personnes l’ont vu en Moselle. C’est énorme !

Ça m’a plu et, grâce aux réseaux sociaux, je me suis rapproché du CAUE 77, le Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement de Seine-et-Marne, très actif sur le front de la protection des arbres hors forêts. Je me suis rendu en 2018 à leurs Arborencontres, qui ont réuni 200 personnes. L’objectif était de réfléchir à la manière de faire évoluer la loi pour mieux protéger les arbres. J’ai pris la parole et, chemin faisant, des liens se sont créés. J’ai adhéré à leur association.

Puis en 2019, j’ai assisté, à l’Assemblée nationale, à un colloque organisé par l’association A.R.B.R.E.S – depuis, je suis leur co-correspondant pour la Moselle. La Déclaration des droits de l’arbre a été symboliquement proclamée lors de cette réunion. C’était fort ! Ce texte, écrit par des juristes, des forestiers et des biologistes, a eu un grand écho national. Des centaines de communes en sont désormais signataires, dont environ une douzaine en Moselle. Ces différentes démarches m’ont amené à participer au groupe de réflexion du CAUE 77 et de l’association A.R.B.R.E.S visant à rédiger une loi pour protéger les arbres champêtres ou d’agrément. Les arbres forestiers et fruitiers sont au cœur d’intérêts économiques trop importants, ce serait trop difficile de faire bouger les lignes sur ce terrain-là. Nous avons travaillé pendant cinq ans pour aboutir à un premier texte, à coups d’e-mails et après moult échanges à distance. Maintenant je laisse ceux qui s’y connaissent le plus en politique prendre le relais, pour espérer arriver à une véritable loi.

Un monsieur à la retraite avait planté des cyprès. Quand il a vendu sa propriété, il a imposé à ses acquéreurs de conserver cette allée.

C’est aussi en 2019 que tout s’est accéléré, lorsque je suis tombé sur un arrêt de la Cour de cassation relatif à la protection des arbres d’une propriété, dans le cadre d’un contentieux dans les Pyrénées-Orientales. Il s’agissait d’un monsieur à la retraite qui avait planté des cyprès avec son père en bordure des deux terrains situés devant leur maison. Une barrière naturelle contre le vent. Quand il a vendu la propriété, il a imposé à ses acquéreurs de conserver cette allée, en ajoutant une clause dans l’acte de vente à ce sujet. Les acheteurs l’ont acceptée devant notaire mais, en toute déloyauté, ils ont abattu les arbres peu de temps après et demandé en justice l’annulation de la clause. L’arrêt de la Cour de cassation leur a donné tort et leur a imposé de replanter des cyprès. En validant ce texte, la Cour l’a du même coup rendu public. C’est pour ainsi dire tombé du ciel pour moi.

La fameuse clause protège en effet l’arbre toute sa vie durant, tant qu’il ne présente pas de danger. Grâce à elle, chacun peut agir sur son terrain, via les actes de vente. Nous ne sommes plus impuissants et désemparés pour protéger la nature. J’ai contacté l’ancien propriétaire des cyprès. Il m’a envoyé des photos de ses arbres et des faucons crécerelles qui y nichaient. J’ai été frappé par la magnificence de ces géants. Nous sommes restés en lien.

Et, depuis, j’ai à cœur d’évoquer systématiquement cette possibilité d’inscrire les arbres dans les actes de vente, auprès des vendeurs, bien sûr, mais aussi des agents immobiliers. J’ai ainsi convaincu une cinquantaine d’agences de ma région d’évoquer avec leurs clients cette possibilité lorsqu’ils signent un mandat de vente, en intégrant l’arbre dans la fiche technique. Je reste sur le terrain juridique : donner une valeur marchande à une cuisine équipée, par exemple, permet de faire baisser les frais de notaire parce que le vendeur peut en déduire le prix de la valeur du bien. Ça n’a pas grand sens. Donner une valeur aux arbres du terrain, ne serait-ce qu’en les mentionnant, a plus d’intérêt pour les vendeurs, cela valorise leur bien ! La mention des arbres dans l’acte n’est pas contraignante, elle a seulement une dimension morale, mais ceux qui souhaitent aller plus loin peuvent ajouter une clause de protection.

Pour un chêne centenaire

Cette jurisprudence de 2019 m’a ouvert d’autres pistes. En 2020, j’ai ainsi été contacté par un élagueur de ma région, Rémi Letort, qui souhaitait aider une dame à protéger, après sa mort, un vieux platane de son jardin. J’ai eu l’idée de transposer la clause dans son testament, en m’appuyant sur l’arrêt de la Cour de cassation. Nous avons été, tous les trois, à l’origine de la protection des arbres par testament. Une première en France.

J’ai vu ce platane, il est vraiment impressionnant. Nous, notaires, nous avons du mal à sortir de notre étude, nous sommes très pris. Mais parfois j’ai la chance de me trouver au contact des arbres que je concours à défendre. À l’instar du chêne d’une voisine, qui préside Hêtre Vie Vent, une association de protection de la nature. Cette dame m’a demandé de rédiger son testament en incluant la protection de cet arbre centenaire. Il ne se distingue pas spécialement dans le paysage environnant, mais il est splendide.

Une fois, un costaud de la campagne s’est ouvert à moi. Grâce au végétal, les gens se dévoilent, cela humanise mon métier.

Dans ma salle d’attente, j’ai accroché beaucoup de très belles photos d’arbres. Elles parlent plus efficacement que dix mille mots. Une fois, ces clichés ont fait sortir de sa réserve un agriculteur qui avait rendez-vous avec moi. Il m’a dit : « Quand je déprime, je descends de mon tracteur, et je vais dans la forêt. » Ce costaud de la campagne s’est ouvert à moi. Grâce au végétal, les gens se dévoilent, cela humanise mon métier de notaire. Plus récemment, j’ai découvert grâce à un ami le principe des cimetières forestiers, qui consiste à sacraliser un terrain arboré pour y enterrer, au pied des arbres, les cendres des défunts. La pratique est assez répandue chez nos voisins allemands.

Quand la maire de Kédange-sur-Canner est passée par mon étude pour acheter deux hectares afin d’augmenter la capacité du cimetière communal, je lui ai parlé de cette possibilité. Elle a été convaincue et a décidé de planter chênes, tilleuls et merisiers sur ce qui était jusqu’alors un pré. L’initiative a rencontré un franc succès : sur les 320 places disponibles, la maire a déjà reçu plus d’une trentaine de demandes. Le premier cimetière forestier de la région Grand Est a ainsi ouvert à la Toussaint 2023. La maire d’une autre commune, Audun-le-Tiche, souhaite désormais faire la même chose. J’adore quand les convictions font tache d’huile, je me retrouve complètement dans ce processus. Cette histoire de cimetière a d’ailleurs inspiré une de mes clientes : cette dame, âgée et malade, veut se faire inhumer sur un de ses terrains agricoles. Si elle n’obtient pas l’autorisation du préfet, comme l’exige la loi, elle aimerait que ses descendants enterrent ses cendres sur ce terrain, et en fassent une petite forêt.

Je souhaiterais que d’autres notaires s’y mettent. En Moselle, je suis en lien avec pas mal de confrères et consœurs, et j’essaie de toucher plus largement en diffusant mes idées. J’ai ainsi participé à une demi-journée au Conseil supérieur du notariat, et publié récemment un article dans la revue juridique Defrénois. J’interviens aussi auprès des étudiants en droit à l’université de Lorraine, grâce à un professeur réceptif à mon engagement. Je suis enfin en train de travailler à un guide de protection des arbres, avec l’avocate Marine Yzquierdo, membre de Notre affaire à tous [association de défense du climat par le droit, NDLR]. Je ne suis qu’un maillon de la chaîne, je m’agrège à d’autres juristes engagés. J’aime bien faire le parallèle avec le réseau mycorhizien, celui des champignons dont les filaments quadrillent le sous-sol. On se stimule, ça avance. Le plus long, c’est de prendre racine.

Récemment, mon père a coupé un cerisier mourant. Je ne comprends pas ce geste. Il y a plein de vie dans un arbre condamné. 

Récemment, j’ai été contacté par le maire d’une commune des Yvelines, à qui un conseiller municipal a parlé de moi. Ces élus veulent préserver les quelques hectares de forêt dont la ville est propriétaire. C’est possible en passant par une obligation réelle environnementale (ORE), un dispositif foncier qui permet de protéger un espace naturel pendant 99 ans, à condition de trouver une association qui garantit cette mesure. Le maire de la commune a eu l’idée de faire parrainer les arbres de ce bois par les enfants de l’école maternelle. Leurs noms seront annexés à l’acte. C’est assez émouvant de penser que leurs descendants pourront découvrir que leurs ancêtres ont été associés à cette démarche.

Récemment, mon père a coupé, dans son jardin, un cerisier qui était en train de mourir. Je ne comprends pas ce geste. Il y a encore plein de vie dans un arbre condamné. J’ai promis à mes deux fils que nous en replanterions un autre. Ils sont très sensibles à cette question. L’aîné, qui fait des études d’ingénieur agronome, a failli perdre la vie dans un ravin lorsqu’il était enfant. On randonnait en famille et il a glissé. Il a été sauvé, car son pied est resté accroché… à un arbre.

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